2.5.3. Le rapport Murcier

En novembre 1980, Jean-Paul Murcier, membre du Conseil Économique et Social présente un rapport sur « l’orientation et la reconversion des adultes » 230 , adopté à l’unanimité des 149 membres présents, qui a considérablement enrichi la réflexion par son analyse fine des dispositifs en place et ses propositions novatrices. Nous nous arrêterons un peu plus sur ce texte, qui a contribué de manière prophétique et essentielle à l’élaboration d’une politique d’orientation professionnelle.

Pour ce spécialiste en droit du travail, issu du syndicalisme, l’orientation professionnelle des adultes ne peut plus être considérée « comme l’instrument permettant le placement des travailleurs dans les emplois disponibles sur le marché du travail » 231 , mais devrait permettre à chacun, entre autres, de « mieux utiliser ses compétences et ses aptitudes dans les emplois disponibles ou à créer sur le marché du travail, d’acquérir les connaissances et la formation professionnelle nécessaires à un changement d’activité, que celui-ci soit désiré ou imposé par les circonstances économiques » 232 . Dans sa mission de « guider, soutenir les travailleurs et les travailleuses dans la recherche d’un emploi correspondant à leurs désirs et à leurs aptitudes professionnelles » 233 , se dégage une conception plus centrée sur la personne. Alors que la reconversion professionnelle, qui vient du langage de l’économie est le « changement d’activité professionnelle qui s’impose à eux par suite de circonstances économiques 234 , Jean Paul Murcier attribue à l’orientation professionnelle « un champ d’activité et des finalités plus larges » 235 et en fait non seulement « une condition d’une bonne reconversion » 236 mais un moyen d’optimisation des compétences, dans l’esprit des finalités de l’éducation permanente.

Avançant en priorité l’idée de progrès social, prédominante sur l’économie, l’auteur est le premier à suggérer au législateur la mise en œuvre d’un véritable droit à l’orientation professionnelle continue, corollaire au droit de la formation professionnelle continue, dont le but serait d’établir une meilleure égalité des chances dans l’accès à l’emploi : « le caractère complémentaire de l’orientation professionnelle par rapport au placement et à la formation professionnelle des adultes confirme que, comme l’a reconnu la loi de 1971 pour cette dernière, l’orientation professionnelle doit être continue : c’est dans les différents moments de leur vie professionnelle que les travailleurs doivent avoir la faculté d’y recourir qu’ils soient à la recherche d’un emploi ou d’une formation susceptible d’améliorer leurs valeurs professionnelles ... L’existence d’un droit éclaire les actions à entreprendre et les moyens à mettre en œuvre pour la réalisation concrète d’un progrès social déterminé » 237 .

Non seulement Jean-Paul Murcier préconise un droit individuel « qui doit appartenir personnellement à chaque travailleur » mais il insiste sur le « libre choix de l’activité professionnelle » et reconnaît la différence avec l’orientation scolaire des jeunes « nécessairement plus directive ». Ce droit est affirmé comme un droit à l’orientation professionnelle continue, à ce titre il devrait pouvoir s’exercer tout au long de la vie, « dans les différentes circonstances de la vie professionnelle » 238 , que l’on soit salarié, demandeur d’emploi, mère de famille, jeune etc... Il faudra attendre plus de dix ans pour que ces recommandations soient appliquées, dans des modalités cependant moins avancées, ce que nous évoquerons ultérieurement.

Il n’hésite pas à poser la question de la nécessaire déontologie applicable à ceux qui exercent la fonction de conseil professionnel : « les intervenants en matière d’orientation professionnelle devraient être rigoureusement formés, exercer leurs activités dans des structures leur garantissant une relative indépendance afin d’aider et de soutenir les travailleurs dans leurs démarches tout en respectant leur liberté de décision » 239 . En présentant un panorama complet des structures d’information et d’orientation en place, tout en ayant conscience du risque de dispersion, du fait de la grande diversité des structures, il reconnaît la richesse du dispositif français : « Néanmoins, il apparaît que ce pluralisme est en fin de compte assez riche : le service public y revêt différentes formes... et y voisine avec des réalisations du secteur privé ou semi-public (associations loi 1901 créées souvent à l’initiative des collectivités locales) » 240 .

Passant en revue les diverses structures, il souligne les faiblesses des uns et des autres. Au CIO, il reproche « une connaissance insuffisante du marché et des conditions du travail », à l’ANPE, une mauvaise qualité de l’entretien de conseil dont « la méthodologie repose sur des bases théoriques incertaines que ne vient pas renforcer une exploitation systématique des acquis de l’expérience » 241 et un manque d’information sur les stages. Il est vrai que la dégradation du marché de l’emploi et les impératifs de gestion du chômage imposés à l’ANPE ont porté un coup à la pratique du conseil professionnel « qui implique de la part du consultant une libre démarche vers le conseiller professionnel, nécessaire à l’établissement d’un rapport de confiance » 242 . Les trop longs délais d’attente en vue d’un stage AFPA sont épinglés, de même que le difficile accès à la formation pour les handicapés et les immigrés.

