Si le choc pétrolier de 1974 a sonné le glas de la période, dite faste, des "trente glorieuses" 1 , caractérisée par un développement économique sans précédent, et nous a fait entrer dans une crise, d'abord définie comme conjoncturelle, puis structurelle, aujourd'hui tout le monde s'accorde à dire que notre société connaît, depuis quelque vingt ans, plus qu'une révolution industrielle, une véritable mutation 2 : "Nous ne sommes pas en face d'une troisième révolution industrielle mais au début d'une mutation comparable au passage du paléolithique (cueillette, chasse) au néolithique (agriculture, élevage)". 3 Cette affirmation pourrait illustrer de façon percutante l'ampleur de ces bouleversements économiques dus, certes, aux avancées technologiques et scientifiques, et notamment au déploiement des sciences de l'information, qui ont engendré, à l'échelle planétaire, de nouveaux modes de production, de commercialisation, d'organisation du travail, de circulation monétaire et financière. Mais avancer le terme de mutation, c'est mettre l'accent sur un processus qui touche l'ensemble de la communauté humaine à une époque donnée, suscitant de profondes inquiétudes existentielles ainsi qu'un véritable malaise sociétaire, même si on peut sourire des explications de certains, qui, séduits par un mysticisme racoleur, pour les optimistes voient dans ces profonds bouleversements l'avènement d'une nouvelle ère et, pour les pessimistes, annoncent pour ce nouveau millénaire des évènements apocalyptiques.
De nombreux observateurs ont analysé les répercussions sociales, économiques et culturelles de cette révolution post-industrielle qui, telle une lame de fond, fait craquer les fondations de notre société, attaque le cœur de l'activité humaine, transformant le contenu et la valeur du travail, déchire le tissu social, laissant sur son passage la précarité, le chômage, l'exclusion professionnelle et sociale, la pauvreté, et appelle nos responsables politiques à la mobilisation face au danger d'un affaiblissement de la démocratie. Certains, forts de prévisions alarmantes 4 , annoncent la fin du travail 5 , d'autres s'arc-boutant sur cette "nécessité existentielle" 6 pour l'homme, tentent d'envisager d'autres normes au travail salarié et préconisent un nouveau type de contrat d'activité pour tous 7 . Si le système "travail-emploi" est ébranlé, l'économie de marché est fortement questionnée et un grand nombre de voix s'élève pour proposer une économie au service de la personne.
Dans le même temps, après la tempête de Mai 1968, qui a fait vaciller les certitudes et a profondément modifié les modes de vie et de pensée, un autre type de déferlante, d'ordre culturel, s'est abattu sur nos sociétés occidentales. Roger-Pol Droit évoque, en terme de "mue" 8 , ce bouleversement dans l'histoire de la pensée. En effet, la “démarxisation“ des intellectuels français, phénomène majeur des années 75/80 symbolisé politiquement, quelques années plus tard, par l'effondrement du mur de Berlin, s'est accompagnée de l'affaiblissement de certains courants de pensée jusqu'alors dominants, à l’instar du structuralisme ou de l’existentialisme par exemple, au profit d'un retour en force de la phénoménologie, auquel s'est ajouté le dévoilement de philosophes de la relation et de la responsabilité, comme Emmanuel Lévinas ou Paul Ricœur, contemporains des précédents mais venus en dernière heure sur la scène publique. Cette révolution plus silencieuse de la pensée qui annonce "une période particulièrement féconde, diverse et prometteuse, de création philosophique 9 , irrigue les pratiques sociales et traverse les modes de vie, personnels, familiaux et collectifs, marqués par le renforcement de l'individualisme et de la responsabilité individuelle, mais aussi par un plus grand isolement des personnes et un délitement du "vivre ensemble". Malgré la reprise économique récente, qui ouvre à nouveau les portes du travail à un certain nombre de demandeurs d’emploi, le phénomène de l'exclusion, "de moins en moins installé aux marges de la société" 10 , s'est banalisé et "la spirale de la précarité" 11 reste à la portée de tous : « La reprise économique ne dissolvera pas mécaniquement les poches de misère logées dans le corps social. Plus grave même, proclament certains, elle risque d’aggraver la situation des laissés-pour-compte » 12 . En effet, un des effets paradoxaux de l’embellie économique se manifeste déjà fortement : on prévoit que l’accélération de la croissance entraînera un accroissement des inégalités et du nombre de personnes en situation précaire 13 . Le concept d'exclu n’est donc plus réservé à une catégorie sociale bien définie, désignée aussi "quart-monde", avec ses cohortes de "sans travail", de "sans domicile", de "sans papiers". La banalisation dans les consciences de cet “enfermement dehors“, selon l'étymologie du mot, de ce processus réducteur et dégradant de mise à l'écart sociale, dont la fin est l’anéantissement existentiel, n’en traduit pas moins le désarroi et l'angoisse de nos concitoyens face à une société qui semble se dérober, tant elle est devenue instable et mouvante.
