Un des nœuds du processus éducatif, que nous postulons dans l'acte d'apprendre comme dans celui de s'orienter professionnellement, se situe dans la motivation. Mystérieuse, faisant partie de la "boite noire" du comportement humain et relevant d'une relation complexe entre le sujet et l'environnement, la motivation resterait encore le "parent pauvre" de la recherche en sciences humaines 294 . En effet, les théories de la motivation, vues à travers le filtre réducteur de la psychologie scientifique, se sont appuyées sur le concept de besoin, dont le processus est défini selon trois phases linéaires : la personne ressent des besoins, qui génèrent des états de tension et qui sont sources d'action. Cette troisième phase d'action constituerait la partie observable du processus de motivation.
Joseph Nuttin évoque les « péripéties », voire les affres, que ce concept a connues au travers de l’histoire de la psychologie. D’abord, empruntant à la science physique et à la thermodynamique, il est présenté comme une décharge d’énergie, supposant qu’il y ait eu un remplissage préalable . Puis, sous l’influence de la psychanalyse, il se rapproche de celui de pulsion, remontée de la zone de l’inconscient difficilement contrôlable . Ensuite, allant sur le terrain de la biologie darwinienne, il prend les contours plus neutres de l’adaptation. Enfin, le courant comportementaliste le cantonne à une simple réaction, dans la linéarité du « stimulus-réponse ». Nuttin souligne un des aspects essentiels de la motivation, oublié par l’ensemble de ces définitions à savoir la tendance, propre à l’être humain, « à aller de l’avant, à rompre l’équilibre et à aller au-delà d’un état de choses atteint » 295 . Il oppose à ces conceptions un autre modèle « plus proche de la réalité du comportement humain, celui du sujet qui agit sur le monde, se pose des buts et fait des projets qu’il essaie de réaliser » 296 .
Antérieurement à la position de Nuttin, dans la ligne de la psychologie humaniste, Abraham Maslow, qui n’évoque pas directement le terme de motivation, a déterminé cinq grands besoins fondamentaux de la personne, qu'il a hiérarchisés : en premier lieu, physiologiques, puis liés à la sécurité, à l'appartenance, à l'estime de soi et, enfin, le besoin de réalisation. Selon lui, tant qu'un niveau ou stade n'est pas satisfait, le sujet ne se sent pas concerné par le suivant dans la hiérarchie. La motivation à apprendre et à s'orienter relèverait de l'ensemble des besoins, mais surtout de la catégorie la plus élevée, c'est-à-dire le besoin de réalisation : "besoin d'accomplissement qui pousse un individu à tendre vers la réussite et le dépassement de soi, besoin de pouvoir, défini comme le désir d'avoir une influence sur les autres et sur les choses, besoin d'affiliation qui correspond au désir d'établir une relation affective positive avec autrui, besoins sur lesquels McClelland a longuement travaillé" 297 .
Mais peut-on affirmer que seul ce dernier besoin entraîne une motivation pour élaborer un projet professionnel et que tant que les autres ne sont pas satisfaits, la personne n'aurait pas de désir de changement professionnel ? Même si on peut observer que les personnes trop démunies matériellement et culturellement ont de la difficulté à se lancer dans des projets, peut-on en déduire que ce soit par manque de motivation et que ce manque ne s’explique que par la difficulté de leur situation ? Définir la motivation du choix professionnel par la théorie des besoins de Maslow semble donc quelque peu insuffisant. Comme le désir d'apprendre traverse tout être humain, ce que les expériences de l'association ATD Quart-Monde auprès de personnes très démunies culturellement et socialement ont confirmé, le désir de changer de travail semble présent chez un grand nombre de personnes, certes plus profondément enfoui quand celles-ci se trouvent en grande difficulté.
Les travaux de Joseph Nuttin sont venus actualiser les théories de la motivation en leur donnant, si l'on peut dire, un visage plus humain ; leur dimension anthropologique vise à une lecture de l’homme plus globale. En effet, ce chercheur a privilégié la dimension de relation de la personne à son environnement, transformant la notion de besoin en besoin relationnel, défini comme "un dynamisme qui tend à établir, maintenir ou modifier une constellation de relations" 298 . L'individu n'est pas une unité fonctionnelle autonome ; en clair, la personne n'aura pas les mêmes besoins selon les situations et les relations vécues. Chez Nuttin, le besoin se définit comme une "relation requise entre l'individu et le monde", ou comme une "exigence fonctionnelle" 299 . Et il distingue la motivation "intrinsèque" , liée à des activités dont le but est l'objet propre de l'activité — les activités de résolution de problèmes, les activités cognitives, les activités qui donnent au sujet une impression de compétences et celles liées à la satisfaction de la curiosité ou au plaisir .. —, de la motivation " extrinsèque", liée à des activités ayant un but qui n'est pas l'objet propre de l'activité — par exemple, étudier pour obtenir un diplôme, pour plaire à ses proches et non pas pour connaître la discipline, travailler pour gagner de l'argent, avoir une situation sociale ...
