1.3.2. Les courants parallèles de l’orientation diagnostique

Selon Sylvie Boursier, les pratiques diagnostiques auraient été également traversées, mais sans être suffisamment imprégnées en France, par d'autres courants de pensée, ayant inspiré la recherche psychologique et sociologique aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle. Le courant empiriste, issue d'une doctrine philosophique faisant dériver la connaissance de l'expérience sensible et des faits, a influencé Franck Parsons, professeur et juriste, considéré comme un des pères de l'orientation du début du siècle, qui fut à l'origine du premier "vocation bureau" pour les jeunes américains défavorisés 98 . La théorie de ce pionnier de l'orientation est fondée, à l’instar des préconisations de Binet, sur une équation entre les aptitudes personnelles et les critères d'exigence des emplois. Relevant de ce modèle, la méthode des inventaires d'intérêt, créée par E. Strong en 1927, privilégie, à travers son expérience, la parole du sujet. Parallèlement, les travaux statistiques de Kuder, en 1939, ont permis de classer les intérêts en dix échelles homogènes — plein air, mécaniques, numériques, scientifiques commerciaux, artistiques, littéraires, musicaux, sociaux, administratifs. La célèbre typologie du psychologue américain John Holland, élaborée en 1966, parachèvera l’idée d’une corrélation entre la personnalité (classée en six domaines : réaliste, intellectuelle, artistique, social, entreprenant et conventionnel) et l'environnement professionnel. Elle occupe encore aujourd'hui une place de choix dans les outils d'orientation.

Ce mouvement de renouveau, en provenance des États-Unis, apparaît en France dans les années 50, animé par Antoine Léon qui s'élève contre les vues fixistes des aptitudes, reprochant même un certain "cynisme" à la psychologie dite scientifique. Ce promoteur du courant psycho-pédagogique 99 préconise une conception plus dynamique de l'adaptation de l'individu dans la société. Reprenant les thèses du psychologue américain Kurt Lewin 100 , il semble être un précurseur d'une dimension clinique de l'orientation scolaire, susceptible d'accroître la liberté du choix professionnel en formant les goûts de l'enfant et ouvrant ainsi une voie à la conception éducative. Ces thèses seront adoptées par un certain nombre de conseillers, constatant que l'allongement de la scolarité établit des étapes dans l'orientation des jeunes. Les milieux de l'orientation scolaire et professionnelle de l'Éducation nationale découvrent ainsi l'approche clinique dans les pratiques d'orientation, dans laquelle l'interlocuteur est perçu "comme une personnalité unique, en principe irréductible à toute autre", selon les termes de Maurice Reuchlin, qui la définit ainsi : "il semble que le clinicien utilise de manière plus ou moins explicite des analogies par lesquelles il rapproche à certains égards le cas dont il s'occupe de tel ou tel autre cas connu de lui. Il peut aussi utiliser des typologies lui permettant d'insérer l'individu particulier avec lequel il rentre en contact dans certaines catégories dont chacune a sa place parmi les autres catégories d'un système de classification plus ou moins bien défini" 101 . Cette approche clinique représente, certes, un progrès dans la prise en compte de l'individu et de sa personnalité, mais elle reste cantonnée dans la problématique de la psychologie expérimentale, qui privilégie les outils scientifiques d'observation et d'analyse. Maurice Reuchlin a cependant reconnu le risque de réductionnisme des méthodes expérimentales en psychologie, qui visent à expliquer le complexe par le simple :"La recherche de la cause d'un phénomène par la méthode expérimentale implique en effet la dissociation de ce phénomène en éléments aussi simples que possibles, considérés indépendamment des autres" 102 .

Face à ces recherches nord-américaines qui semblent avoir élargi l'horizon de l'orientation professionnelle, les théories psychanalytiques ont contribué à développer une conception dynamique de la personne en capacité de se libérer de son histoire familiale et personnelle et de devenir auteur de sa vie, mais, elles aussi ; ont subi les approches réductrices de disciples infidèles qui ont eu tendance à assujettir le choix professionnel à la structure psychique de l'individu et à ses pulsions. Enfin, la sociologie n'est pas en reste, par la mise en évidence de la reproduction des inégalités sociales, fixant la personne dans un rôle et un statut social déterminé. Ces courants et théories, pour certains, ont trouvé une application directe dans des méthodes étalonnées, pour d'autres, se sont limités à une analyse des pratiques d'orientation.

Cependant, ces autres courants de la psychologie n'ont, semble-t-il, pas réussi à prendre leur place dans l’univers dominant de la psychologie différentielle à l'INOP :"la psychologie clinique (..) est plutôt complémentaire et la psychologie d'inspiration psychanalytique trop globalisante, trop éloignée de la recherche des différences individuelles et trop peu soucieuse de validation" 103 . Cette dépendance vis-à-vis d'un courant psychologique plus enclin à mesurer, évaluer, imprégnera les pratiques d'orientation de sélection et d'affectation. Francis Danvers signale avec raison "l'illusion scientiste et techniciste" 104 engendrée par l'utilisation des méthodes d'évaluation des différences individuelles, qui placent le conseiller dans une situation d'expert donnant une prescription exclusive, en réponse à des tests. Il a repéré, à travers l'histoire des congrès de l'Association des Conseillers d'Orientation de France (ACOF) 105 , les grandes tendances de la recherche, à partir de 1948 et surtout de 1959 : "Si les premiers congrès donnent une place importante aux aptitudes, à la technique de l'examen psychologique... on voit apparaître l'intérêt pour les problèmes de la scolarité et de la psycho-pédagogie" 106 . Michel Huteau, en soulignant que la réflexion sur la psychologie de l'orientation des adultes est récente, met en exergue la priorité donnée aux pratiques en direction des adolescents, par définition à la recherche de leur stature d'adulte et donc susceptibles d'être guidés voire dirigés. Il est vrai que, jusqu'à la fin des années soixante, les adultes concernés par l'orientation, relevaient majoritairement d'un public plus restreint, dont la liberté d'action était aussi limitée, puisque contraint de se reconvertir pour des raisons de chômage structurel ou de santé.

Si son axe central se situe dans la question des aptitudes que l'on voudrait pouvoir évaluer scientifiquement afin de les mettre en rapport avec un métier, la dimension psychologique de l'orientation est, semble-t-il, soumise à la nécessaire adéquation entre l'individu et le travail.

Notes
98.

Son ouvrage publié en 1909 sous le titre "choosing a vocation", fut un livre de référence.

99.

Antoine LEON, Psychopédagogie de l'orientation professionnelle , Paris, PUF, 1957.

100.

Kurt LEWIN, Psychologie dynamique, les relations humaines, trad. franç. M. et C. FAUCHEUX, Paris, PUF, 1959.

101.

Maurice REUCHLIN , L'orientation scolaire et professionnelle , Paris, PUF, 2è éd. 1978, p. 100.

102.

Maurice REUCHLIN, Totalités, éléments, structures en psychologie, Paris, PUF, 1995, p. 126.

103.

André CAROFF, Op cit. , p.147.

104.

Francis DANVERS, Le conseil en Orientation en France, Issy les Moulineaux, EAP, 1988, p. 36.

105.

L'AGOF, devenue l'ACOF créée en 1930 a joué et continue de jouer un rôle important dans la recherche en orientation.

106.

Francis DANVERS, op cit. , p.232.