Tout d’abord l’École, objet de multiples réformes depuis l’après-guerre 174 , subit l’épreuve d’une critique de plus en plus profonde, irradiant tous les champs, psychopédagogique, philosophique, sociologique, politique etc. Dans ce procès, Jean Piaget n’accorde aucune circonstance atténuante : « Sous les régimes de gauche comme de droite, l’Ecole a été construite par des conservateurs du point de vue pédagogique, qui pensaient bien davantage au moule des connaissances traditionnelles dans lequel il fallait façonner les générations montantes qu’à former des intelligences et des esprits inventifs et critiques » 175 . De même, Pierre Bourdieu et son co-auteur Jean-Claude Passeron, dans un ouvrage devenu référence, stigmatisent, dans une problématique sociologique, la reproduction par l’école des inégalités sociales et culturelles, s’efforçant de démontrer que le système scolaire « opère objectivement une élimination d’autant plus totale que l’on va vers les classes défavorisées » et assure intrinsèquement la perpétuation des privilèges de classe, rendant impossible un véritable enseignement démocratique 176 .
Ivan Illich, dans une perspective encore plus radicale, et sous des titres provocateurs, condamne l’institution scolaire, suspecte d’accentuer l’aliénation ainsi que les inégalités sociales et culturelles, et de ne plus répondre à sa mission éducative : « si à l’école on n’apprend assurément pas un métier, on ne bénéficie pas non plus d’une éducation de l’esprit » 177 . Cet auteur, dont les thèses ont déclenché des débats passionnés en France, va jusqu’à préconiser une déscolarisation de la société car l’institution-École non seulement ne combat pas les inégalités mais rend l’action éducative et sociale impuissante : « Certes, la pauvreté a de tous temps impliqué l’impossibilité d’agir sur le plan social, mais faire de plus en plus confiance aux institutions donne à cette impuissance une dimension nouvelle : elle accable maintenant l’esprit, elle retire à l’homme toute volonté de se défendre » 178 . Les théories de Paulo Freire, largement diffusées en Europe, viendront aussi renforcer le sentiment général d’un fossé entre l’École et la société. Face à « l’éducation-domination », ce pédagogue brésilien, mondialement connu et conseiller à l’UNESCO, préconise, avec sa célèbre méthode de la « conscientisation », une « éducation-libération », favorisant non seulement l’acquisition de connaissances mais aussi « une approche critique de la réalité » 179 .
Enfin, le développement des sciences de l’Education, consacrées discipline universitaire en 1967 et se déployant sur l’ensemble du territoire français dès 1970, a certainement contribué à porter sur l’École, ses finalités, son système et ses méthodes un regard critique, certes nécessaire mais que les défenseurs de l’institution scolaire n’apprécient toujours pas 180 . Si la première chance d’accès au savoir, à la connaissance et à l’insertion sociale et professionnelle, que représente l’École, était le sujet d’autant de controverses et de critiques, la seconde, symbolisée par la Formation professionnelle continue et l’Éducation permanente, recevait la lourde tâche de porter tous les espoirs déçus, au risque d’en « indisposer » la première. André Boutin souligne le paradoxe apparent selon lequel « l’évolution économique et sociale, qui a fait apparaître l’insuffisance des formations professionnelles initiales, révèle, de façon complémentaire, l’utilité d’organiser l’éducation permanente » 181 L’éducation, qu’elle soit initiale ou permanente, reste donc un enjeu fort d’intégration sociale, et vers elle se tournent les espoirs les plus vifs. Dans la même mouvance, les nouveaux dispositifs d’information sur la formation, comme ceux, plus anciens, d’orientation professionnelle, ont reçu ce message et ont été irrigués par cette exigence de renouveau éducatif.
On ne compte plus en effet le nombre de réformes depuis le Plan "Langevin-Wallon" de 1947, qui avait pour but l'unification administrative du système éducatif français comme moyen de réaliser l'égalité scolaire. On exagèrerait à peine en attribuant une réforme à chacun des ministres de l'Education qui se sont succédés durant ces cinquante dernières années. L'explosion scolaire des années 60 obligea à repenser les finalités et les méthodes d'enseignement confrontées au problème crucial de l'échec scolaire, de la persistance des inégalités.
Jean PIAGET, Où va l'éducation? , Paris, Denoël, 1963, cité par Guy AVANZINI in Immobilisme et novation dans l'éducation scolaire, Privat, Toulouse, 1975, p. 274.
Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Editions de Minuit, 1963, p.11 ; Cf. aussi La reproduction, Paris, Ed. de Minuit, 1970.
Ivan ILLICH, Une société sans école , Paris Seuil, 1971, p. 37.
Ibid, p. 15
Paulo FREIRE, Pédagogie des opprimés, Paris, François Maspéro, 1974, p. 9.
Guy AVANZINI, Introduction aux sciences de l'éducation,Toulouse, Privat, 1987, 2ème éd., pp.149-151.
André BOUTIN, L'éducation malade de la formation professionnelle, Paris, Casterman, 1979, p.132.