Enfin, Jean-Paul Murcier et le Conseil Économique et Social suggèrent que soit mis à la disposition des personnes un service adapté, dans des lieux neutres, « où l’on ne s’occupe pas davantage du chômage que de l’emploi », affirmant ainsi une volonté de redresser l’image, par trop liée au chômage, dont est victime l’orientation professionnelle. Pour cela, ils préconisent la création de « Maisons de l’Emploi », auxquelles ils attribuent une double mission :

‘« Rassembler dans des centres d’information et de documentation l’information disponible et la mettre à la disposition des travailleurs, des entreprises et des comités d’entreprise. Cette information devrait recouvrir les domaines suivants dans le cadre des organismes habilités : les offres d’emploi connues sur le marché du travail ; les stages de formation organisés au plan régional ou local dans le cadre de la formation professionnelle continue ; les conditions d’exercice des métiers ; la réglementation concernant les droits en matière d’indemnisation du chômage et la formation professionnelle continue ... Offrir la possibilité de regrouper en un même lieu géographique les différents services administratifs et organismes qui s’occupent des problèmes de l’emploi, sans pour autant créer des liens institutionnels autres que ceux qui existent déjà » 243 .

Force est de constater que, près de vingt ans après la publication de ce rapport, le dispositif préconisé n’existe encore pas à l’échelon global du territoire français. De cette double mission, seul la première sera retenue par le ministère de la Formation professionnelle lors de la mise en œuvre de sa politique d’information sur la formation et d’orientation professionnelle à partir de 1982. Jean-Paul Murcier entrevoyait les difficultés qu’aurait soulevées sa proposition de regrouper les différents services et il voyait dans les collectivités locales les seules instances capables de susciter une dynamique de rassemblement : « A ces propositions, certains feront le reproche d’avoir un caractère utopique. Ce serait une vue de l’esprit que de vouloir réunir en un même lieu les services administratifs habitués à travailler de façon séparée. Pour y parvenir, en effet, il faudrait combattre la centralisation excessive des structures administratives. Il faudrait également, ce qui serait illusoire, proposer au service public et aux organismes privés de se rapprocher » 244 .

Les propositions du rapport du Conseil Économique et Social, semblent d’autant plus novatrices qu’elles émergeaient à une époque où, pour résoudre la crise, les pouvoirs publics étaient encore tentés de recourir à des approches centralisées et nationales, renforcés dans leurs convictions par les statistiques du chômage et l’espoir d’une possible adéquation formation-emploi. Même si la dimension éducative de l’orientation professionnelle n’est pas explicitement mentionnée par l’auteur, qui montre une détermination à dépasser les stricts impératifs économiques ainsi qu’une volonté de rénover les dispositifs existants, ces préconisations centrées sur la mise en œuvre d’un nouveau droit individuel à l’intérieur du droit du travail, annoncent un changement radical des finalités de l’orientation professionnelle, en phase avec les évolutions socio-économiques et adaptées aux adultes. Jean Paul Murcier a clairement pressenti qu’il fallait préparer les salariés comme les demandeurs d’emploi à traverser des mutations importantes et qu’il était nécessaire de mettre en œuvre de nouveaux moyens pour accompagner ces inévitables changements professionnels, en aidant les personnes à les anticiper, à les surmonter par une meilleure utilisation de leurs compétences et de la formation.

Le rapport Murcier sera le fondement de l’expérimentation des maisons de l’information sur la formation décidée en 1982 par le Ministère de la formation professionnelle 245 .

Notes
230.

Jean-Paul MURCIER, L'orientation et la reconversion des adultes, Rapport au Conseil Economique et Social, Paris, Journaux officiels, 1980.

231.

Idem , p.5.

232.

Ibid.

233.

Idem, p. 2.

234.

Idem, p. 2.

235.

Idem, p. 4.

236.

Idem, p. 4.

237.

Jean-Paul Murcier, Op. cit.,p.91.

238.

Idem, p. 93.

239.

Idem., p.95.

240.

Idem., pp. 50 et 52. Jean-Paul Murcier fait référence ici à l'exemple des services SVP Formation mis en place à Belfort et à Chambéry à l'initiative des élus.

241.

Jean-Paul MURCIER, Op . cit p. 37.

242.

Jean-Paul MURCIER, Op . cit., p.36.

243.

Idem, p.14.

244.

Ibid..

245.

Le contexte du chômage de plus en plus massif n'a pas autorisé le ministère à reprendre le terme de "Maison de l'Emploi", provocateur vis-à-vis de l'ANPE. Cette appellation émergera néanmoins dans les années 90, à l'initiative des collectivités locales et plus particulièrement des communes, s'engageant activement dans une politique territoriale de l'emploi. Certaines de ces initiatives sont aujourd'hui rassemblées dans le réseau Alliance Villes-Emploi, animé par la Maison de l'emploi de Rueil Malmaison. Cf. Marie-Pierre ESTABLIE, "Les communes et l'emploi", in Actualité de la formation professionnelle, n° 153, Mars-avril 1998, pp 100-103.