Le début des années 50 voit également émerger les travaux sur le choix professionnel d'une équipe pluridisciplinaire animée par un économiste, Élie Ginzberg 285 . Jean-Luc Mure souligne l'aspect novateur des différents angles de recherche, élargissant la problématique psychologique et jetant les bases d'une théorie soucieuse de l'individu et de l'utilisation de ses ressources dans une société en pleine croissance. Le choix professionnel est ainsi défini comme "un processus de développement dans lequel on distingue des périodes et des stades" 286 , reposant sur une série de décisions interdépendantes, prises dans la durée et dont les dominantes sont les goûts, les aptitudes, les valeurs. Ginzberg et son équipe ont mis en évidence les étapes de ce processus "passablement irréversible" ainsi que la dimension de compromis lié aux prises de décision.
Trois étapes ont été dégagées dans le processus de choix professionnel : « l'exploration », consistant à recueillir de l'information, sans jugement de valeur, sur soi et sur son environnement, « la cristallisation », qui permet d'organiser les éléments d'information recueillis, de les classer et de les catégoriser, et « la spécification », qui, en ordonnant l'ensemble, aboutit au choix et à la décision.
C'est sur cette base théorique, en s'appuyant sur les travaux de Super 287 mais aussi de l'équipe d'Elie Ginzberg, que des psychologues québécois, notamment Denis Pelletier, Gilles Noiseux et Charles Bujold, mettent en place, en 1974, une théorie opératoire d'orientation éducative : l'activation du développement vocationnel et personnel, plus connue sous son sigle "ADVP". En effet, ces précurseurs ont traduit les étapes du modèle de Ginzberg sous la forme de "tâches développementales vocationelles" 288 , requérant, de la part du sujet, des savoirs, des compétences, des habiletés et des attitudes et, par conséquent, suscitant une démarche d'éducation pour acquérir ou optimiser ceux-ci. Ils se sont appuyés sur le modèle cognitif d'un théoricien de l'intelligence, Guilford 289 , pour conceptualiser les relations entre les tâches développementales et les habiletés exigées, dans la mesure où celles-ci constituent des activités cognitives complexes. L'exploration ou comportement exploratoire, relève selon ces auteurs, de la pensée "créatrice", elle-même opposée à la pensée logique. Selon Guilford : "l'individu qui explore est amené à expérimenter, à investiguer, à formuler des hypothèses concernant l'objet et les modalités de l'investigation ; la nouveauté, la complexité, l'incongruité ... sont des variables susceptibles de provoquer l'exploration" 290 . La cristallisation, qui permet, par des opérations d'assemblage, d'organiser le vécu et les perceptions, en privilégiant les opérations de cognition et de production convergente, implique la pensée conceptuelle ou "catégorielle".
La spécification, envisagée comme "le point d'intersection des valeurs de l'individu avec les possibilités du milieu" 291 , requiert certes des habiletés de cognition, notamment de comparaison, mais surtout des habiletés d'évaluation, ce qui la relie à la pensée "évaluative". Enfin, la réalisation, qui suppose planification, anticipation et élaboration, fait appel à une large gamme d'habiletés, celles de cognition et d'évaluation, et essentiellement celles d'implication et de transformation, telles qu'elles ont été définies par Guilford : "L'individu doit être capable de reconnaître les variables impliquées dans une situation ... l'individu qui a à planifier doit se préoccuper des conséquences possibles de sa démarche, et doit être capable d'extrapoler ces conséquences à partir de l'information qu'il possède" 292 . La réalisation relève donc de la pensée "implicative".
Au delà de cette définition cognitive et comportementale du processus d'orientation, ces psychologues ont réussi une synthèse originale, en y adjoignant une dimension subjective et affective. Pour cela, ils se sont appuyés sur la théorie de la motivation de Joseph Nuttin, chercheur à l'université de Louvain en Belgique, pour qui la démarche cognitive est une activité de recherche motivée :"L'état de besoin dirige et active le fonctionnement cognitif du sujet au même titre qu'il stimule son comportement moteur" 293 .
Autour de l'économiste Ginzberg, se sont réunis un psychiatre, un sociologue et un psychologue.
Cf. E. GINZBERG, S. GINSBURG, S. AXERALD, C. HERMA, Occupationnal Choice, New York, Columbia University Press, 1951, cité par Jean Luc MURE, Art. cit., pp. 58-59.
Jean-Luc MURE, Art. cit. , p. 59.
Se référant à la théorie du développement vocationnel de Donald Super, ces chercheurs ont ajouté une quatrième étape, la réalisation, c'est-à-dire la mise en œuvre et la concrétisation de la décision.
Charles BUJOLD, "Analyse opératoire des comportements vocationnels dans le contexte du modèle de J.P. Guilford : données empiriques", in Denis PELLETIER, Raymonde BUJOLD, Pour une approche éducative en orientation, Montréal, Gaëtan Morin Éditeur, 1984, p. 77.
J. P. GUILFORD, The nature of intelligence, McGraw-Hill, New York, 1967, cité in Charles BUJOLD, Art. cit. Guilford et son collègue R. Hoepfner ont proposé un modèle complet de structure de l'intellect, illustré sous la forme d'un cube, selon une arborescence de trois classifications et de différentes catégories. Chacune des trois classifications — opérations, contenus, produits — est composée de plusieurs catégories. Par exemple, à la dimension opératoire, correspondent cinq catégories : la cognition, la mémoire, la production divergente (informations nouvelles à partir de celle déjà possédée), la production convergente ou logique, et l'évaluation. Quatre catégories de contenus ont été identifiées : le contenu figural se rapportant à la perception d'images, les contenus symbolique, sémantique, et comportemental, liés respectivement aux signes, aux significations et aux interactions humaines. La combinaison de l'intelligence de Guilford, se présente sous la forme d'un cube, composé de 120 cellules, chacune représentant une habileté. Chaque habileté est unique parce qu'elle combine un type d'opération, de contenu et de produit. Cf. Denis PELLETIER et Charles BUJOLD, "La séquence vocationnelle : exploration, cristallisation, spécification, réalisation", in Op. cit. , pp. 58-75.
Denis PELLETIER et Charles BUJOLD, "La séquence vocationnelle : exploration, cristallisation, spécification, réalisation", in Op. cit. , p. 64. L'ADVP définit le processus d'orientation selon quatre étapes successives : l'exploration,qui développe les habiletés pour traiter cognitivement et affectivement toutes les informations et les données nécessaires dans un processus de décision ; la cristallisation, dont le but est de développer des attitudes positives à son égard et à l'égard de la réalité extérieure ; la spécification et la décision, qui font maîtriser les informations nécessaires à la formulation de choix éclairés ; la réalisation, qui permet d'élaborer et de s'engager dans un plan personnel de réalisation de soi.
Idem, p. 69.
Idem, p. 70.
Joseph NUTTIN, La motivation humaine, Paris, PUF, 1980, 3ème édition, 1991, p. 211.