Notre monde serait entré dans une ère de “mutance”, selon l'expression de René Macaire, qui a perçu ces bouleversements non pas comme le surgissement d'un chaos mais, de façon plus optimiste, comme l'avènement d'un engendrement, d'une croissance de l'humanité:“Pourquoi ce mot nouveau ? C’est qu’il n’existe pas en français un terme qui désigne l’unité du dynamisme que, selon nous, l’homme est désormais appelé à vivre : unité de la croissance en intériorité de chacun et de l’innovation sociétaire à laquelle il est invité par cette croissance même”. 14 À la différence du terme de mutation, qui désigne un changement global et brusque d’état, le néologisme « mutance » exprimerait un état permanent de transformation.C'est dans ce contexte que de plus en plus d’adultes sont amenés aujourd’hui à faire de nouveaux choix professionnels, à élaborer un projet en vue de se perfectionner, d'évoluer dans leur profession, d'entamer une deuxième carrière, de changer de métier, d’acquérir une nouvelle qualification, d'entrer en formation, de maintenir, de trouver, ou de créer leur emploi. Ce temps de l'orientation, réservé prioritairement à l’adolescence il y a à peine trois décennies, touche désormais tous les âges des générations actives. Or, du fait de la pénurie ou de la mutation des emplois, se déterminer pour une nouvelle étape de vie professionnelle est devenu une épreuve difficile, vécue pour certains dans l'angoisse d'une recherche d'emploi de plus en plus incertaine, pour d'autres avec le sentiment d'une perte irrémédiable et la culpabilité de n’avoir pu garder un univers de sécurité, pour d'autres encore dans la peur à l'approche d’un changement inéluctable. Cesbouleversements que notre société traverseatteignent les hommes et les femmes au cœur même de leur existence, de leur personne et de leur identité. C’est en crise qu’ils vivent cette situation nouvelle, crise due au travail non choisi et mal vécu, à l'impossibilité d'évoluer dans son emploi, au non-emploi et à la perte d’un statut social, crise personnelle, familiale et sociale. Face à la menace récurrente d’une marginalisation voire d’une exclusion du monde du travail, ces personnes vivent dans une insécurité et un doute existentiels sur la validité de leur propre vie :“A l’intérieur d’une même culture existe toujours un certain nombre de contradictions normalement assumées sans problème par les individus. Les crises d’identité surviennent lorsque les tensions créées par ces contradictions deviennent trop fortes et paralysent les actions en introduisant le doute permanent” 15 . Daniel Mandon souligne les conséquences politiques de ces changements : “Dans nos sociétés occidentales, l’accélération des changements renforce la précarité de l’équilibre identitaire, avive les tensions entre acteurs sociaux et favorise des conflits dont l’enjeu devient souvent politique” 16 . De plus, les enjeux de ces changements, économiques, politiques, sociaux et culturels, nous paraissent empreints d'une dimension éthique non négligeable.