Il souligne le détournement de la motivation qui s'instrumentalise, faisant de l'activité un moyen dans la construction d'un projet d'action. Si, pour lui, le processus éducatif est normalement parcouru par les deux types de motivation, pour une grande part d'adultes n'ayant pas trouvé leur vocation ou leur voie professionnelle, "le travail continue à être un moyen nécessaire, mais purement extrinsèque, à la réalisation des projets personnels" 300 . L'auteur reconnaît toutefois que, même si "le travail que l'on doit exécuter de fait consiste à collaborer à la réalisation des projets d'autres personnes", il subsiste un certain lien avec le besoin d'autodéveloppement, dans "le sentiment d'être utile ou de participer à l'effort collectif de la société et d'y remplir un rôle (...) Ce sentiment touche à un aspect essentiel du développement et de l'estime de soi" 301 . Il dénonce les trop nombreux décalages entre les projets personnels et les situations concrètes de travail, à partir du paradoxe qu'il relève entre le plaisir que prend l'enfant à produire, à construire, à être "cause de changement", et le conflit fréquent de motivation de l'adulte, prisonnier d'une situation de travail qu'il n'a pas choisie. Un processus d'orientation professionnelle prenant en compte la psychologie des intérêts se justifierait donc par la présence nécessaire des deux types de motivation, intrinsèque et extrinsèque.
Joseph Nuttin a magistralement montré que le développement de la motivation se situe à l'intérieur du dynamisme d'autodéveloppement de la personne en relation avec son environnement : "il est intéressant de noter qu'en allant vers l'autre “pour l'autre”, c'est-à-dire : de façon complètement altruiste ou simplement ”par amour”, l'individu contribue le plus souvent à son épanouissement. Dans le cadre de certaines conceptions de soi, c'est cette voie altruiste ou même l'abnégation de soi-même qui est la voie par excellence du développement personnel" 302 . Tout en dénonçant la thèse de l'hédonisme psychologique, selon laquelle "la tendance au plaisir est le fond de toute motivation", il clarifie le concept de plaisir, dépassant sa dimension sensorielle, en le définissant comme une "réponse affective qui accompagne le contact avec n'importe quelle catégorie d'objets préférentiels. Et, pour finir, il relie intimement plaisir et besoin ou motivation : "Au niveau physiologique et sensoriel la satisfaction des besoins est marquée par le plaisir au sens strict du terme ; au niveau conatif, l'obtention du but poursuivi produit une forme de satisfaction que l'hédonisme désigne ici — à tort, nous semble-t-il — par le même terme plaisir" 303 .
De plus, son modèle théorique détient une dimension axiologique. En effet, il a mis en évidence des formes supérieures de la motivation humaine qui, au-delà des besoins cognitifs, besoins de percevoir et de connaître, sont relatives au besoin fonctionnel de comprendre la situation et la condition humaine, qui font poser à toute personne des questions sur la portée de ce qu'elle fait et sait, le sens de son existence, la place qu'elle occupe dans l'espace et le temps, la valeur objective et subjective de ses actes, de son environnement. Cette motivation supérieure fait appel à un cadre conceptuel de référence (philosophique, théologique, sociologique ...) qui, plus ou moins intégré par l'éducation, suppose d'établir une échelle de valeur. Il souligne que "la tendance à construire une telle échelle de valeurs prend racine dans le fonctionnement relationnel même qui unit l'individu à son monde" 304 , tout en reconnaissant que "l'évaluation du contenu de ces conceptions et des valeurs impliquées dépasse le domaine de la science psychologique. Mais en tant que facteurs de motivation et d'autorégulation, leur rôle dans le comportement individuel et collectif est très important" 305 . La motivation reflèterait ainsi le lien qui s'établit entre un désir personnel, des aspirations et un modèle social donné.
