Ces vingt dernières années ont été marquées par une évolution radicale du paysage institutionnel et des pratiques de l'orientation professionnelle. En effet, à côté des institutions que nous pourrions qualifier d'historiques, parce qu'elles procèdent de la naissance de cette pratique au sein des ministères de l’Education Nationale et du Travail 23 , un certain nombre de structures à dimension sociale et éducative, dont les MIFE, se sont mises en place, dès le milieu des anées 70, pour accueillir un public de plus en plus nombreux d’adultes et de jeunes, salariés ou demandeurs d’emploi, désorientés, ayant besoin d’être accompagnés dans l’élaboration d’un nouveau projet professionnel, désormais évolutif et continu.
L’apparition des MIFE s’inscrit dans un contexte législatif particulièrement créatif et novateur, dominé par la Loi de juillet 1971 relative à la Formation Professionnelle Continue et à l’Éducation Permanente, qui a instauré un droit nouveau dans notre pays, le droit à la formation des adultes, relayé par les lois de décentralisation des années 80. La crise économique des années 70, qui s’est déclenchée peu de temps après la promulgation de cette loi, a souligné de façon cruciale, et parfois dramatique, un besoin de formation et de qualification de plus en plus prégnant dans l’ensemble de la population active française. Tout en étant des lieux de promotion de la formation professionnelle continue, les MIFE ont développé des pratiques personnalisées d’orientation professionnelle, dans le souci d’apporter une réponse adaptée à chacun et à son environnement. Cette pratique s’adresse à des adultes, donc munis d'une expérience personnelle et professionnelle et se trouvant dans une situation d'emploi ou de non-emploi qu'ils désirent changer, entre autres, par le moyen de la formation continue. Elle vise à faire émerger un projet professionnel fondé sur une motivation et une stratégie d’action, à partir de la lecture de sa propre vie et de son histoire. Si "l'éducation doit permettre de se comprendre soi-même .. mais aussi de comprendre le monde tel qu'il est, et de comprendre les autres dans leur diversité " 24 , nous postulons que cette pratique d'orientation initiée par la MIFE, relève des sciences de l'éducation, bénéficiaires d'une dimension pluridisciplinaire, et s'inscrirait plus particulièrement dans l’Education Permanente, tel que ce champ est défini par Guy Avanzini, visant "à susciter ou, du moins à favoriser l'évolution de l'être lui-même, de la personnalité” 25 .
La question qui nous a lancée dans cette recherche pourrait donc être formulée de la manière suivante : en quoi la pratique d'orientation développée par les Maisons de l'information sur la formation et l'emploi (MIFE) permet-elle d'accompagner les changements professionnels et de susciter l'émergence d'un projet adapté à la personne et à son environnement ?
En réponse à cette question, nous formulons trois hypothèses :
Cette pratique suscite chez la personne des conditions favorables au travail d'élaboration de projet professionnel par le développement de dynamiques personnelles, tels l'élargissement des représentations personnelles et professionnelles, l'émergence de sens et la mise en mouvement intérieur.
Elle crée des conditions favorables au travail d'élaboration de projet par une relation éducative spécifique, définie en termes de relation rogérienne d'aide, de dynamisation et de médiation éducative, c'est-à-dire comme une mise en relation de la personne avec elle-même et son environnement.
Elle relève d'une stratégie éducative, définie par Henri Desroche comme une "maïeutique du sujet et du projet", dont l'objectif est "d'accoucher, c'est-à-dire de transformer cette expérience vécue en projet" 26 , en favorisant l'actualisation de l'expérience et l'émergence des potentialités et des créativités de la personne.
Nous vérifierons également que cette pratique est éducative parce qu’elle s’enracine dans le courant de l’orientation éducative, issu des recherches nord-américaines qui ont postulé que, face à un monde marqué par le changement, l’incertitude et la précarité, il fallait de plus en plus accompagner les jeunes et les adultes dans un apprentissage du choix professionnel, c’est-à-dire les aider à s’orienter tout au long de la vie. Si, pour certains, il s’agit d’apprendre à choisir face à un ensemble de filières professionnelles de plus en plus complexes, quant à nous nous appréhenderons cette orientation éducative, selon la racine étymologique de son qualificatif « educere » (« conduire hors de »), comme un accompagnement d’une personne dans un processus d’élaboration d’un projet professionnel enraciné dans sa propre expérience de vie, ou expérience existentielle, fondé sur une recherche de signification de son parcours passé et futur. Enfin, nous vérifierons cette dimension éducative par le développement de l’autonomie et de la polyvalence qu’il favorise en vue d’un changement professionnel.
Outre les sources externes que nous exploiterons au travers des différentes études, ouvrages et publications sur l'orientation des adultes, notre recherche s'appuie sur un corpus documentaire interne au réseau des MIFE, composé des différents rapports, notes et circulaires, notamment des articles parus dans la revue Guidance Savoie à partir de 1983.
La vérification de nos hypothèses nous a conduite à privilégier une évaluation qualitative, et à utiliser la méthodologie des entretiens-interviews, que nous avons réalisés auprès de vingt cinq personnes ayant bénéficié des entretiens et modules d'orientation personnalisée en 1997.
Notre réflexion s'articulera autour de quatre axes, qui constitueront les quatre parties de notre recherche.
