À partir de 1975, avec la montée massive du chômage, la demande d’un public, brutalement exclu de l’entreprise et marginalisé, se complexifie et fait basculer les pratiques d’information et d’orientation. Vite confrontées à la réalité du chômage, obligeant à approfondir la relation avec le demandeur d’emploi, celles-ci vont prendre une dimension renouvelée d’aide à l’élaboration de projet professionnel. En effet, le point commun de tous ces organismes est l’accueil d’un public de plus en plus nombreux, manifestant le besoin d’une aide pour établir ou rétablir un projet professionnel, au moyen entre autres, de la formation.
Cette expression de « crise », qui définit une période difficile devant s’achever par le retour à un état normal, est-elle bien appropriée pour signifier le changement profond, qui s’est enclenché dès 1974, entraînant des effets irréversibles ? La crise économique des années 30 dans les pays occidentaux n’avait duré que quelques années sans bouleverser les fondements des systèmes de production et d’échanges. Or, si les deux chocs pétroliers de 73 et de 78, responsables d’une importante dépression économique, ont pu laisser croire, pendant les premières années, à une déstabilisation passagère, ce phénomène de crise s’est étendu sur deux décennies, touchant une génération entière. Depuis plus de vingt ans, notre société subit une remise en question fondamentale de son organisation économique et sociale. Plus profondément, le concept de travail se trouve ébranlé dans ses modes et ses valeurs, du fait de la pérennité du chômage, que la plupart des pays européens n’ont pu, à ce jour, endiguer. Edgar Morin, qui a fondé théoriquement le concept de crise en sciences humaines, en souligne toute sa dimension révélatrice et potentiellement créative : »Plus la crise s’approfondit et dure, plus elle suscite une recherche de solutions de plus en plus radicales et fondamentales... Nous sommes dans des sociétés en évolution permanente et rapide et dont la complexité est telle qu’elle s’accompagne de beaucoup d’instabilités et de désordres. Aussi, aujourd’hui, ne savons-nous pas si l’évolution permanente n’est pas aussi crise permanente » 188 .
Nous appréhenderons ces bouleversements sans précédent qui affectent notre société, au travers des réponses que les pouvoirs publics ont tenté d’apporter, depuis près de trente ans, à l’échelon politique, institutionnel, ainsi qu’au travers des réflexions qui ont fondé de nouvelles pratiques d’orientation.
Si la période « des 30 Glorieuses », forte de sa croyance dans une expansion économique sans fin et dans la consommation comme « fin matérielle de toute activité humaine » 189 , n’a pas pris en compte la réflexion sur le travail, l’emploi, et le sens à leur donner, on constate actuellement, une mobilisation générale sur ce thème. Cette question a resurgi brutalement avec le chômage, c’est-à-dire avec le manque de travail pour tous. Cependant, certains philosophes n’avaient pas attendu la crise pour apporter leur mise en garde et, dès 1958, Hannah Arendt, dans un ouvrage remarquable redécouvert par beaucoup quelques années plus tard, La condition de l’homme moderne, proposait de relire dans une problématique anthropologique le concept de travail 190 .
Dans un article récent, Jacqueline Lorthiois dénonce la logique, qui a prévalu, de confondre les deux concepts « travail » et « emploi » et de privilégier l’emploi avec ses deux composantes, l’offre et la demande d’emploi. Or, « si c’est l’entreprise qui emploie, c’est le travailleur qui travaille....mais c’est pourtant vrai : l’emploi ne prend réalité que s’il est occupé. Ce n’est que le mariage consentant Emploi/Travail qui permet au poste d’exister...Cette occupation est donc le fruit d’une négociation entre un offreur d’emploi et un offreur de travail...Il s’agit de deux gisements mis en correspondance : un gisement d’emploi et un gisement de main d’œuvre » 191 . La notion d’emploi, liée à l’entreprise-employeur alors que le travail est assimilé à l’individu-travailleur, a bénéficié d’une suprématie lexicale pendant de nombreuses années et encore de nos jours. Ce choix qui traduit une façon unilatérale d’aborder la question, exprime une conception minimaliste de l’homme au travail, qui, a contrario, parce qu’il n’a pu être « placé », est coupable d’être en dehors de la sphère de l’emploi et devient exclu de la société. Le prolongement de la crise a obligé, heureusement si l’on peut dire, à revoir ces raisonnements et à réhabiliter la réflexion sur le travail, en réintégrant la place de l’homme.
Durant ces vingt cinq années de « crise », les politiques d’Etat donneront priorité aux actions pour l’emploi, autour de deux objectifs : accompagner les restructurations de l’appareil productif par le traitement social du chômage et le développement de la formation professionnelle, et favoriser l’insertion des catégories en difficulté sur le marché du travail, les jeunes et, plus récemment, les chômeurs de longue durée. Les dispositifs de formation professionnelle, bien organisés depuis 1971, viendront donc en renfort de ces politiques de l’emploi, qui ne s’attaqueront pas à la question de fond du travail.
Edgar MORIN,Sociologie , Paris, Fayard, 1984, pp.184-189.
William BEVERIDGE cité par Martine MULLER, Le pointage ou le placement, Histoire de l'ANPE, Préface de Vincent MERLE, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 91
Hannah ARENDT,Condition de l'homme moderne, Préface de Paul RICOEUR,Paris, Calmann-Levy, 1961, 2ème éd., coll. Agora, 1988, 406 p
Jacqueline LORTHIOIS. "Plaidoyer pour la théorie des trois offres", in revue POUR, Le travail en question, n° 137/138, juin 1993, pp. 31-32.