À la différence des institutions scolaires, la Formation des adultes sera fortement imprégnée par la pensée de Carl Rogers, dont les travaux parviennent en France dans les années 60. André de Peretti, qui a beaucoup contribué à faire connaître ce maître de la psychologie humaniste, décrit les débats passionnés que son séjour en France suscita en 1966 182 . Accueilli par certains, séduits par la sincérité de son message qui propose un modèle global définissant la personne non pas en terme de structure mais en perpétuel devenir, il fut rejeté vivement par d’autres, refusant son regard trop positif sur l’homme. En apportant un cadre théorique dynamisant pour les formateurs, le message de Carl Rogers fut bien entendu dans les milieux éducatifs de la « deuxième chance » 183 .
Max Pagès, qui a préfacé l’ouvrage de Rogers Le développement de la personne, résume parfaitement l’intuition rogérienne : « la personnalité humaine est en son fond une tendance à l’intégration de ses différents éléments, à l’actualisation de soi, à la relation avec autrui. Elle est mue, le plus secrètement, par une acceptation inconditionnelle de soi-même et des autres, par ce qu’il faut bien appeler un amour, à condition d’enlever au terme toute nuance possessive... l’unité de la personnalité n’est pas celle d’une structure conçue comme une organisation fixe d’attitudes et de comportements, ni même celle d’une liaison organique entre des structures, comme le suggère la psychanalyse, c’est une unité de mouvement (process), qui préexiste à toutes les structures et qui est elle-même créatrice de structures. La personnalité humaine ne peut être saisie authentiquement que comme un devenir, une tendance permanente au changement. » 184
La prééminence rogérienne de la notion de conscience sur celle de l’inconscient et la problématique de « l’hic et nunc » (ici et maintenant), critiquée dans les milieux psychanalytiques, ont été bien accueillies en formation d’adultes, plus encline à tenter d’actualiser les potentialités des personnes : « Le moi constitutif de la personnalité est la conscience d’exister pour soi et par soi qui s’acquiert au cours de la croissance psychologique. À l’encontre de la psychanalyse qui privilégie l’histoire et l’enfance comme fondatrice de la personnalité, la non directivité insiste sur « l’ici et maintenant », sur une dynamique du sujet qui s’actualise sans cesse, quel que soit son âge et la gravité de son état. Le moi est produit par l’expérience individuelle et s’organise graduellement pour se structurer de façon cohérente » 185 .
La vision rogérienne de l’homme, perçu dans sa capacité de se développer et de changer, a suscité un immense espoir éducatif chez un grand nombre de formateurs qui croyaient eux-mêmes en l’éducabilité de l’adulte, postulat qu’ils pouvaient vérifier dans leurs pratiques. De même que les conceptions de Rogers étaient partagées par les formateurs d’adultes, de même se trouvaient-elles en résonance avec ceux qui avaient la charge de diffuser le message de la Formation professionnelle continue, dans les structures d’information et d’orientation professionnelle issues de la loi de 1971 186 .
Si cette pensée, qui réhabilitait l’individu non seulement en tant qu’acteur social contribuant au destin collectif mais aussi dans sa dimension personnelle et affective, a accompagné la mutation culturelle de la société française, elle est également témoin de sa profonde mutation socio-économique. C’est à nouveau une crise économique, celle des années 70, qui va réanimer le concept d’orientation professionnelle des adultes, en le faisant cohabiter avec celui de l’information sur la formation, initialement destinée aux salariés, désormais menacés.
Voici comment Carl Rogers se présenta lui-même lors du séminaire qu'il anima devant plus de 400 personnes en mai 1966 à Paris : "Je suis Carl Rogers, je suis ici et maintenant. Je ne suis pas une autorité, un nom, un livre, une théorie, une doctrine...Je suis une personne très imparfaite qui essaie de trouver la vérité dans ce domaine difficile des relations humaines...Allons-nous pouvoir nous parler, nous rencontrer en toute vérité, partager quelque chose ensemble ". (cité par André de Peretti, Les contradictions de la culture et de la pédagogie, Paris, EPI, 1969, p.34.)La rencontre avec les intellectuels français ne fut pas facile, à la lecture des commentaires de presse, relatés par André de Peretti, notamment celui d'un journaliste du Monde : "On pense à l'optimisme américain, pour qui l'homme est invinciblement tourné vers le progrès et le bonheur, et on peut imaginer que la psychologie rogérienne est un produit du puritanisme américain et une réaction contre la psychologie freudienne, issue, elle, du puritanisme européen que dévore l'idée de la douleur, du mal et de la mort" (cf. Frédéric GAUSSEN, "Un psychologue optimiste" in Le Monde, mai 1966) ; et les critiques très vives de François Roustang dans la revue Etudes (juin 1966) quant au caractère imparfait du support théorique rogérien, face aux modèles psychanalytiques.
Il semblerait que l'Éducation nationale, en dehors de l'Université, ait été plus imperméable à la diffusion de sa pensée ou du moins que celle-ci n'ait pu pénétrer au delà de certains espaces de formation et de recherche, comme les Centres académiques de formation continue (CAFOC).
Max PAGES, Préface à l'ouvrage de Carl ROGERS, Le développement de la personne, Paris, Dunod, 1968, pp.VII-IX
Michel RICHARD, Les courants de la psychologie, Lyon, Chronique Sociale, 1990, p. 144.
Une étude sur les profils des animateurs de ces nouveaux services d'information montrerait sans aucun doute la prééminence des formateurs d'adultes, ainsi que nous avons pu le constater dans nos différentes relations professionnelles.