3.2.4. Le projet professionnel : un concept nomade, pilier de l'orientation éducative

Depuis la fin des années 80, la notion de projet a envahi les sphères économiques, sociales et éducatives, s'appliquant aussi bien à un registre collectif — projets d'entreprise, d'établissement, d'aménagement etc. — qu’à un registre individuel, où le projet professionnel, de formation, d'insertion etc., s'est imposé parfois avec force. C'est évidemment cette dimension individuelle qui nous intéresse. Certains dénoncent «l’usage intempestif » 313 , «le piège » 314 , la tyrannie 315 , voire « le terrorisme » 316 du projet, quand est privilégié le résultat à la démarche et que l'on exige sa présentation, tel un laissez-passer pour l'entrée en formation ou l'accès à l'emploi, sans tenir compte ni des possibilités des intéressés, ni du temps nécessaire à ce processus complexe : "ce que nous nommons aujourd'hui “culture à projet“ traduit donc sous de nombreux aspects cette mentalité de notre société post-industrielle soucieuse de fonder sa légitimité dans l'ébauche de ses propres initiatives ou de ce qui en tient lieu, à une époque où cette légitimité n'est plus octroyée ; ainsi se déploie sous nos yeux en tous sens une profusion de conduites anticipatrices qui avoisinent l'acharnement projectif (...) Une telle surabondance de projets est plus particulièrement sensible dans notre pays, le seul à notre connaissance qui ait fait de l'élaboration de projets une obligation légale édictée par l'autorité législative dans ses lois d'orientation, ou exécutive à travers ses décrets, arrêtés, notes de service, qu'il s'agisse du projet d'établissement, du projet de service, du projet d'orientation" 317 .

Jean Pierre Boutinet, dans une "démarche unificatrice", a présenté avec brio et pertinence les multiples contours, linguistiques, philosophiques, psychologiques, sociologiques et scientifiques, ainsi que les applications de ce concept flou, voire paradoxal, né avec la Renaissance et le développement des techniques, et ayant acquis ses lettres de noblesse grâce à la phénoménologie et l'existentialisme : "apte à désigner les nombreuses situations d'anticipation que suscite notre modernité, le projet n'en reste pas moins cette figure aux caractères flous, exprimant à travers ce non-encore-être pour reprendre l'expression de E. Bloch, ce que les individus recherchent confusément, ce à quoi ils aspirent, le sens qu'ils veulent donner à leur insertion momentanée, aux entreprises qu'ils mènent" 318 . Il a ainsi tenté de "penser une anthropologie du projet", soulignant cette capacité propre à l'homme de se mobiliser pour un au-delà de lui-même, qui est à la fois construction et expression de son identité. C'est ainsi qu'il a dégagé quatre dimensions constitutives de cette réalité contemporaine de conduite de projet : une dimension vitale, dans laquelle le projet est "une anticipation de la vie" qui est une "façon de conjurer l'angoisse de la mort" 319 ; une dimension culturelle, liée à la technologie, avec une double face selon les époques de croissance et de crise avant et après 1975, d'un côté instrument du progrès et de l'autre "substitut de solutions pour l'instant introuvables" 320 ; une dimension existentielle et psychologique, qui "traduit cette conscientisation croissante que l'acteur contemporain opère sur son existence" 321 et qui impose au sujet la double question du sens, celle des motifs et celle des aspirations ; enfin une dominante pragmatique, du fait que "l'action chargée de réaliser l'intention restera toujours un mixte de réussite et d'échec" 322 , et qui "oriente une démarche modalisée en différentes étapes" 323 .

Selon lui, le projet se présente comme une figure instable, oscillant entre quatre pôles, dont les diagonales traduisent les "deux oppositions-complémentarités fondatrices de toute réflexion anthropologique" 324 , l'opposition nature-culture et l'opposition symbolique-opératoire. Le centre de ce quadrilatère est constitué de plusieurs dualités — théorie/pratique, individuel/collectif, temps/espace, réussite/échec. Le projet se caractérise par "un ancrage dans les trois dimensions temporelles" 325 : il est le résultat d'une interaction entre passé, présent et futur, qui consiste non seulement à relire le passé et lui donner sens par rapport au présent, mais aussi à anticiper le futur sur le mode imaginaire et à "juger de l'atteinte des résultats désirables" 326 , sur le mode de la raison. Il implique aussi de connaître les moyens nécessaires à sa réalisation 327 .

