Cette conception instrumentaliste et diagnostique qui domine le dispositif français d'orientation professionnelle jusque dans les années 70, relève, selon Sylvie Boursier, d'une logique linéaire, additive, scindant la personne en zones d'aptitudes, de compétences, de connaissances et de motivations, et donnant au conseiller un statut d'expert et une fonction de prédiction. Si une des sources de cette conception diagnostique est déterminée par l'état de la recherche universitaire en psychologie, marquée par les courants dominants, expérimental et béhavioriste, un autre fondement se situe dans un environnement idéologique spécifique à l’histoire de la nation française, étayé par un système économique et social stable, illustré par un slogan "un diplôme, un métier pour la vie", et par un mode de gestion autoritaire de la vie sociale.
En effet, le rationalisme et le positivisme, qui ont influencé la psychologie, sont présents dans l'idéologie dominante de la première moitié du XXe siècle, qui propose "d'organiser politiquement et socialement la société selon les lois de la raison" 107 , expression d'un ministre de l'Instruction Publique de l'époque. D’une part, l'Orientation professionnelle doit répondre prioritairement à des objectifs économiques de meilleure organisation industrielle, d'amélioration de la production et du rendement, de réduction des coûts et des gaspillages par une meilleure adaptation au poste de travail. À cela s’ajoutent, d’autre part, des objectifs sociaux, tels qu'une meilleure justice, une baisse de la délinquance, le maintien d’un ordre social, idéal d'une société justement hiérarchisée etc., agrémentés de l'idée de bonheur individuel, qui apparaît dans certaines déclarations.
Dans les années 30, les impératifs économiques liés à la crise prédominent, avec le souci de rationaliser l'affectation des compétences, autant pour faciliter l'entrée des jeunes dans le monde du travail que pour résoudre la question nouvelle du chômage des adultes. La cause humaniste, militant pour le progrès social, passe par le bon positionnement des aptitudes individuelles dans l'organisation de la société, qui peut se teinter de sélection professionnelle lorsque les contingences économiques l'exigent. L'orientation est considérée comme intrinsèquement et exclusivement liée à la conjoncture économique. Après la deuxième guerre mondiale, comme l'économie redevient florissante et l'orientation de plus en plus intégrée à l'école, les finalités se déplacent sur un plan socio-pédagogique. L'égalité des chances à l'école est la grande question de cette époque, et l'orientation scolaire n'y échappe pas.
Francis Danvers résume non sans optimisme l'évolution de l'orientation de sa naissance à nos jours : "A la problématique classique (décrets de 1922 et 1932) - mettre l'homme qui convient à la place qu'il faut par une sélection des plus aptes, condition du bonheur individuel, de l'équilibre social et de la justice - se substitue une vision où l'orientation devient une des finalités d'un enseignement rénové prenant en compte la psychologie des adolescents et une pédagogie de l'apprentissage. Ainsi sont définis les caractères d'une orientation positive : l'orientation est négative quand elle est imposée comme la conséquence d'échecs évalués par rapport à une échelle des valeurs unidimensionnelle et arbitraire" 108 . Cependant, nous pouvons douter que "l'orientation positive" telle qu'elle est définie ici ait pu se développer pour tous au sein de l'École. Enfermée dans l'institution scolaire, l'orientation professionnelle réduit sa dimension socio-économique, au détriment des jeunes, dirigés davantage selon leur résultats dans les disciplines dominantes que d'après leur personnalité ou leurs intérêts. Si elle est "positive" pour certains, elle semble "négative" pour une grande part 109 .
Cette conception diagnostique relève d'une vision statique du rapport homme-société, sous-tendue par une double problématique, d'une part, scientifique, en vue de construire des instruments statistiquement validés d'évaluation des aptitudes nécessaires à certains métiers, et d'autre part, économique avec une connotation tayloriste, dans le but d'accroître la productivité par une adaptation optimum de l'homme à son poste de travail et à la machine.
Colette Bénassy-Chauffard distingue deux axes théoriques opposés dans la notion d'adaptation : d'une part, dans une conception fixiste, il s'agit de faire coïncider les aptitudes et les traits invariants constitutifs d'un individu avec telle ou telle profession, ce que le taylorisme s'efforce de réaliser de la façon la plus rationnelle possible ; d'autre part, dans une vision plus dynamique, les aptitudes sont impossibles à fixer à un métier donné puisqu'elles ne sont que l'expression plus ou moins constante d'un individu, et varient selon le contexte de travail et les apprentissages 110 .
Si le taylorisme, considéré, jusque dans les années 70, comme l'organisation scientifique du travail la plus aboutie, a entraîné l'hégémonie de la conception diagnostique en orientation, quelques critiques commençaient à se faire entendre dès les années 50, du côté de certains psychologues plus attirés par les relations humaines et davantage tournés vers les recherches nord-américaines, comme du côté des sociologues. En 1952, Max Pagès, disciple de Carl Rogers pointait déjà les limites de l’attitude diagnostique : « Le facteur d’adaptation supposé à l’œuvre est essentiellement rationnel. Le client est supposé avoir l’objectivité nécessaire pour admettre sur lui-même ou sur des personnes qui dépendent de lui « les vérités qu’on lui confie… Dans la perspective du diagnostic, il n’est pas tenté d’effort sur le plan spécifiquement psychologique pour aider l’individu à évoluer en dehors d’un effort de persuasion rationnelle » 111 .