L’orientation professionnelle, dont les pratiques se sont développées ces vingt-cinq dernières années en direction des adultes, ouvre un temps et un espace transitionnels, un entre-deux dans le déroulement d'une vie et dans le parcours personnel et professionnel. La tendance qui s’y dessine est à la répétition, que ce soit entre la formation initiale et l'emploi, entre l'emploi et la formation continue, entre l'exclusion et l'insertion professionnelle, entre le non-emploi et le retour à l'emploi. L'orientation professionnelle, située à la charnière entre des logiques individuelles et des intérêts collectifs, au carrefour de l'éducatif et de l'économique, a subi dans son histoire et dans son essor les aléas d'une pratique qui n'appartient pas à un domaine d'action spécifique, tantôt revendiquée par l'économie, tantôt tiraillée par l'éducation, tantôt abandonnée par les deux. Provoquée et bousculée par les mutations de notre société et les turbulences actuelles, elle est interrogée, remise en question tout autant dans ses méthodes et ses dispositifs que dans ses finalités. En effet, instituée il y a plus de 70 ans "dans un monde relativement déterminé avec une mission d'affectation sociale" 17 , dans sa recherche de réponses adaptées aux transformations socio-économiques, cette pratique, à l’entre-deux du social et de l’économique, aborde un tournant radical et, selon les termes de Sylvie Boursier, évolue vers "un nouveau paradigme" 18 , dont la dimension éducative se renforcerait. Il semble donc nécessaire, et la demande sociale se manifeste de plus en plus dans ce sens, de rétablir auprès des personnes malmenées par ces multiples turbulences un équilibre, une assurance, une confiance en soi, voire une solidité intérieure, parune démarche identitaire de nature éducative, valorisant l’expérience personnelle et professionnelle et qui pourrait se situer aux côtés des approches thérapeutiques et formatives, en lien avec la réalité socio-économique.
Enfin, la force symbolique des images que ce mot "orientation" suscite, nous a toujours interrogée. En effet, que serait cette action de chercher « l'Orient » pour l'homme ? Partir vers le lieu où le soleil se lève, où la lumière surgit de la nuit, chercher, en soi, ce lieu originel de naissance de l'humanité, qui fonde notre culture, trouver son être enfin ? Cette double référence de lumière et d'enracinement, contenue dans ce mot, associée à la dimension de l'action et de l'agir humain, pourrait constituer les points de départ de notre recherche sur une pratique d'orientation professionnelle mise en œuvre depuis plus de 20 ans. Et nous osons penser que celle-ci pourra contribuer à une nécessaire restauration de ce concept encore trop limité à la sphère des adolescents. En effet, engagée dès 1977 dans ce secteur de l'éducation des adultes et plus particulièrement de l'orientation professionnelle, très tôt nous avons eu conscience d’exercer une profession qui vivait elle-même une mutation, au cœur de la vie des personnes, et à la croisée de plusieurs disciplines, psychologique, philosophique, sociologique et économique. Nous avons suivi l’évolution d’une structure territoriale, passant d’un service d'information, SVP FORMATION 19 à une véritable entité d’orientation, la Maison de l'Information sur la Formation et l'Emploi de Savoie (MIFE), qui, après une expérimentation nationale de trois ans, fut pérennisée en 1987 par l'État 20 et participe actuellement à l'animation d'un réseau national de près de quarante structures territoriales 21 . Au travers de cette pratique professionnelle, nous nous sommes sentie invitée à poursuivre notre recherche sur l’orientation des adultes, thème qui bénéficie aujourd'hui d'un intérêt croissant, au vu des publications le concernant, et nous souhaitons apporter notre simple contribution à la réflexion qui s'est engagée. Dans cette tentative qui se situe dans la continuation d'une recherche-action, et consciente du périlleux exercice qui consiste à maintenir l'équilibre entre l'inéluctable implication et la nécessaire distanciation, nous essayerons de montrer la validité d'une approche globale, qui allie subjectivité et objectivité, tout en portant notre expérience "au niveau d'une expression académiquement habilitable". 22
Expression initiée par Jean Fourastié dans son livre Les trente glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975 (Hachette, 1976), où il analyse la spectaculaire croissance technologique et économique de l'après-guerre, pressentant déjà les bouleversements à venir.
