1.1.3. Crise économique et Orientation Professionnelle des jeunes et des adultes dans les années 30 : l'orientation sélection

Le chômage, qui touche l'ensemble de la population active et surtout les moins qualifiés, fait prendre conscience de la nécessité de la formation et de l'orientation professionnelle 52 . Les gouvernements du Front populaire sont confrontés au problème de la pénurie de main d'œuvre qualifiée, qui ressurgit à nouveau avec la crise. Les efforts accomplis pour développer l'Enseignement technique se révèlent insuffisants et aux difficultés des jeunes s'ajoute le chômage massif des adultes. Même si les gouvernements de l'époque ont accompli une œuvre sociale remarquable, améliorant considérablement les conditions de travail des salariés, ils n'ont pas réussi à enrayer le chômage. Cette situation dramatique conduira les pouvoirs publics à accentuer leur action et leurs interventions dans les dispositifs sociaux du travail. Pour faire front, les deux ministères vont se retrouver côte à côte, investis d'une mission commune : lutter contre la crise en améliorant la qualification professionnelle et le niveau culturel de l'ensemble de la population active.

La création du Bureau Universitaire des Statistiques (BUS) en 1932, en réponse au chômage des jeunes diplômés qui commence à sévir en France, illustre le rapprochement des deux ministères. En effet, le BUS est une association loi 1901 placée sous tutelle du ministère de l'Éducation et sous le contrôle technique du ministère du Travail 53 . Sa mission est d'élaborer, rassembler et mettre à la disposition des élèves et étudiants des conseillers d'orientation professionnelle, des enseignants, éducateurs et employeurs, une documentation complète sur les métiers et les professions, sans exclure d'ailleurs les métiers manuels. Des centres régionaux sont mis en place à côté du centre national de Paris. Avec ce nouvel outil, l'orientation professionnelle complète son arsenal : à l'aide psychologique apportée par les services d'orientation, s'ajoute une aide documentaire de dimension socio-économique. Mais déjà dans les années 30, la tentation est grande pour le BUS, qui reçoit le public, de créer son propre service d'orientation.

Face à l'afflux des adultes sans emploi, le ministère du Travail crée, en 1936, les Centres de reclassement ainsi que le Centre scientifique de la main d'œuvre (CSMO), qui a pour mission la recherche psychotechnique et la sélection des chômeurs 54 . Ces services de sélection professionnelle, nés de la grande crise des années 30, sont apparus pour faciliter le "tri" des chômeurs et leur admission dans les centres de reclassement. Ils furent utilisés en 39-40 pour le recrutement de la main d'œuvre appelée à rejoindre les industries de défense nationale. Les pratiques de sélection l'emportent largement sur les opérations d'orientation, dans ces centres qui se sont distingués des services d'orientation pour la jeunesse.

Enfin, en 1940, les Offices départementaux et municipaux de placement, dont le travail est jugé insuffisant, sont remplacés par des Offices du travail, dépendant de l'État, mis en place à l'échelon régional et départemental 55 . On peut voir dans ce changement de tutelle un retour de la gestion d'État. Dans le même temps, les initiatives privées, patronales et syndicales, et territoriales passent sous le contrôle du ministère du Travail, qui veut ainsi maîtriser l'accès à l'emploi. Cette évolution était inéluctable, selon Martine Muller, qui souligne l'ambiguïté même de la notion de placement public, qui vise la conclusion de contrats de travail de droit privé, sous le contrôle des pouvoirs publics qui ont pour objectif l'assistance et la gestion des "sans travail". Même si "le mouvement centralisateur a triomphé", les organismes locaux et les réseaux professionnels restent incontournables, "parce que les organismes publics sont paralysés dans l'exercice de leur mission de placement, de façon chronique par l'amalgame avec les questions des secours aux chômeurs et de contrôle et enregistrement des populations sans-emploi" 56 . Cependant, sur le plan législatif, la mise en œuvre du dispositif d'orientation des adultes n'a donné lieu qu'à des décisions administratives d'intérêt pratique immédiat : pas de décrets et encore moins de loi. Ce n'est pas le cas de l'orientation professionnelle des jeunes qui bénéficiera jusqu'en 1970 d'une ample législation et d'une réglementation d'application fouillée dans le cadre du ministère de l'Éducation et, à partir des années 80, dans le cadre du ministère du Travail.

