Si la question de ce qui fait agir l'homme a été abordée de tout temps par les philosophes, le thème des intérêts a surtout été traité par les pédagogues 271 . Dans la première moitié du siècle, Édouard Claparède est le premier à avoir introduit ce concept dans la recherche en psychologie, en le définissant comme un "besoin mental suscitant une activité destinée à le satisfaire" 272 et en préconisant une pédagogie qui tienne compte des besoins et des intérêts de l'enfant. En France à cette époque, les chercheurs, davantage inspirés par la psychologie expérimentale, se sont peu intéressés à cette notion, plus difficile d'accès pour les méthodes de laboratoire et, de plus, nécessitant la participation du sujet ainsi que sa parole. Or, comment savoir si ce que celui-ci dit correspond à la réalité et comment en évaluer objectivement l'intensité ? Henri Piéron, dont on connaît les préférences pour la mesure des aptitudes, s'est interrogé sur la compatibilité des intérêts individuels avec les intérêts collectifs :"une organisation rationnelle devant se préoccuper de la répartition des besoins de la société est obligée de réfréner certains goûts excessifs" 273 . Cependant, Henri Wallon, reconnaissant que "la simple exploration des aptitudes ne saurait suffire", préconisait déjà "la connaissance des motifs et des tendances qui dominent l'existence de chacun" 274 .
C'est à partir de 1953 que Donald Super élabore sa théorie des intérêts en orientation professionnelle, dans la mouvance des recherches d’Erik Strong, auteur du premier questionnaire inventoriant l'intérêt professionnel, la motivation et la personnalité du sujet, à qui il reconnaît la primauté d'avoir "franchi la muraille d'ignorance concernant le domaine des intérêts" 275 . Après avoir analysé les différentes méthodes de mesure existantes à son époque, il préconise la méthode des inventaires, instruments auto-descriptifs, basés sur des questions posées aux personnes, indiquant leurs goûts et/ou leurs activités préférées. Pour Super, ces instruments ont une valeur pronostique indéniable, à condition d'être correctement utilisés. Conscient de l'impossibilité de construire une méthode absolument précise d'analyse et de pronostic des intérêts, du fait de la grande variabilité des modes d'adaptation et des besoins des individus, il définit un ensemble cohérent de catégories d'intérêts dont il décrit les conditions de développement 276 . Utilisant une terminologie qui reflète encore la prééminence de la biologie pour traiter de la personne humaine, Super situe l'émergence des intérêts dans la relation du sujet à son environnement et en souligne la dimension affective :"les intérêts résultent de l'interaction de la constitution nerveuse et endocrinienne d'une part, des expériences, des possibilités offertes par le milieu et des approbations qui y sont rencontrées d'autres part" 277 . Pour ce chercheur à la marge de la psychologie expérimentale, les intérêts commencent à se cristalliser vers l'adolescence, période de formation de l'idée de soi : "les expériences d'exploration de soi et les tâtonnements qui caractérisent l'adolescence donnent au jeune la possibilité de traduire en termes professionnels l'idée de soi et du rôle qu'il s'est déjà donné, qu'il est en train de s'attribuer" 278 . Super innove en définissant la satisfaction professionnelle comme "l'un des buts essentiels de l'orientation professionnelle" 279 . La dimension de plaisir, voire de bonheur, est ainsi déclarée légitime dans le processus de choix professionnel, et deux conséquences majeures en sont dégagées : une meilleure efficacité professionnelle et une plus grande stabilité personnelle. Il définit l'intérêt comme un facteur énergétique de la motivation, "une force motrice qui détermine la direction de l'effort, sa continuité, la satisfaction qu'on en retire et même souvent la réussite" 280 , tout en considérant cependant que "les résultats de cet effort dépendent plus des capacités que des intérêts" 281 . Comme les capacités, les intérêts constituent des "ressources humaines" qui, telles des ressources naturelles, sont susceptibles d'être "explorées, cultivées, affinées et utilisées" 282 .
Il voit un lien, qu'il juge cependant "ténu", entre les intérêts et la réussite scolaire et professionnelle et qui peut varier selon le niveau d'exigence et d'implication personnelle des professions : plus celui-ci est élevé, plus les intérêts influeraient sur la réussite. L'orientation ou "développement vocationnel" est défini comme un "processus impliquant une interaction entre les ressources de la personne et celles du milieu (...) Cette interaction est en d'autres termes un processus de socialisation qui aboutit à une synthèse ou à un compromis, selon la capacité de la personne à atteindre son degré optimal de développement" 283 .