Claude Dubar, partageant la thèse de Pierre Naville, selon laquelle l'orientation est avant tout conditionnée par la division sociale du travail, interroge le paradoxe d'un système, basé sur le diagnostic d'aptitudes, considérées par certains comme innées, en vue d'un travail de plus en plus déqualifié :"le travail à la chaîne génère de nouveaux emplois d'ouvriers spécialisés qui s'apprennent en quelques heures et n'ont plus rien à voir avec les anciens métiers artisanaux. Comment défendre l'idée que certains jeunes ont des "aptitudes" innées pour ce genre d'emploi ?" 112 . Dans une problématique sociologique, l'auteur dénonce les inégalités engendrées par le phénomène de reproduction sociale dont ne peut se départir l'orientation professionnelle, associée certes à la psychologie mais prisonnière de l'économie du travail : "Loin d'être un libre choix fondé sur la connaissance de ses aptitudes et correspondant à sa vocation", elle constitue un "tri social" déterminé par le milieu d'origine" 113 . Néanmoins, l'auteur réussit à rétablir les deux composantes de la contradiction dans une synthèse qui sera utile à notre développement ultérieur : "Si l'orientation professionnelle "réelle" est bien ce processus par lequel s'opèrent les ajustements entre les souhaits exprimés et les possibilités offertes, celui-ci ne peut être analysé qu'ex-post et non prévu a priori. C'est pourquoi la question de l'orientation professionnelle est inséparable de celle de l'ensemble de la trajectoire, du cycle de vie, de la socialisation professionnelle, définie comme un processus biographique et relationnel " 114 .
Enfin, les pratiques d'orientation fondées sur cette conception diagnostique placent le conseiller dans une position d'expert, chargé de « diagnostiquer les caractéristiques individuelles et les exigences des postes de travail pour pouvoir pronostiquer les corrélations entre les deux (....). Dans cette démarche, l'usager (l'enfant ou l'adulte) apprendra qui il est et surtout quelles sont les meilleures voies pour lui (...) l'usager reste relativement passif et plutôt orienté vers l'adaptation sociale (à chacun son mérite, ses aptitudes) » 115 . Sans contester la visée d'adaptation sociale de l'orientation professionnelle, l'auteur souligne sa dimension "à la fois scientifique et moraliste" ainsi que "déterministe" 116 .
Le dispositif d'orientation professionnelle français s'est développé dans une société marquée par un pouvoir politique centralisé et une conception autoritaire de l'État. Rappelons, pour exemples, que le dialogue social est une notion qui s'est surtout développée à partir des années 75, que la décentralisation administrative et politique ne s'est véritablement effectuée qu'à partir de la décennie 80 et que l'ensemble des acteurs — politiques, patronat et syndicats—, n'ont pas résisté à l'idée d'un progrès construit sur la croissance et la rationalisation des modes de production. La notion de "choix professionnel", qui implique celle d'individualisation, est d'ailleurs quasiment inexistante à cette époque, faisant son apparition, paradoxalement, avec la pénurie grandissante de l'emploi. Mais cette vision figée du rapport de l'homme et de la société sera mise à mal par le mouvement de contestation sociale des années 65-75, qui exigera des décideurs politiques d'autres modalités de relations sociales.
Ce que Sylvie Boursier définit comme conception diagnostique du choix professionnel, en l'opposant à l'approche éducative, est attesté par Jean Luc Mure dans sa déclinaison de deux ensembles théoriques antagonistes, qui se sont affrontés dès les années 50 aux États-Unis comme en France :"des théories structurelles et déterministes", appuyées sur la psychologie différentielle, utilisant de manière fixiste les méthodes d'évaluation d'aptitudes et d'intérêt et "les théories évolutionnistes", basées sur la psychologie développementale et humaniste et sur le postulat de l'éducabilité de la personne 117 .
Au-delà des appellations, l'orientation professionnelle semble plutôt avoir été, et être de nos jours encore, traversée par des conceptions opposées de l’homme dans son rapport au monde.
André CAROFF, op cit. , p.46.
Francis DANVERS, op cit. , p.52.
Différentes analyses actuelles du système scolaire évoquent une adaptation réussie pour seulement une tiers des élèves, difficile et incertaine pour un autre tiers et impossible pour le dernier tiers.
Colette BÉNASSY-CHAUFFARD, "L’adaptation des individus aux professions", in Henri PIÉRON, Maurice REUCHLIN …, L’utilisation des aptitudes, orientation et sélection professionnelle, traité de psychologie appliquée, Op. cit, pp. 525-575.
Cité par Colette BÉNASSY-CHAUFFARD, Op. cit, p. 564.
Claude DUBAR, "Entre détermination et mobilisation subjective : l'orientation comme processus de socialisation", in AFPA, CNAM, Centre INFFO, L'orientation professionnelle des adultes, Contributions de la recherche, État des pratiques, Étude bibliographique, Étude CEREQ n° 73, Mai 1999, pp. 99-104.
Claude DUBAR, Art. cit., p.100.
Ibid.
Sylvie BOURSIER, Op. cit., pp. 66-67.
Ibid.
Jean Luc MURE, "L'Éducation à l'orientation au collège et au lycée : des directives ministérielles à l'apprentissage par l'expérience", in Cahiers Binet-Simon, L'orientation éducative, chantier du présent, Érès, n°656/657, 1998 n° 3/4, pp. 46-82.