Le terme de mutation, utilisé principalement dans le langage biologique, est apparu dans la sociologie au moment des bouleversements intervenus dans l’agriculture au cours des années 50 - rappelons que le secteur de l'agriculture a traversé une gigantesque restructuration et que le taux de la population active agricole française est tombé de 40 % après la guerre à 5% de nos jours - et à cette époque, on désignait du terme “mutants agricoles”, les agriculteurs contraints de se reconvertir.
Jacques ROBIN, Quand le travail quitte la société postindustrielle, Paris, Éditions Grit, 1997, cité par Antoine PERRAUD, "Le temps retrouvé", in Télérama, n°2504, 7/1/98, p. 9
Certains économistes annoncent qu'en l'an 2015, 8 % de la population active suffiront pour assurer la production de l'ensemble des matières et des biens nécessaires à la planète entière. Cf Jean-Yves CALVEZ, Nécessité du travail, Disparition ou redéfinition ?, Paris, Les éditions de l'atelier, 1997, p. 15.
Cf. Dominique MÉDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, Collection Alto, 1995. Jean Marc FERRY, L'allocation universelle pour un revenu de citoyenneté, Paris, le Cerf, 1995.
Jean-Yves CALVEZ, Nécessité du travail, Disparition ou redéfinition ?, Paris, Les éditions de l'atelier, 1997, 112 p .
Jean BOISSONNAT, Le travail dans vingt ans, rapport du Commissariat général du Plan, La documentation française, édition Odile Jacob, 1995.
Roger-Pol DROIT, "Le temps des inventions", Le Monde des livres, in Le Monde, 20/3/1992, p. XVIII.
Ibid., p. XVIII.
En 1998, certes avant l'éclaircie économique de ces derniers mois, 57 % des personnes interrogées déclaraient craindre pour elles-mêmes l'exclusion. Cf. "Les français face à l'exclusion, le baromètre CSA pour La Croix et la FNARS", in La Croix , n°34959, 5 mars 1998, pp. 5-6. Le terme "exclu", vulgarisé par René Lenoir il y a plus de vingt ans, illustre ce processus massif de marginalisation sociale (Cf. Les exclus, Paris, Seuil, 1974)
Serge PAUGAM, "Des initiatives de grande ampleur", in La Croix, art. cit., p.6.
Bertrand BISSUEL, « L’exclusion en France », Le Monde, Dossiers et documents, n° 291, Octobre 2000.
Jean Claude BOURBON, « Le plein emploi ne profitera pas à tous », in La Croix, 1/03/2000, pp.4-5.
René MACAIRE, La mutance, clef pour un avenir humain, Préface de Henri Guitton, membre de l’Institut, Paris, l’Harmattan, 1989, p. 20.
Alexandre MUCCHIELI, “L’identité”, Paris, PUF, Que sais je, 1986, p. 93.
Daniel MANDON,Culture et changement social, Approche anthropologique , Lyon, Chronique Sociale, 1991, p. 180.
Bernard LIÉTARD, "Nouvelles fonctions de l'orientation, nouvelles formations des professionnels", in L'orientation face aux mutations du travail, Paris, Syros, 1997, p. 167.
Sylvie BOURSIER, Jean Marie LANGLOIS, L'orientation a-t-elle un sens ?, Paris, Éditions Entente, 1993, pp.17-34.
S.V.P. FORMATION, Service départemental d’Information sur la Formation mis en place en Savoie en 1978 au sein de l’Association pour le Développement de la Promotion Sociale, que nous avons animé de 1978 à 1882, a préfiguré l’expérience Maison de l'Information sur la Formation et l'Emploi (MIFE) en Savoie.
C'est Michel Delebarre, alors Ministre des affaires sociales et de l'emploi, qui permit à ces structures de se développer.
Ce réseau s'est constitué en association INTERMIF depuis 1988, devenue INTERMIFE en 1998, à la suite de l'évolution de l'appellation des Maisons de l'Information sur la Formation et l'Emploi.
Henri DESROCHE, Apprentissage 2, Éducation permanente et créativités solidaires, Paris, Les éditions ouvrières, 1978, p. 17, cité par Guy Avanzini, "Henri Desroche théoricien de l'éducation permanente", in Émile POULAT et Claude RAVELET (sous la direction de), Henri Desroche, un passeur de frontières, Hommage, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 290.