Le terme d'expérience, dans le registre linguistique, est riche de deux acceptions qui s'opposent : l'une, tournée vers le passé, au sens de "l'épreuve traversée", l'autre vers l'avenir, signifiant "l'essai de quelque chose" 343 . Ce concept est double aussi, parce qu'il relève d'une intrication du savoir et de l'action : l'action tentée ou éprouvée mène à l'expertise et au savoir, à partir d'un traitement de l'expérience.
C'est par un volumineux ouvrage, rassemblant plus de trente communications issues d'un symposium organisé en 1989 par l'AFPA et l'Université de Tours, que le concept d'expérience a fait une entrée remarquée dans le monde de la formation 344 . Si Jean Luc Mure a parfaitement explicité les apports du concept d'expérience à l'orientation éducative, en évoquant son introduction en philosophie et en orientation 345 , Christine Josso et Sylvie Boursier ont clairement évoqué sa dimension psychologique et éducative.
Le concept d'expérience à partir de la philosophie
Sans s'attarder aux premières étapes de l'élaboration du concept d'expérience dans l'histoire de la philosophie, telles qu’elles sont présentées par Guy de Villers 346 , nous rejoignons Jean Luc Mure pour qui "la phénoménologie et l'existentialisme allemands (..) puis français sont les clés de voute" 347 des approches expérientielles. En effet, la première a donné ses lettres de noblesse à l'expérience, considérée comme appréhension immédiate et expérience originaire de la vie. Chez Husserl, et plus tard chez Merleau-Ponty, "en deçà de la conscience productrice de savoirs, il y a une expérience qui précède tout jugement, une expérience anté-prédicative...une sorte de co-présence immédiate du sujet aux objets du monde dans un rapport d'évidence muette" 348 . Avec le positivisme, l'expérimentation supplantera l'expérience, par la domination des sciences expérimentales. Enfin, pour Gaston Bachelard, l'expérience ne livre aucun savoir scientifique en tant qu'observation première de ce qui serait un fait naturel, mais c'est par la problématisation de l'expérience que le savoir scientifique se construit.
Jacques Lacan, dans son souci de définir la psychanalyse comme une praxis plutôt que comme une science, oppose le concept d'expérience à celui de science. Si la science suppose l'expérience, la réciproque ne semble pas pertinente :"On peut soutenir qu'une science est spécifiée par un objet défini, au moins par un certain niveau d'opération, reproductible, qu'on appelle expérience ... Si nous nous en tenons à la notion de l'expérience, entendue comme le champ d'une praxis, nous voyons bien qu'elle ne suffit pas à définir une science ... Il y a là une sorte d'ambiguïté - soumettre une expérience à un examen scientifique prête toujours à laisser entendre que l'expérience a d'elle-même une subsistance scientifique" 349 . Cela voudrait-il dire, pour rejoindre notre propos, que l'expérience de vie d'une personne ne peut être englobée ni se soumettre totalement au regard scientifique, et que le concept d'expérience détient quelque chose d'irréductible et d'insondable ?
Enfin, au concept d'expérience, Alain Finkielkrault oppose celui d'idéologie, reprenant ainsi la thèse d'Hannah Arendt selon laquelle l’idéologie, qui relève de la volonté de soumettre la réalité à la logique d'une idée, nous rend imperméable à l'expérience qui, elle, nous fait percevoir le monde avec nos sens 350 . Comment, alors, lire l'expérience de l'autre si l'on revendique une appartenance ou des conceptions idéologiques prégnantes ?
L'irruption de ce concept d'expérience, tel qu'il est apparu dans sa genèse philosophique, dans la pensée éducative, n'est pas sans conséquence sur les pratiques d'orientation. Par la dimension de subjectivité qu'il contient, il ne peut échapper aux débats et aux confrontations entre ses partisans et ses détracteurs.
