1.3.1. La domination de la psychologie scientifique

C'est dans un contexte culturel marqué par une vision scientifique, voire scientiste, de l'homme que se sont développées les recherches en psychologie, basées sur l'expérimentation et le laboratoire. Aux États-Unis, le courant de la psychologie du comportement ou behaviorisme émerge avec force, animé par John B. Watson qui, en publiant en 1913 un manifeste, diffuse largement sa théorie. En rupture avec la psychologie subjective, celle-ci substitue à la conscience le comportement, défini lui-même comme "l'ensemble des réactions adaptatives, objectivement observables qu'un organisme exécute en réponse aux stimuli provenant de son milieu.... Avec Watson, la psychologie scientifique va tendre à devenir une branche purement objective, expérimentale, des sciences naturelles" 76 .

C'est un fait que le premier laboratoire français de psychologie, créé en 1889 à la Sorbonne, est une section du département des sciences naturelles de l'École pratique des hautes études, qui prend le nom de "Psychologie physiologique" 77 . Alfred Binet, bien connu ensuite en tant qu’auteur d'une « Échelle de mesure de l'intelligence », qui inspirera les recherches ultérieures sur les tests, mais aussi grand initiateur de la recherche psychologique en éducation et créateur de la pédagogie expérimentale 78 , dirige ce laboratoire jusqu'à sa mort prématurée en 1911. Henri Piéron lui succédera avant de régner sur l'INOP, haut lieu de la recherche en orientation, animé par la volonté de donner un statut scientifique incontestable à la psychologie : "Il est certain que le rationalisme de Henri Piéron imprègne la formation et la recherche en privilégiant la mesure de façon délibérée : la mesure est la marque de la science ; elle permet d'apprécier les différences entre individus qui constituent le fondement de l'orientation. La psychologie appliquée à l'orientation est donc scientifique et différentielle" 79 . En effet, ce directeur et chercheur fut considéré par ses pairs comme un "défenseur intransigeant d'une méthode scientifique fondée sur l'analyse du comportement en fonctions aussi isolées que possible" 80 .

On ne peut comprendre cette primauté de la méthode expérimentaleque par le contexte culturel, imprégné de philosophie matérialiste et d'idéologie anticléricale, dans lequel la psychologie est apparue en France. Toutefois, Maurice Reuchlin, autre grand directeur de cette institution-clé de la recherche en orientation et professeur de psychologie différentielle à l'École pratique des hautes études 81 et des approches quantitatives, qui a poursuivi l'œuvre de Piéron, reconnaît que les méthodes utilisées en psychologie sont à la fois subjectives et objectives. Mais, si l'introspection reste une "méthode fondamentale en psychologie", elle a le défaut d'être à l'opposé de "la connaissance scientifique d'un fait" et court le risque de "sombrer dans le métaphysique" 82 .

Ce modèle scientifique évoluera dans les années soixante, mais restera prégnant dans la profession des conseillers. En 1982, Maryse Bougain et Bernard Brand soulignaient encore cette dominante dans les recherches de l'Institut national du travail et d'orientation professionnelle (INETOP), qui a remplacé l'INOP :"Aucune recherche par exemple n'est faite sur les finalités de l'orientation dans une situation de la société qui n'a plus grand chose à voir avec celle de l'époque où le service a été mis en place. Sans doute est-ce parce que l'activité du service de recherches veut se situer très clairement dans un champ, celui de la psychologie différentielle... On peut être étonné qu'un institut national privilégie aussi un seul secteur des sciences humaines" 83 .