En dépassant les deux conceptions encore dominantes aujourd'hui — celle « mécanistique », pavlovienne, du stimulus externe et celle, énergétique, freudienne du stimulus interne, comme un surcroît d'énergie à décharger —, Nuttin aborde le fonctionnement propre de la motivation. Dans la suite des théories cognitives de Bruner et Vygotsky, il met en avant l'approche cognitive, qui s'intéresse non plus seulement à la réduction de la tension, source de la satisfaction du besoin, mais au processus de formation des objets de motivation et des buts nouveaux. Selon ce théoricien novateur, les besoins non seulement "se développent et se canalisent en formes concrètes de comportement conditionné ou appris" 306 , mais ils se transforment en projet d'action par un processus cognitif et motivationnel d'élaboration de but et de projet : "c'est le sujet lui-même qui se pose des critères nouveaux concernant les résultats à atteindre et les buts à réaliser" 307 . L'être humain construit ses objets-buts grâce à "la riche abondance des objets stockés dans sa “mémoire“ et à "la souplesse créative de ses opérations cognitives" 308 . Tant que le but n'est pas atteint, il y a incongruence entre l'état des choses actuel et le but posé, ce qui crée une dynamique facilitant le passage à l'action. C'est ainsi qu'il explique le phénomène de dynamisation de la personne motivée.
Enfin, pour lui, la motivation est en grande partie une résultante entre les moyens propres de la personne et les médiations dont elle peut disposer : "pour être motivé, il faut en avoir les moyens ; et ces moyens sont d'ordre cognitif : toutes les médiations qui vont dans le sens de la prise de conscience du monde des représentations, de leur mode d'emploi pour résoudre une tâche, tout ce qui contribue à constituer le langage intérieur, construira en quelque sorte le matériau de la motivation" 309 . Qu'elle soit rationnelle ou irrationnelle, la motivation est conçue comme la poursuite de buts et de moyens, non seulement transformant le besoin en action, mais aussi le personnalisant : le besoin devient ainsi une "affaire personnelle" 310 , donc assortie d'un engagement de la personne. En choisissant la perspective de la dynamique de l'action — à la différence de Jean Piaget qui, dans sa théorie du comportement cognitif, a privilégié la dimension d'adaptation —, Joseph Nuttin a élaboré un modèle conceptuel particulièrement intéressant pour lire le processus d'orientation. C'est un modèle dynamique, fondé sur les notions de motif, de but et de projet d'action, qui réfère le besoin, non pas à une déficience, mais à un dynamisme de fonctionnement tendant vers la croissance et nécessitant la relation. Cette conception relationnelle de la motivation s'enracine, selon ses propres termes, dans un « modèle relationnel de la personnalité et du comportement » 311 . Enfin, en faisant appel autant à la subjectivité qu'aux conceptions cognitives, ce modèle original quitte volontairement l'exclusive objectivité du béhaviorisme, et définit la motivation comme "l'action intentionnelle d'un sujet sur un monde perçu et conçu" 312 , dans une perspective de projet ou "plan de vie hiérarchisé".
Philippe CARRÉ, "Motivation à la formation", in Education et formation, Mars 1992, n° 58, pp. 23-24
Joseph NUTTIN , Théorie de la motivation humaine, Paris, PUF, 1991, 3ème édition, p. 32.
Joseph NUTTIN , Op. cit., pp. 25-36.
Christian BATAL, "Les théories de la motivation, quelle application aux situations de formation ?" in Education et formation, n° 58, Mars 1992, pp. 23-27. L'auteur souligne notamment les travaux de David McClelland sur le besoin d'accomplissement.
Joseph NUTTIN, Théorie de la motivation humaine, Op. cit., p. 102.
Idem, p. 106
Idem, p. 196.
Ibid.
Idem, p. 172. C'est le cas du petit enfant qui en allant vers ses parents, en les sollicitant, pour manger, pour jouer, pour être en relation..., va pouvoir se développer affectivement et intellectuellement ; mais en lui adressant des refus de relation, son environnement va perturber son développement.
Idem, p. 200. Nuttin donne l'exemple de la personne qui recherche une promotion, c'est-à-dire un changement dans les relations qu'il entretient avec son milieu professionnel ; cela lui procurera du plaisir, mais ce n'est pas le plaisir en tant que tel qui l'anime.
Idem, p. 220.
Idem, p. 221.
Idem, p. 235.
Idem, p. 236.
Joseph NUTTIN, La théorie de la motivation humaine, Op. cit., p. 265.
Les carnets : Apprentissages et médiations, Dijon, CRDP, 1991, 40 p., p. 35.
Joseph NUTTIN, La théorie de la motivation humaine, Op. cit., p. 288.
Joseph NUTTIN, Op, cit., p. 335
Joseph NUTTIN, Op. cit., p. 334.