En ce qui concerne les jeunes, la loi Astier sera réaménagée en 1937 par la loi, dite "Walter-Paulin", du nom des parlementaires qui en ont présenté le projet, préconisant une extension de l'apprentissage dans les entreprises artisanales et l'obligation de l'orientation professionnelle à tous les jeunes 57 . C’est ainsi qu’est mis en place auprès de chaque chambre des métiers un centre d'orientation comportant un service médical. Mais cette réforme n’aura pas le temps de se développer, du fait d'une nouvelle loi sur l'orientation et la formation professionnelle, réformant un dispositif avant qu'il ait pu être appliqué. En effet, ce texte de 1938, qui compte deux volets, l'un sur l'orientation professionnelle, l'autre sur la formation professionnelle obligatoire, vient compléter le dispositif législatif de 1922, affirmant clairement dès le préambule le lien orientation-formation professionnelle :"l'éducation professionnelle est d'autant plus fructueuse qu'elle s'adresse à des jeunes gens dont les aptitudes et les goûts répondent aux exigences du métier : pas de qualification sans orientation préalable" 58 . Ce texte fonde également l'organisation administrative de l'orientation professionnelle sur l'ensemble du territoire, à l'échelon départemental, régional et national, sous le contrôle du ministère de l'Instruction publique. Les Offices d'orientation professionnelle sont remplacés par des Centres d'orientation professionnelle obligatoires, créés dans chaque département, dirigés par des secrétaires nommés par le Ministre et placés sous la responsabilité de l'Inspection académique.

Des Centres d'orientation dits facultatifs peuvent être mis en place à l'initiative des communes, groupements professionnels et chambres consulaires, mais doivent répondre à des conditions précises imposées par le ministère, même si une partie de la responsabilité administrative peut être confiée aux autorités départementales. C'est ainsi que sont réintégrés les organismes mis en place par les groupements professionnels et les chambres consulaires. De même les relations avec les structures du ministère du Travail sont elles ainsi définies :"Pour l'essentiel, les nouveaux centres seront départementaux ou municipaux... Cela revient à couper le cordon ombilical avec le ministère du Travail : les fonctions d'orientation et de placement demeurent complémentaires mais successives et distinctes" 59 . La profession est sous contrôle de l'Instruction publique, puisque nul ne peut exercer la fonction de conseiller d'orientation sans avoir suivi la formation dispensée par l'INOP.

En reprenant ainsi à son compte les diverses initiatives du ministère du Travail et des groupements professionnels, l'Instruction publique contrôle l'orientation professionnelle en France. Elle a gagné, pourrait-on dire, une bataille institutionnelle en imposant son organisation et sa culture, voire son idéologie. Toutefois, la période d'après-guerre voit resurgir des initiatives en provenance du Travail, et s'enraciner dans le paysage de l'orientation professionnelle deux institutions principales, les CIO et l'ANPE.

Notes
52.

Ce scénario semble s'être répété quelque cinquante années après, où l'on peut attribuer en grande partie à la crise économique le renouveau des pratiques d'orientation.

53.

Le BUS serait donc l'ancêtre de l'ONISEP actuel (Office National d'Information sur les Enseignements et les Professions), rattaché depuis entièrement à l'Éducation.

54.

Cette structure représente une esquisse de l'organisme de formation professionnelle des adultes, qui deviendra l'AFPA après la seconde guerre mondiale.

55.

Cf. le décret-loi du 11 octobre 1940 qui "substitue aux Offices départementaux et municipaux souvent négligés par les collectivités chargées de leur gestion, toujours insuffisamment coordonnés, un réseau d'Offices du travail dépendant de l'Etat". Cf. Martine MULLER, Le pointage ou le placement, Histoire de l'ANPE, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 66.

56.

I dem, p 76. Là encore, les mêmes questions surgiront plusieurs décennies plus tard.

57.

La loi "Walter-Paulin" du 10 mars 1937 relative à l'apprentissage des professions artisanales crée la première obligation légale d'un examen d'orientation professionnelle pour les adolescents. Curieusement, le projet de loi déposé dès 1932 par des parlementaires proches de la Confédération générale de l'artisanat, Michel Walter et Albert Paulin, instituant des centres d'orientation professionnelle artisanale auprès des chambres de métiers, ne sera adopté par le Sénat qu'en 1937, c'est-à-dire après le changement de gouvernement qui amena sur la scène politique le Front Populaire. Mais la loi Walter-Paulin sera vite remplacée par un autre texte plus favorable aux institutions publiques, notamment du ministère de l'Instruction Publique.

58.

Cf. Loi-Décret du 24 mai 1938 relative à l'orientation et la formation professionnelle dans le commerce et l'industrie, cité par André CAROFF, Op cit. p.102.

59.

Idem, p. 103.