Si le projet relève de la logique de l'acteur, c'est-à-dire qu'il "présuppose que l'homme peut intervenir dans le cours de l'histoire des évènements" 328 , il se situe dans le registre de "l'intentionnalité" 329 , c'est-à-dire cette capacité de l'homme qui réunit conscience, imagination, anticipation et volonté. Il intègre nécessairement une dimension d’autonomie, c’est-à-dire cette capacité de la personne de passer d’une situation contrainte à un choix libre, qu’il convient de développer ou de optimiser. Enfin, le projet s'inscrit dans une problématique générale du désir, pas seulement psychanalytique mais existentielle : « ce désir n'a pas d'objet préfixé et transite par des objets sans jamais se satisfaire. Pourtant chacun essaie de s'accomplir, de se “sentir exister“ et pas seulement d'avoir conscience d'exister. Ce sentiment d'existence, cette tentative toujours renouvelée d'accomplissement prend forme avec les autres, il a une signification sociale » 330 . Et Jean Pierre Boutinet n’hésite pas à utiliser le terme de « projet existentiel », pour signifier cette capacité humaine de se projeter, dans une « double activité de conception et de réalisation » 331 , qui exprime l’unicité de la personne.

S’appropriant le concept de projet professionnel, Michel Huteau en a défini trois étapes de construction : l'exploration, dans lequel "le sujet procède à l'inventaire des possibles", la décision prise par la personne qui "sélectionne quelques possibles et les hiérarchise", et la planification, "où le sujet construit une stratégie, c'est-à-dire met mentalement en place les moyens qui devraient lui permettre d'atteindre les fins retenues" 332 . L'exploration des possibles consiste, pour la personne, à élargir "son espace de choix" 333 , espace personnel lié à l'image de soi, à la prise de conscience de ses motivations, de ses capacités et ses compétences et à ses propres représentations des filières et des métiers. Mais elle conduit aussi à enrichir sa connaissance de l'environnement professionnel, par l'information, qui a valeur éducative. C'est de la confrontation entre connaissance de soi et connaissance des filières professionnelles que pourra émerger une préférence qui deviendra décision "lorsque le sujet manifestera la volonté de la réaliser" 334 , au moyen d'une action. C'est là qu'intervient la dimension de risque dont la personne doit pouvoir tenir compte. Enfin, ce que Michel Huteau nomme planification, signifie la définition de buts intermédiaires ou d'étapes de réalisation, donc le choix de moyens personnels et institutionnels à mettre en œuvre ; elle implique des perspectives temporelles.

Le projet "intègre et dépasse la notion de choix qui peut parfois laisser de côté toute analyse véritable de la situation, être spontané et irréfléchi" 335 . Alors que le choix peut être aliénation lorsqu'il est influencé par l'environnement, l'élaboration de projet "correspond à une appropriation" 336 , et suppose un seuil minimum de conditions psychologiques (affectives et cognitives) et sociales. En effet, la conduite de projet est une démarche d'autonomie qui, plus que "savoir s'adapter à un maximum de situations", consiste "à savoir choisir les meilleures stratégies personnelles" 337 . De plus, elle est sous-tendue par un processus de maturation professionnelle, défini comme "une disposition psychologique s'accompagnant de l'acquisition de connaissances et d'attitudes permettant à l'individu une insertion professionnelle et/ou sociale lucide, réfléchie, dont il assume la responsabilité" 338 .

Jean Vassilieff, en précurseur, a souligné la dimension pédagogique de tout appui à la conduite de projet en formation, dont la finalité est "de développer chez les formés leur capacité de projection pour une transformation de leur rapport au monde" 339 . La démarche de projet, "processus évolutif et finalisé" 340 , est donc le pivot d'une conduite de changement professionnel. Pour Jean Pierre Boutinet, l'émergence du concept de projet est un révélateur de la psychologisation de l'existence. S'appuyant sur les travaux des chercheurs nord-américains cités plus haut, il définit, en reprenant l'expression anglo-saxonne, le "projet vocationnel" comme "la façon par laquelle l'adulte entend se réaliser, notamment dans son travail professionnel, compte tenu des possibilités subjectives et objectives qui sont à sa disposition" 341 . La démarche de projet, qui permet d'organiser le présent en fonction de l'avenir, allie à la fois des dimensions cognitives — saisie de l'information, élaboration et de réponse 342 — et affectives, au sens de la liberté d'agir et de la mobilisation de la volonté pour le mettre en œuvre. Aider à l'élaboration de projet, c'est aider à se projeter dans l'avenir. L'appui à ce processus, pour devenir une véritable psychopédagogie et éviter les dérives citées par Jean Pierre Boutinet, doit être enraciné dans l'expérience personnelle.

Notes
313.