Le concept d’aptitude, pilier de l’orientation diagnostique

Dès 1922, le terme d’aptitude est mentionné dans les premiers textes de loi définissant l’orientation comme  l’ensemble des opérations ayant pour but de « révéler les aptitudes physiques, morales et intellectuelles ». L’école française de psychologie, par la voix de Henri Piéron, définit ce concept comme "la condition congénitale d'une certaine modalité d'efficience ... le substrat congénital d'une capacité" 84 , lui assénant ainsi un coup d’immuabilité structurelle. Elle se différencie profondément de celle, plus ouverte de Édouard Claparède, qui la considère comme « une disposition qu'elle soit naturelle, c'est-à-dire innée, ou acquise à accomplir une action, un travail, à sentir, et à réagir d'une façon définie. L'aptitude est "tout" caractère physique ou psychique considéré sous l'angle du rendement ; c'est une définition qui fait appel à la finalité, elle est en rapport avec le succès final d'une activité » 85 . Pour ce professeur et chercheur, contemporain de Binet, qui s’est également intéressé aux questions d’orientation professionnelle, l'examen des aptitudes d'un individu dépend aussi de l'idée que le conseiller se fait de ce concept en général et de sa propre culture : "C'est en partie pour cela que l'absence de culture générale, qui équilibrerait une sérieuse formation en psychologie scientifique, est grave de conséquences chez l'orienteur : elle peut entraîner chez lui au départ une fausse représentation de l'humain, de ses lois propres, de leurs multiplicité et de leur complexité. Aucune commission technique ou professionnelle d'un autre ordre ne peut remplacer cette préparation nécessaire - bien plus, elle peut ajouter à une conception fausse par insuffisance, l'inconvénient d'une déformation professionnelle" 86 . Mais les théories de Claparède, fondées sur l'intérêt et les besoins de l'enfant, semblent, en ce début de siècle, encore éloignées des laboratoires parisiens, et il faudra attendre quelques années pour qu'elles pénètrent la « forteresse » française.

Tout en attestant Henri Piéron, Maurice Reuchlin laisse entrevoir une ouverture, en soulignant la possibilité d'un développement, notamment par l'éducation :"dans l'ensemble des possibilités d'un individu au moment de sa naissance, les conditions de vie réalisent très vite un tri : certaines s'atrophient par défaut d'usage, tandis que la maturation de certaines autres se réalise de façon normale" 87 . La connaissance des aptitudes se réalise par des examens, utilisant la méthode de tests, elle-même constituée d'une "épreuve définie, identique pour tous les sujets examinés, avec technique précise pour l'appréciation du succès ou de l'échec, ou pour la notation numérique de la réussite" 88 . C'est en France que fut créé en 1905, à l'initiative de Alfred Binet et Théodore Simon, le premier test de mesure de l'intelligence d'enfants dits « anormaux scolairement éducables» 89 , permettant d'établir une relation entre les degrés de l'intelligence et les possibilités pratiques, voire professionnelles. Alfred Binet peut d’ailleurs être considéré comme « un précurseur de l’orientation scolaire et professionnelle » 90 , par son souci, à partir de l’affirmation de la diversité des aptitudes et des profils individuels, d’une adéquation entre la structure intellectuelle de l’adolescent et le choix de sa profession. Dépassant la problématique psychologique, la conception finale des aptitudes de Binet est ancrée sur une théorie éducative originale, centrée sur l’apprenant, préconisant « un enseignement sur mesure » par une « pédagogie individuelle » et favorisant ainsi les apprentissages parce qu’adaptée aux capacités de chacun.

Il convient de souligner un certain paradoxe entre la conception ouverte d’une intelligence éducable, que l’auteur de l’Échelle métrique de l’intelligence a progressivement élaborée, et l’utilisation ultérieure fixiste et rigide des résultats de ses recherches : « Un amalgame s’est opéré entre un instrument de mesure des aptitudes intellectuelles actuelles, conçu par son auteur comme perfectibles, et un moyen de chiffrage d’une intelligence-substance, exprimé sous la forme d’un Q.I. à visées sélectives et discriminatives » 91 . À partir des recherches de Binet sur une catégorie particulière d’élèves, les tests sont devenus des instruments de comparaison par référence à un ensemble d'individus déjà référencés et notés par la procédure de l'étalonnage. Et ils seront utilisés largement pour définir des profils, des structures mentales ou des personnalités, apportant des réponses, le plus souvent hors de portée de la personne testée, nécessitant l'interprétation du psychologue. Au vu des résultats, celui-ci établit un diagnostic et, éventuellement, un pronostic engageant l’avenir 92 . Maurice Reuchlin reconnaît, avec nuance, les difficultés de mesurer les aptitudes humaines, "dispositions naturelles" par trop dépendantes de l'environnement : "il semble donc que l'assimilation du résultat d'un test à la mesure d'une aptitude ne correspond qu'à une définition arbitraire du mot aptitude (...) que les tests conçus comme technique de description quantitative objective du comportement (...) ont un intérêt qui n'est pas lié à l'hypothèse suivant laquelle ils sont de pures mesures d'aptitudes" 93 . Le problème est que les pratiques d'orientation ont été longtemps dominées par ces définitions arbitraires. Enfin, l'évaluation des aptitudes, qui permet certes de "prévoir la réussite d'une activité" 94 , apporte à la pratique d'orientation une dimension, non seulement diagnostique mais aussi prédictive, risquant d’enfermer l'avenir professionnel d'une personne dans les limites perçues lors d'un test.