Enfin, Super analyse rapidement les possibilités de falsification des réponses des inventaires d'intérêts, atténuant la fiabilité du pronostic et, par conséquent, affaiblissant la scientificité d'un test. Mais cela ne semble pas gêner son argumentation en faveur de cette méthode d'évaluation, parce que cette démarche n'a pas pour but d'établir une vérité scientifique sur les qualités d'un individu mais de savoir ce qu'il envisage de faire, et ce qui le pousse à s'engager dans une action. Pour lui, la seule évaluation scientifique consisterait à vérifier dans le temps si ce qui a été dit a été réalisé.
Dans cette évocation rapide, apparaissent les problématiques, à la fois différentielle, développementale et sociale, de ce chercheur, dont l'œuvre est considérable et qui a ouvert la voie de l'orientation éducative, en quittant progressivement l'enclos du modèle structurel et fixiste initial. Mais, si les promoteurs de cette conception se sont appuyés sur ses théories psychologiques pour refonder le rapport du sujet à son environnement et à son avenir professionnels, on peut deviner que ce type d'approche ne pouvait satisfaire les partisans de la psychologie scientifique, plus enclins à se tourner vers l'observable et le mesurable par des moyens d'analyse et d'évaluation qu'ils peuvent entièrement contrôler. Cependant, Michel Huteau reconnaît la difficulté d'évaluer les interventions éducatives en orientation par une méthodologie de type expérimental, qui risque de conduire à "une vision excessivement morcelée de l'individu, où l'on perd le caractère unitaire de la conduite" 284 .
Soulignons cependant que le concept d'action apparaît en tant que tel dans la recherche philosophique avec la thèse de Maurice Blondel à la fin du XIXème siècle. C'est déjà avec Platon et le "daïmon" socratique, trace des Dieux en l'homme qui le fait agir, que la question est posée. Rappelons toutefois qu'au XVIIIème siècle, les pédagogues qui se sont penchés sur cette question, étaient en même temps des philosophes, à l'exemple de Jean Jacques Rousseau, dont l'ouvrage L'Émile insiste sur l'importance des intérêts en éducation. Cité par Donald Super, La théorie des intérêts,Paris, PUF, 1964, p. 7.
On peut citer deux ouvrages de Claparède traitant de cette question : L'éducation fonctionnelle , datant de 1931, et Psychologie de l'enfant et pédagogie expérimentale, en 1943.
Cité par Donald SUPER, La théorie des intérêts,Paris, PUF, 1964, p. 14.
Cité par Donald SUPER, Idem, p. 15.
Idem., p. 97
Super distingue un certain nombre de facteurs ayant un effet sur les intérêts, relevant de la personne elle-même, et de son environnement familial, social, économique et culturel : sexe, capacités et aptitudes, maturité physique, concept de soi, valeurs, expériences traumatisantes de l'enfance et de l'adolescence, identifications, tendances sociales ou grégaires, perceptions des rôles professionnels (à ce facteur, on peut rajouter les aspects de généalogie professionnelle), famille, caractère des parents, hérédité, approbation rencontrée, milieu et niveau social, culturel, économique (cf. Op. cit. p.136). Selon l'auteur, les différences culturelles à l'intérieur d'un même pays ou entre pays occidentaux, les expériences de la fin de l'adolescence et de l'âge adulte, l'adaptation affective, le comportement d'acceptation ou de rejet des parents pendant l'enfance de l'individu n'auraient pas d'effet sur le développement des intérêts. Cependant, ce type d'affirmation peut paraître contestable pour les adultes, pour qui les changements de mode de vie, les ruptures familiales, et les changements professionnels résultant du chômage ou des exigences de mobilité ne semblent pas sans influence sur leurs intérêts et leurs motivations.
Donald SUPER, Op. cit., p. 137.
Ibid.
Idem, p. 173.
Idem, p. 193.
Idem, p. 185.
Idem, p. 190.
Donald SUPER, The psychology of Career, New York, Harper and Row, 1957, cité par Jean Luc MURE, Art. cit., pp. 59-60.
Michel HUTEAU, Art. cit. , p. 99.