Le concept d'expérience en psychologie
La notion d'expérience est inhérente à la problématique psychologique, dans la mesure où elle traduit ce que toute personne perçoit, ressent et fait. Elle a été abordée par de nombreux chercheurs et théoriciens, tout au long de l'histoire de cette discipline. Plus près de notre propos, Carl Rogers a bâti ses théories sur l'expérience thérapeutique de ses clients, transformant leur vécu en objet d'étude. Kurt Lewin, dans la mouvance rogérienne, a approfondi les approches expérientielles dans ses recherches sur la dynamique de groupe. Jean Piaget, quant à lui, a élaboré son modèle théorique de l'apprentissage, défini dans une interaction de deux mécanismes mentaux interdépendants : l'assimilation des évènements et des expériences sous la forme d'images et de concepts et l'accommodation des images et des concepts aux expériences et aux évènements. Guilford, a construit sa théorie de l'intelligence sur la notion de mise en situation ou expérience, "creuset où l'apprentissage se forme et se fonde" 351 . En effet, elle n'est pas directement connaissance, parce que celle-ci implique un traitement de l'expérience, notamment par la pensée, et la formulation verbale ou écrite. L’expérience résulte néanmoins d'une élaboration cognitive, à la différence du vécu 352 . Reprenant les thèses de l'école québécoise de l'orientation éducative, Sylvie Boursier souligne les trois registres d'implication du concept d'expérience : perceptuel/cognitif, subjectif-émotionnel/affectif et comportemental. Elle insiste sur ses trois composantes : si la subjectivité permet à la personne "de ressentir, d'éprouver, d'orienter son comportement", la spontanéité lui fait "découvrir des facettes nouvelles, des aspects inédits, des besoins nouveaux", tandis que la direction transforme ses besoins "en valeurs, en buts, et en projets d'action" 353 .
Le concept d'expérience en formation
L'expérience intéresse aussi l'éducation, par son lien en fait étroit, avec le concept d'apprentissage. Pierre Dominicé voit dans l'émergence des notions "d'apprentissage expérientiel" et "de formation expérientielle", un signe de "l'influence culturelle exercée sur nos pays européens par le modèle social américain" 354 . Il confirme ainsi que le savoir se construit sur la base non seulement des connaissances mais aussi de l'expérience. Il semblerait que, sous ces différentes appellations, émerge une même réalité, celle des multiples acquis issus de l'expérience des adultes : "étant donné les pratiques récentes de reconnaissance des acquis et le discours mettant en valeur les habiletés génériques développées par les adultes au cours de leur vie, entre autres dans le milieu de travail, on peut supposer que la formation expérientielle est voisine conceptuellement de ce qu'on appelle l'apprentissage expérientiel, l'acquis expérientiel ou le savoir d'expérience" 355 . En effet, l'entrée en formation des adultes a contribué à développer ce concept aux diverses facettes, car l'expérience de l'adulte est à la fois source de savoir et moteur de sa formation. De par son histoire personnelle et sociale, l'adulte a élaboré une mémoire, constituée de savoirs reçus et réorganisés, qui prennent sens dans le processus de la parole, véritable travail de mise en forme d'un savoir.
