Nous préférons situer sa naissance effective en France dans la décennie 70, sous l'influence déterminante des mutations socio-économiques et culturelles. L'évocation des mutations socio-économiques des trente dernières années nous a déjà fait entrevoir quelques effets sur l'orientation, sur lesquels il convient de revenir pour déterminer les conditions d'émergence de l'approche éducative en orientation. Sylvie Boursier décline trois facteurs socio-économiques : d’une part, le passage d'un modèle structurel des professions stable à un modèle évolutif ; d’autre part,la difficulté, voire l'impossibilité, de trouver une adéquation entre la formation et l'emploi ; enfin, la mobilité sociale et professionnelle d'un grand nombre d'adultes 258 . Mais il revient à Geneviève Latreille, dans sa magistrale étude sur l'évolution des métiers en France 259 , d'avoir porté un coup fatal aux conceptions fixistes, en démontrant que les métiers et les professions, "construits humains contingents, non déterminés" 260 , non seulement sont soumis aux évolutions de la société, mais dépendent aussi des représentations changeantes des personnes ou des groupes exerçant ces activités. S'appuyant sur les travaux de Talcott Parsons, sociologue américain fondateur d'une théorie de l'action élaborée en système, et de Michel Crozier, réhabilitant la personne dans un rôle, plus positif, d'acteur 261 , Geneviève Latreille préconise une nouvelle psycho-sociologie des métiers, qui seraient des activités, non plus seulement à trouver mais aussi à créer. Cette thèse prophétique, parue sans retentissement médiatique au début des années 80, alors que les décideurs politiques espéraient encore trouver un échappatoire à une crise qu'ils pensaient conjoncturelle, permet d'envisager la notion de métier en résonance avec les bouleversements de la réalité même du travail, qui se sont encore accentués aujourd'hui. Nous avons pu appréhender antérieurement les effets de cette mutation économique et sociale sur l'orientation professionnelle, devenue incapable de gérer une liaison formation-emploi de plus en plus fantomatique et butant sur une pénurie d'emploi impossible à endiguer. De plus, celle-ci devient continue, avec le phénomène de mobilité professionnelle qui s'est considérablement accru à partir des années 80, obligeant de plus en plus de personnes actives à envisager régulièrement de changer d'activité et de statut professionnels 262 .
Sylvie BOURSIER, L'orientation éducative des adultes,Paris, éditions Entente, 1989, pp. 79-82.
Geneviève LATREILLE, La naissance des métiers en France 1950-1975, Lyon, PUL, 1980, p. 325.
Idem, p. 325. Au début de son ouvrage, l'auteur a exploré les différentes sources documentaires, dictionnaires et nomenclatures des activités professionnelles. Refusant de se laisser enfermer dans le débat entre l'acception plus française de "métier", et celle plus anglo-saxonne de "profession", elle a montré la complexité française, due à la diversité des publications et, surtout, le manque de coordination entre les éditeurs, la plupart sous la tutelle des ministères de l'Éducation et du Travail, à la différence de la situation américaine, où est publié tous les deux ans un seul dictionnaire des professions.
Les travaux de Talcott Parsons (1902-1979), représentant du courant fonctionnaliste, précèdent ceux de Crozier et de Friedberg :"l'action est pensée comme produit d'un acteur doté de ressources, qui effectue des choix finalisés et qui use pour ce faire de moyens matériels et symboliques... L'action sociale est le produit de choix individuels qui font sens pour l'acteur". Cf. Michel LALLEMENT, Histoire des idées sociologiques, Tome 2, De Parsons aux contemporains, Paris, Nathan, 1993, p. 89.
Si dans les années 70, un travailleur sur cinq changeait d'entreprise tous les cinq ans, entre 1988 et 1992, ce chiffre est devenu plus d'un sur quatre. Cf. Pierre Vanlerenberghe, "Société, économie, travail : la recomposition permanente", in L'orientation face aux mutations du travail, ouvrage collectif, Paris, Syros/ Cité des sciences et de l'industrie, 1997, p.64. Cf. Commissariat Général du Plan, Le travail dans vingt ans, rapport de la Commission présidée par Jean BOISSONNAT, Paris, Odile Jacob/ La Documentation française, 1995.