En 1986, un ouvrage ébranla les milieux éducatifs et économiques, révélant, de manière salutaire et sous un titre provocateur, les limites des finalités économiques attribuées à la formation professionnelle 209 . En effet, le début des années 80 est marqué par un important investissement sur les dispositifs de formation professionnelle, considérés comme un instrument déterminant et indispensable des politiques de l’emploi. Il est vrai que, à l’heure où certains hommes politiques s’engouffraient dans l’idée, certes généreuse mais sans réel discernement, de mener 80% d’une classe d’âge au baccalauréat, l’ensemble de la population active affichait un niveau moyen de formation peu élevé, ne dépassant pas le CAP pour plus de 60%, et, selon le recensement de 1982, près de 40% de jeunes de plus de 15 ans se trouvaient sans diplôme 210 . En installant définitivement le doute sur les modèles planificateurs et centralisés de prévision, les auteurs de ce rapport préconisaient que « la nécessaire recherche d’une adaptation des dispositifs de formation aux besoins économiques et sociaux devait donc passer par d’autres voies » 211 , notamment par la décentralisation qui permet des ajustements de proximité, mais aussi par des pratiques d’orientation et d’accompagnement vers l’emploi plus adaptées aux mutations sociales et économiques, ce que nous aborderons plus avant.
Selon Jean-Marc Boulanger, délégué adjoint de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, attestant Lucie Tanguy, une adéquation stricte entre les flux de formation et d’emploi est impossible pour trois raisons : la modification de plus en plus rapide du contenu des emplois, la caducité des prévisions macro-économiques sur les besoins futurs de qualification et, enfin, la non-linéarité des parcours professionnels individuels, de plus en plus éloignés des qualifications acquises initialement 212 . Cette réserve vis-à-vis des analyses macro-économiques a sans doute favorisé l’émergence d’une conception réhabilitant la personne au sein des processus économiques. Dans une problématique systémique, on pourrait dire que la prise en compte d’une certaine logique de l’acteur serait venue déranger la linéarité du couple formation-emploi.
Dix ans après le premier choc pétrolier, les orientations du IXème Plan (1984-1988), tout en préconisant « une intégration étroite des dimensions emploi, organisation du travail, relations de travail, formation professionnelle, relance et restructuration de l’appareil productif » 213 , insistent sur les efforts nécessaires de qualification des jeunes et des adultes, afin d’accompagner la modernisation des entreprises et de lutter contre le chômage et l’exclusion. Les textes de loi relatifs à la formation professionnelle vont progressivement intégrer ces objectifs de qualification et d’adaptation 214 . Certes, un des effets de la crise économique sur la formation a été de renforcer la dimension professionnelle et technique de celle-ci, en parallèle d’une réhabilitation de l’entreprise, considérée comme un lieu éducatif. On peut encore constater, notamment dans les textes sur le congé de formation, que, malgré les contingences économiques, les finalités de promotion sociale et d’éducation permanente sont encore maintenues par le fil de plus en plus ténu des idéaux de la loi de 1971. Mais, par démagogie ou par idéal figé, certains responsables politiques ont fait peser sur la formation des objectifs irréalistes, par exemple celui de créer des emplois 215 ., alors que chacun sait que dans une économie basée sur la production de biens, seule la croissance peut favoriser leur création. La formation a donc vite atteint ses limites, en créant certes des emplois, "mais dans le milieu des formateurs", comme le dit, non sans ironie, Jean Pierre Le Goff 216 . En devenant ainsi un élément central du traitement social du chômage, la formation a subi une dérive économiste, soumettant l’articulation formation-emploi à une obligation de résultats en terme d’insertion, tout en faisant d’elle un cheval de bataille politique.
De plus, dans la mouvance d’une réhabilitation de l’entreprise, des concepts gestionnaires issus de cette dernière, tels « l’achat de formation », le « contrôle-qualité », l’ «investissement» et son retour obligatoire, la «rentabilité», ont envahi non seulement le champ pédagogique de la formation mais aussi son terrain législatif, occupé et préservé, dans cette décennies 80, par des personnalités pourtant connues pour avoir combattu l’exploitation et l’aliénation de l’entreprise capitaliste, mais qui reconnaissaient quelques années plus tard les mérites de la gestion optimale des ressources humaines de l’entreprise ! 217 En voulant appliquer strictement des principes de rationalité économique à des pratiques éducatives, ces nouveaux « apôtres de l’ingénierie éducative », selon les termes de Bernard Liétard, ont recouvert les pratiques de formation de procédures technocratiques, qui en ont obscurci les finalités : « tout se passe comme si ce nouveau « code », avec ses techniques et son jargon, jouait un rôle idéologique - son argumentation apparemment scientifique et sa technicité affirmée dotent l’action de ceux qui l’utilisent d’une crédibilité excessive, qui cautionne leur respectabilité intellectuelle et assure le marketing » 218 .