Dans une première partie, que nous développerons dans une problématique socio-historique, nous nous attacherons, à travers l'histoire de l'orientation, à repérer les lieux d'émergence de deux courants opposés, un courant instrumentaliste, qui privilégie l'évaluation à base d'outils et de tests, et un courant éducatif plus récent, qui met en exergue la relation et l'accompagnement éducatifs. La crise économique des années 70 et l'entrée de la société dans une mutation profonde, qui bouscule l'organisation du travail et fragilise le lien social, obligent à repenser les pratiques d'orientation professionnelle dans une conception éducative qui, en privilégiant une approche globale de la personne et des pratiques de proximité, favorise la créativité et permet de vivre les changements.Si l'histoire de la pensée pédagogique est une discipline qui permet de ressaisir les finalités de l'éducation et les pédagogies qui en sont issues, l'histoire de la pensée "orientative" nous a paru tout aussi nécessaire pour expliciter et comprendre les pratiques engendrées.
Dans une deuxième partie, nous effectuerons une lecture de la pratique d'orientation développée par la MIFE de Savoie, lieu fondateur d’un réseau d’une quarantaine de structures en France. Nous situerons cette pratique dans l’histoire récente du droit de l’orientation professionnelle, marqué par la mise en place de structures de bilans de compétences.
Dans une troisième partie, nous tenterons de vérifier nos hypothèses par une évaluation qualitative. Il s'agira de dépasser la vérification de l'efficacité de cette pratique, par ailleurs confirmée chaque année dans les bilans d'activité, et de procéder, au travers d'un questionnement auprès de vingt-cinq personnes-témoins, à une "évaluation-recherche de sens" 27 , selon l'expression de Charles Hadji, qui permettra de comprendre le type de transformation éducative qui s'opère sur la personne et, par là, de valider cette pratique. Nous tenterons de vérifier que cette pratique est éducative, qu'elle aide à l'élaboration de projets professionnels basés sur les potentialités et les créativités personnelles et qu'elle contribue à redynamiser les personnes en les réconciliant avec elles-mêmes, leur histoire et leur avenir. Nous montrerons que l'orientation professionnelle des adultes ne peut être qu'une "auto-orientation", qui nécessite un accompagnement éducatif, plus précisément de type maïeutique.
Enfin, cette étude nous conduira, dans une quatrième partie, plus conceptuelle, à rechercher les fondements anthropologiques de cette relation maïeutique, qui constitue une voie éducative vers l'emploi, permettant de faire émerger les créativités des personnes, favorisant la création de leur propre emploi, soit à l'intérieur de l'entreprise, soit par le développement de nouvelles activités. Dans ce mouvement, nous oserons jeter les bases « éthiques » d’un nouveau profil de conseiller, "médiateur vocationnel", susceptible d'"accueillir les représentations du travail souhaité ... comme l'expression d'aspiration à un travail effectivement différent ... et d'aider ces utopies partielles à devenir projets" 28 . Nous inviterons ainsi les professionnels de l'orientation à entrer dans cette audace que Paul Ricœur nomme utopie, tout en étant situés dans l'histoire de leur pratique : "Il me semble que nous avons tellement de projets inaccomplis derrière nous, tellement de promesses encore non tenues, que nous aurons de quoi construire un futur par la revivification de ces multiples héritages. Par un paradoxe tout à fait étrange, les utopies les plus fortes ne peuvent venir que de ce qui a été inaccompli dans nos traditions et qui demeure comme une ressource de signification, une réserve de sens" 29 .
‘"Tout essai de définition nous conduit à nous référer à l'histoire. Toute étude d'une discipline nous incite à nous pencher sur sa genèse et sur son développement".
Les centres d'information et d'orientation de l'éducation nationale et l'Agence nationale pour l'emploi dont on évoquera les préfigurations dans notre première partie.
Jean Michel DJIAN, Luc CÉDELLE, (propos recueillis par), "Jacques Delors, le devoir d'utopie" in Le monde de l'éducation, septembre 1997, pp. 8-10.
Guy AVANZINI, L'éducation des adultes, Paris, Anthropos, 1996, p.10.
Henri DESROCHE, Entreprendre d'apprendre D'une autobiographie raisonnée aux projets d'une recherche-action, Apprentissage 3, Paris, Les éditions ouvrières, 1990, p. 30. Dans son livre, Henri Desroche préconisait un "projet de recherche à validité scientifique", mais lors du séminaire Histoire de vie et orientation professionnelle qu'il a animé avec le réseau national des MIFE en 1991/1993, nous avons pu vérifier avec lui que cette stratégie pouvait s'adapter à l'élaboration d'un projet professionnel.
Charles HADJI, "Comment le PEI pourrait-il bénéficier de l'évaluation qu'il mérite" in Médiation éducative et éducation cognitive, autour du PEI, (ouvrage collectif, préface de Gaston Paravy, postface de Guy Avanzini, Lyon, Chronique sociale, 1996, p.87.
Geneviève LATREILLE, Les chemins de l'orientation professionnelle, 30 années de luttes et de recherches, Lyon, PUL, 1984, p. 203.
Paul RICŒUR, cité par Luc Pareydt, "Paul Ricœur, l'avenir de la mémoire", in Études, 1992, p. 230.