Jean Pierre BOUTINET, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2ème édition,1992, p. 2. L'auteur a identifié sept dérives, liées à un usage abusif sinon dévoyé du projet : "la désillusion ou l'injonction paradoxale", qui pousse certaines personnes en grande difficulté sociale à bâtir de projets irréalisables ; "l'hypomanie ou l'obsolescence du temps", qui conduit à la gestion par projets, c'est-à-dire le plus souvent, à l'élaboration sans fin de projets ; "le mimétisme ou la copie conforme", qui impose les projets de l'extérieur, ceux-ci devenant interchangeables et inopérants ; "le narcissisme ou l'autosuffisance", qui engendre une dislocation du lien social en durcissant le culte de l'identité et de la singularité ; "la dérive procédurale ou l'obsession techniciste, qui enferme le projet sitôt esquissé dans un carcan de techniques d'élaboration, de mises en œuvre, de suivis, de grilles d'évaluation" ... ; "la dérive totalitaire ou l'assujettissement technologique" qui réduit le projet à une "démarche planifiée, c'est-à-dire dépouillée de ce qui fait sa spécificité, sa connotation fluctuante, donc humaine" ; la dérive utopique ou le discours auto-justificateur", quand l'élaboration se coupe de la réalisation.

314.

Michel GARAND, Art. cit., in Guidance Savoie, Avril 1996.

315.

Jean BIARNES,"Orientation éducative, dynamique personnelle et lutte contre l'exclusion", in Rhône-Alpes Travail-Emploi, Actes du colloque "Contre les exclusions, de nouvelles dynamiques pour la formation et l'emploi, Saint-Étienne, 15/10/1998", DRTEFP, Lyon, n°4, Novembre 1998, pp. 21-30.

316.

Mireille LÉAUTÉ, "Le terrorisme du projet", in Éducation permanente, n° 109-110, mars 1992, repris in Bilan, orientation, information, dossier documentaire, Paris Centre INFFO, Janvier 1993, pp. 55-58.

317.

Jean Pierre BOUTINET, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2ème édition,1992, p. 2.

318.

Jean Pierre BOUTINET, Op. cit., p. 16.

319.

Jean Pierre BOUTINET, Op. cit., p. 266.

320.

Idem, p. 271.

321.

Idem, p. 272.

322.

Idem, p. 276.

323.

Ibid.

324.

Idem, pp. 279-280.

325.

Guy BONVALOT et Bernadette COURTOIS, "L'autobiographie projet", in Education Permanente, n°72-73, 1984, p. 159.

326.

Louis Pierre JOUVENET, Op. cit., p. 5.

327.

Cf. Monique CROIZIER, Motivation, projet personnel, apprentissage, Paris, ESF, 1993, p. 5. ; Mireille LÉAUTÉ, Art. cit., p. 56.

328.

Monique CROIZIER, Op. cit., p. 61.

329.

Idem, p. 65.

330.

Guy BONVALOT et Bernadette COURTOIS, "L'autobiographie projet", in Education Permanente, n°72-73, 1984, p. 159.

331.

Jean-Pierre BOUTINET, « La dynamique du projet en formation d’adultes », in Cahiers Binet Simon, Le projet en éducation et en formation, Toulouse, Éres, n°638, 1994/1, p. 67.

332.

Michel HUTEAU, "Comment analyser et évaluer les interventions éducatives afin d'améliorer leur efficacité", in L'insertion sociale et professionnelle des jeunes : contribution de l'orientation, Bulletin de l'ACOF, Association des conseillers d'orientation de France, n°320-321, Décembre 1988, p.88.

333.

Ibid, p. 90.

334.

Ibid, p. 91.

335.

Daniel PEMMARTIN et Jacques LEGRES, Les projets chez les jeunes, la psychopédagogie des projets personnels, Issy les Moulineaux, EAP 1988, p. 27.

336.

Ibid, p.27.

337.

Monique CROIZIER, Op. cit., p. 59.

338.

Daniel PEMMARTIN et Jacques LEGRES, Op. cit., p. 26.

339.

Jean VASSILIEFF, La pédagogie du projet en formation jeunes et adultes, Lyon, La chronique sociale, 1998, p. 28.

340.

Louis Pierre JOUVENET, Éduquer l'élève au choix professionnel, Poitiers Lyon, CRDP, 1995, p. 5.

341.

Jean Pierre BOUTINET, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2ème édition,1992, p. 92.

342.

Cf. le schéma des fonctions cognitives élaboré en neuropsychologie : S-O-R, Stimuli ou saisie de l'information (input) - Organisation (élaboration) - Réponse (output). Reuven Feuerstein a repris et complété ce schéma S-O-R. Cf. Reuven FEUERSTEIN , "Le PEI, Programme d'Enrichissement Instrumental", in Pédagogies de la médiation, Autour du PEI, Programme d'Enrichissement Instrumental du Professeur Reuven Feuerstein, Préface de Guy AVANZINI, Lyon , Chronique sociale, 3ème édition, 1996, pp.157. Cf. aussi Mireille Léauté et Jean François Marti, qui ont repris les travaux de Feuerstein ; Mireille LÉAUTÉ et Jean François MARTI, "Bilan et médiation", Dessine-moi un projet, Actes de la 3ème Université d'hiver de la formation professionnelle, Paris, Centre INFFO, 1993,pp.40-46.