Geneviève Latreille évoque le vif débat entre le psychologue Henri Piéron et le sociologue Pierre Naville, tous deux théoriciens de l'orientation, à propos du concept d'aptitude, le premier soutenant que "il n'y a plus à escompter en dehors de l'acquisition de connaissances et l'effet des exercices, une modification notable des aptitudes constitutionnelles à l'âge où doit se faire l'orientation", le second défendant l'idée moins fixiste que "ce qu'on appelle aptitude professionnelle est un produit dialectique, le résultat d'interactions entre le milieu social économique (...) et les organismes individuels, entre les formes biologiques et sociales des groupements humains. Elle n'est qu'une forme spéciale d'adaptation " 95 .

Dans une autre problématique, la psychologie génétique de Jean Piaget, qui a renouvelé sa consœur expérimentale, touchera plus tard les professionnels de l’éducation et de l'orientation, qui, pour certains, interprèteront de manière réductrice la notion de stades de développement mental 96 , la figeant en paliers d'intelligence liés à l'âge, induisant que ce qui n'a pas été acquis à tel âge serait perdu. Jacques Vonèche, professeur à l'université de Genève et spécialiste de Piaget, a rétabli la vérité de cette théorie constructiviste de l'évolution génétique de l'enfant en structures d'équilibre, qui suppose, indépendamment de l'âge, que le passage d'une structure opératoire à une autre est toujours possible, mais après acquisition des éléments constitutifs de la structure précédente : "l'idée de stades fixes pousse la pensée de Piaget vers l'innéisme contre lequel il s'élève avec autant de force qu'il met à lutter contre l'empirisme" 97 .

Notes
76.

Simone CLAPIER VALLADON, Les théories de la personnalité, Paris, PUF, Que sais-je, 1986, pp. 24-25.

77.

De "physiologique", la psychologie passera au statut d'expérimentale.

78.

Guy Avanzini va même plus loin en affirmant : "On peut dire que Binet n'a pas contribué seulement à l'exploration des problèmes pédagogiques, mais, de manière décisive, au dévoilement de la structure même de la pédagogie". Guy AVANZINI, Alfred Binet et la pédagogie scientifique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1969, p. 230.

79.

André CAROFF, op cit. , p.145.

80.

Maurice REUCHLIN, Totalités, éléments, structures en psychologie, Paris, PUF, 1995, p. 260.

81.

Georges Personnier, chercheur à l'AFPA, évoque les apports de la psychologie expérimentale, et notamment de la psychométrie et de la psychotechnique dans l'orientation professionnelle. Sans l'englober totalement dans la psychologie scientifique, opposée elle-même à la psychologie introspective, il distingue la psychologie expérimentale, générale, qui propose "des modèles généraux de comportements" et, différentielle, dont l'objet est de "rendre compte des variables qui déterminent des différences inter (ou même intra) individuelles dans la manifestations des comportements ou dans les processus psychologiques guidant les comportements". Selon l'auteur, la confusion fréquente entre la psychométrie, "fondée sur une théorie opératoire en psychologie .. (qui) a pour but l'élaboration d'échelles et d'instruments de mesure", et la psychotechnique, englobant l'ensemble des techniques du psychologue, aurait contribué à ternir l'image du conseiller-psychologue, resté attaché à l'organisation dite scientifique du travail, aujourd'hui désuète. Cf. Georges PERSONNIER, "Les apports de la psychologie expérimentale, de la psychométrie et de la psychotechnique dans l'orientation des adultes", in AFPA, CNAM, Centre INFFO, L'orientation professionnelle des adultes, Contributions de la recherche, État des pratiques, Étude bibliographique, Étude CEREQ n° 73, Mai 1999, pp.131-137.

82.

Maurice REUCHLIN, Op. cit. p. 262.

83.

Maryse BOUGAIN et Bernard BRAND, Contribution à une méthodologie de l'insertion sociale et professionnelle, Mémoire DHEPS, Université Lyon II, 1982, p.15.

84.