La promesse des années 80 « qu’une meilleure formation conduirait à une compétitivité accrue des entreprises et à davantage d’emploi » 219 n’a pu être tenue et la désillusion qui a suivi s’est traduite par une vive critique de la formation professionnelle, rendue responsable de cet échec 220 . Tout en reconnaissant « l’ambiguïté fondamentale » de la formation, en tant que pratique sociale, partagée entre des nécessités économiques et des besoins sociaux et culturels, Bernard Liétard distingue quelques prémices d’un renouveau de la perspective d’éducation permanente qui, depuis 1971, accompagne la formation des adultes, notamment dans « un nouvel ordre éducatif » qui se fait jour, de manière encore marginale et diversifiée, sous la forme de nouvelles procédures éducatives, du développement d’une économie informelle, de l’émergence du concept d’insertion sociale comme alternative à l’insertion professionnelle, de l’apparition du concept de qualification sociale, de la relativisation de la valeur « travail » etc. Avec optimisme, ce chercheur et professeur au CNAM conclut en soulignant le nécessaire retour de la dimension éthique de la formation : « D’un coté, ces changements correspondent à une nécessité économique incontournable, dans une société où les modèles classiques de la croissance et du plein emploi sont devenus inopérants. De l’autre, on peut penser que la « culture de projet » dans laquelle on se trouve permettra une plus grande responsabilisation des individus sur leur itinéraire » 221 .
C’est dans ce contexte de profonds changements, que l’orientation professionnelle s’est développée et renouvelée. La politique de l’État en matière d’information et d’orientation professionnelle s’est appuyée, à partir des années 80, sur de nouvelles réflexions élaborées dans des rapports fondateurs ainsi que sur de nouvelles institutions.
Lucie TANGUY (sous la direction), L'introuvable relation Formation/Emploi, Paris, La Documentation Française, 1986, 302 p.
Cf. Enquête Emploi de l'INSEE , mars 1985, in Données Sociales 1990 , Paris, INSEE, 1991. Certes le chiffre concernant la qualification des adultes actifs est à moduler avec l'expérience et les acquis professionnels, venant compenser, dans la plupart des cas, l'absence de diplôme.
Renaud LEMAIRE, "L'articulation emploi-formation", in Actualité de la formation permanente, Centre INFFO, n° 153, Mars-Avril 1998, p.83.
Jean Marc BOULANGER, "La formation et l'emploi", in Actualité de la formation permanente, Centre INFFO, n°153, Mars-Avril 1998, pp. 15-16.
Cf. Développer la formation professionnelle, Rapport du Commissariat du Plan, La Documentation Française, 1985.
Enfin l'accord du 3 juillet 1991 suivi de la loi du 31 décembre relatifs à la formation et au perfectionnement professionnel étendent le droit à la formation continue dans les entreprises de moins de 10 salariés, par une contribution obligatoire et reconnaissent un nouveau droit dont nous parlerons plus loin, le congé de bilan de compétences, dont nous parlerons plus loin.
Cette contribution est égale à 0,15% de la masse salariale et avec un minimum de O,15% du montant annuel du plafond de la sécurité sociale. Pour le congé de bilan de compétences cf. les articles 16 à 19 de la Loi n°91-1405 du 31 décembre 1991.
Nous avons tous en mémoire, dans les années 82-83, les campagnes du ministère de la Formation Professionnelle en faveur de la formation, au slogan trompeur "une formation = un emploi".
Jean Pierre LE GOFF, Revaloriser la culture générale dans la formation continue , document cité, p.13.
C'est, en effet, André Laignel, alors secrétaire d'Etat à la Formation Professionnelle, et son directeur de cabinet Alain Geismar, ex-leader du mouvement de 68, qui ont lancé les pratiques de contrôle-qualité de la formation , dans le cadre de la loi du 4 juillet 1990, imposant les pratiques de cahier des charges dans les contrats liant les organismes de formation et les entreprises commanditaires et réglementant les pratiques d'achat de formation.
Bernard LIETARD, "Qu'avons-nous fait de nos vingt ans ?", in Tribune Mémoires et thèses, n°9, décembre 1992, p.13.
Claude PAIR, "L'orientation, éduquer au choix ou préparer à la précarité ?", in L'orientation face aux mutations du travail, ouvrage collectif, Paris, Syros / Cité des sciences et de l'industrie, 1997, p. 245.
A ce propos, la campagne de "moralisation" dans laquelle s'est engagé le secrétariat d'État à la formation professionnelle d'André Laignel, au début des années 90, est significative de ce mouvement de dévalorisation de la formation continue.
Bernard LIETARD, Art. cit., p.14.