À cette dimension économique se sont naturellement ajoutés desfacteurs culturels, ciblés après 68 autour d'une profonde crise des valeurs traditionnelles non seulement de l'éducation, qui n'est plus source de promotion sociale, comme nous l'avons noté précédemment, mais aussi du travail, perçu comme déqualifé et aliénant. En citant le refus par les jeunes du travail, ainsi que les réflexions de Donald Super sur l'impossibilité de concevoir le travail comme une source de réalisation personnelle, Sylvie Boursier met le doigt indirectement sur une contradiction non perçue à l'époque : si les jeunes refusaient les conséquences de l’organisation particulière du travail qu'était la taylorisation, refusaient-ils pour autant la valeur même de travail et sa dimension d'accomplissement personnel ? Dans le même temps, les recherches de quelques sociologues sur le rapport entre les aspirations, les modes de vie et le travail montraient qu’ils aspiraient davantage à une réalisation personnelle dans le travail qu'à ses effets de rémunération et de sécurité 263 .
Mais le développement du courant de l'orientation éducative est également lié à celle de valeurs nouvelles, que nous pouvons résumer en deux grandes tendances. L'effacement progressif des idéologies qui encadraient la pensée et suscitaient dans le même temps le sentiment de « faire communauté » ou de « vivre ensemble », a été compensé par la montée de l'individualisme ou plus exactement de "l'individualisation des conditions de vie" 264 . Ainsi, en devenant partie prenante d’"une société d'individus" 265 , la personne a été réhabilitée, considérée comme autonome et responsable, en capacité d'être acteur de sa vie, de se développer personnellement, notamment grâce à une activité professionnelle librement choisie. Mais, en contrepartie, elle est devenue de plus en plus seule face à son avenir, dans un environnement dominé par l'incertitude : « Nous sommes entrés dans l’ère de l’individualisme et de la volatilité … Cette dispersion de la communauté en individus isolés ou regroupés par petites familles ou tribus, en fonction d’affinités, de pratiques ou d’un langage, la met en péril. Elle désoriente aussi nombre de gens qui perdent leurs repères » 266 .
L'épistémologue Judith Schlanger résume bien cette révolution individualiste : "On n'a pas toujours considéré que la vie individuelle relève en droit d'un projet autonome, et qu'il est essentiel, ou même pertinent, de s'interroger sur ses aspirations propres et ses goûts. On n'a pas toujours conçu l'idéal de l'accomplissement personnel de soi en termes d'activité et d'énergie, plutôt qu'en termes de salut, par exemple, ou encore d'équilibre et de repos. On n'a pas toujours pensé que la question “que vais-je faire de moi ?“ ne concerne pas seulement quelques âmes d'élite ou quelques personnes situées au sommet de la hiérarchie sociale, mais qu'elle a une portée universelle" 267 .
Enfin, deuxième tendance, le développement de l'initiative locale et, en corollaire, l'appel à la créativité de chacun sont apparus en résonance avec le mouvement de décentralisation administrative, de même que l'émergence de nouveaux besoins sociaux et économiques :"c'est une nouvelle donne pour l'orientation, qui doit intégrer la notion de projet de vie global. Les gens ne croient plus aux solutions miracles venues d'en haut" 268 .
Dès 1979, Geneviève Latreille avait particulièrement pressenti ce mouvement : "Puisque les niveaux de formation s'améliorent et que les instances nationales (voire internationales) s'avèrent incapables de créer l'emploi (et les types d'emploi) nécessaire, les conseillers qui ne veulent pas se contenter de constater avec leurs clients cette situation déprimante n'ont guère d'autre issue, s'ils restent dans la profession, que de mettre leurs compétences au service d'une autre démarche qu'on voit surgir un peu partout, sans que la problématique et les résultats en soient encore très assurés : non pas faire connaître et conseiller de se former en vue d'emplois existants tels qu'ils existent (ceux-ci sont de plus en plus bouchés et leurs modalités d'exercice de plus en plus contestées), mais aider à l'exploration de besoins insatisfaits auxquels des aspirations au travail également insatisfaites et taxées d'utopiques actuellement pourraient peut-être répondre, à condition que de nouveaux acteurs sociaux se constituent et s'organisent solidement pour s'imposer dans le rapport de forces qui régit actuellement le(s) marché(s) du travail" 269 .
C'est dans ce contexte que l'orientation est devenue "un processus, une démarche" d'aide à l'élaboration de projet, notion apparue dans le même temps, dont nous ne pourrons éviter l'analyse. Elle "ne s'apparente plus uniquement à la résolution d'un choix ponctuel ... apprendre à s'orienter devient une question de survie quand la mobilité individuelle est une nécessité" 270 . Enfin, en plus de ces facteurs, n'oublions pas l'influence, déjà mentionnée précédemment, du dispositif de formation des adultes mis en place dans les années 70, soulignée par les auteurs des rapports préfigurant le renouveau des pratiques d'orientation des adultes.
Jean THOMAS, "Emploi et mode de vie au travail", in Orientation scolaire et professionnelle, 1982, 11, n°4, pp. 319-340.
Cf. Pierre Vanlerenberghe, A rt. Cit., p.62. Pour qualifier l'évolution inexorable de notre société, à la notion d'individualisme, par trop teintée de la connotation morale d'égoïsme, l'auteur préfère celle de "processus d'individuation", ou "individualisation" qui serait, selon lui, l'aboutissement, voire la limite du projet républicain de société libre des révolutionnaires de 1789.
Ibid. L'auteur s'est inspiré du titre d'un ouvrage qui a fait date au début de la dernière décennie. Cf. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.
René LENOIR, Quand l’État disjoncte, Paris, La découverte/Essais, 1995, p. 71.
Judith SCHLANGER, La vocation, Paris, Seuil, 1997, citée par Jean GUICHARD,"Conceptions de la qualification professionnelle, organisation scolaire et pratiques en orientation", in L'orientation éducative, chantier du présent, Cahiers Binet-Simon, Toulouse, Érès, n° 656/657, 1998 - n°3/4, pp. 127-128.
Sylvie BOURSIER, Op. cit., p. 83.
Geneviève LATREILLE, "Orientation scolaire et professionnelle et conjoncture socio-économique", extrait de Économisme et Humanisme, Lyon n° 250, 1979., in Denis PELLETIER, Raymonde BUJOLD, Pour une approche éducative en orientation, Montréal, Gaëtan Morin Éditeur, 1984, p. 15.
Sylvie BOURSIER, Op. cit., p. 82.