Maurice REUCHLIN, "Le problème théorique de la connaissance des aptitudes", in Henri PIÉRON, Maurice REUCHLIN ..., L'utilisation des aptitudes, orientation et sélection professionnelle, Traité de psychologie appliquée, Tome III, Paris, PUF, 1954, p. 371.

85.

E. CLAPAREDE, Psychologie de l'enfant et pédagogie expérimentale, Kundig, Genève, 4ème édition, 1911, 558 p.

86.

E. CLAPAREDE, Op. cit., p.334.

87.

Maurice REUCHLIN, "Le problème théorique de la connaissance des aptitudes", in Henri PIÉRON, Maurice REUCHLIN ..., L'utilisation des aptitudes, orientation et sélection professionnelle, Traité de psychologie appliquée, Tome III, Paris, PUF, 1954, p. 371.

88.

Idem, p. 372.

89.

Binet propose une classification en cinq catégories : les aveugles, les sourds-muets, les anormaux médicaux (crétins, idiots, épileptiques ..), les arriérés et les instables. Cf. Guy AVANZINI, Alfred Binet et la pédagogie scientifique, Paris, J. Vrin, 1969, p.99.

90.

Guy AVANZINI, Idem, p. 147.

91.

E. CHAPUIS, Binet, la psychologie individuelle et l’enfant, Thèse inédite de doctorat, Université Paris VII, 1997, p. 9, cité par Guy AVANZINI, « L’éducation de l’intelligence chez Alfred Binet », in Jean-Pierre GATÉ (sous la direction de) De l’éducation intellectuelle, héritage et actualité d’un concept, ¨Paris, L’Harmattan, 2000, p. 66. Guy Avanzini explique, dans un article fouillé, que ces risques d’amalgame, sont issus des évolutions mêmes de la théorisation de Binet, adhérant à ses débuts « à l’idée de l’intelligence comme capital fixe », sans toutefois jamais en soutenir une conception innéiste et, au fur et à mesure de l’avancée de ses recherches, optant pour une conception modifiable, perfectible et donc éducable de l’intelligence. Cf. Guy AVANZINI, art. cit. , pp. 65-78.

92.

On peut noter trois grandes catégories de tests : les tests d'efficience comprenant les tests d'intelligence, d'aptitudes et de connaissances, qui analysent les capacités intellectuelles et psychomotrices ; les questionnaires et inventaires de personnalité, qui, de manière analytique, explorent les aspects affectifs, les intérêts, le caractère, souvent en termes de profil ; enfin les tests projectifs, qui, basés sur une exploration de l'inconscient, des désirs et des projections, cherchent à sonder l'individu dans sa perception du monde et dans son rapport à autrui, et donnent lieu à des interprétations. Cf. Yves PÉLICIER (sous la direction de), Univers de la psychologie, Champ, histoire et méthodes de la psychologie, Paris, Éditions Lidis, tome 1, 1978, pp. 421-453.

93.

Idem, pp. 380-381.

94.

Idem, p. 371.

95.

Pierre NAVILLE, Théorie de l'orientation professionnelle, Paris, Gallimard, 1945, p. 85 et 175. ; et Henri PIÉRON, Traité de psychologie appliquée, L'utilisation des aptitudes, orientation et sélection professionnelle, Tome III, Paris, PUF, 1954, p. 366. Cités par Geneviève LATREILLE, La naissance des métiers en France, 1950-1975, Lyon, PUL, 1980, pp. 343-344.

96.

Piaget a défini quatre étapes de développement, dans un ordre de succession constant, mais selon un rythme variable : l'intelligence "sensori-motrice", jusqu'à environ deux ans, basée sur une intégration progressive de l'environnement à partir d'actions réflexes ; le deuxième stade, jusqu’à l'âge de huit ans environ, est celui de l'intelligence "pré-opératoire", marquée par une intériorisation faisant appel au processus de représentation ; la troisième étape est celle de l'intelligence "opératoire concrète", dont la limite serait l'âge de douze ans environ, qui permet des opérations logiques à partir d'objets concrets ou immédiatement représentables ; enfin le quatrième, appelé intelligence "opératoire formelle", à l’adolescence, qui permet d'accéder à la pensée abstraite. Ce dernier stade ne signifie pas, pour Piaget, l'arrêt du développement cognitif mais sa maturité.

97.

Jacques VONÈCHE, "Aux sources du développement cognitif selon Jean Piaget", in (ouv. coll.), Pédagogie de la médiation autour du PEI, Lyon, Chronique sociale, 1990, p. 105.