Les sources théoriques de l'apprentissage expérientiel, d'abord explorées par les chercheurs nord-américains 356 , ont été sondées également par des équipes de recherche travaillant dans le champ de l'histoire de vie en éducation, celle de Pierre Dominicé à Genève, comme celle de l'Université de Tours autour de Gaston Pineau. Si les Québécois utilisent davantage l'expression d'apprentissage expérientiel, les européens semblent privilégier celle de formation expérientielle. Pour Christine Josso, qui a centré sa recherche sur ce thème, dans la mouvance de Pierre Dominicé, la formation expérientielle désigne "l'activité consciente d'un sujet effectuant un apprentissage imprévu ou volontaire en terme de compétences existentielles (somatiques, affectives, conscientielles), instrumentales ou pragmatiques, explicatives ou compréhensives à l'occasion d'un évènement, d'une situation, d'une activité qui met l'apprenant en interactions avec lui-même, les autres, l'environnement naturel ou les choses dans un ou plusieurs registres" 357 . Dans sa synthèse, elle propose un triptyque de modalités d'élaboration du concept, dans lequel les deux premières conduisent à la troisième :"Avoir des expériences par le biais de ce qui m'est donné à vivre, Faire des expériences que je me donne à vivre et Penser ces expériences" 358 . Elle distingue ainsi respectivement l'apprentissage fortuit ou réfléchi qui résulte du vécu de l'expérience, et la mise en histoire, c'est-à-dire la mise en signification existentielle de l'expérience.En effet, penser ses expériences permet d'en extraire des connaissances et des savoir-faire. Cette spécialiste de la biographie en formation distingue encore plus finement "l'expérience formatrice" et "l'expérience existentielle", qui touche l'être de la personne, transformant celle-ci plus profondément :" si acquérir une compétence ou un savoir-faire instrumental ou pragmatique peut changer un certain nombre de choses dans une existence, il n'y a pas véritablement de métamorphose de l'être" 359 .
Le concept d'expérience en orientation
Cette troisième modalité — penser son expérience — est particulièrement prise en compte dans les pratiques d'autobiographie en orientation, dans le double mouvement d'une auto-interprétation de l'expérience, qui permet de "donner sens à sa propre histoire" 360 et d'une co-interprétation qui, dans le dialogue avec le conseiller, fait émerger le sentiment d'appartenance à une communauté : "Quelles qu'aient pu être l'intensité et l'importance d'une expérience, elle ne peut prendre du sens que si elle correspond à une quête orientée à partir d'une analyse de l'évènement, du perçu, du ressenti et de sa mise en regard avec les autres évènements perçus et ressentis. Une analyse des pratiques des démarches autobiographiques fait ressortir des mots-clefs : étonnement, nouveauté, transformation, stade, voire accident ; tous ces mots ponctuent des temps forts qui ont été le point de départ permettant à l'individu de dépasser la passivité du vécu pour s'approprier sa vie en lui donnant du sens ; ce sens peut être matérialisé par un projet qui en est aussi son élaboration cognitive" 361 .
À partir du constat que l'enjeu d'une réalisation de soi et de sa vie professionnelle dans un monde de plus en plus incertain nécessite des pratiques nouvelles d'orientation, l'intervention éducative en orientation est ainsi définie par l'école québécoise : une pédagogie du projet centrée sur l'expérience du sujet, qui passe par le développement de compétences et de savoir-faire spécifiques, selon quatre phases (exploration, cristallisation, spécification et réalisation), et dont la finalité est la construction de savoirs issus de l'expérience 362 .
En effet le terme expérience qui vient du latin "experientia", est lui-même dérivé de "experiri" (faire l'essai) issu de la racine grecque "peira" (épreuve).
Délégation à la formation professionnelle, Bernadette COURTOIS et Gaston PINEAU, La formation expérientielle des adultes, Paris, La Documentation française, 1991, 348 p.
Jean-Luc MURE, "L'éducation à l'orientation au collège et au lycée : des directives ministérielles à l'apprentissage par l'expérience", in Cahiers Binet-Simon, L'orientation éducative, chantiers au présent, Érès, n° 656/657, 1998, n°3/4, pp. 66-81.
- Avec Francis Bacon et les théories empiristes au XVIIème siècle, l'expérience sensible est considérée non seulement comme à l'origine de la connaissance, mais comme le fondement légitime et la garantie de la vérité de la connaissance. L'approche scientifique de l'expérience est développée au moyen de l'expérimentation, expérience ordonnée et non plus accidentelle.
- Au XVIIIème siècle, Kant, pour qui la sensibilité est une articulation nécessaire du sujet au réel extérieur, définit l'expérience comme "le monde des objets construits". Plus tard, Hegel élargit le concept qui devient "le mouvement même de l'esprit se produisant dans ses manifestations par et pour la conscience".
Jean Luc MURE, Art. cit. , p. 67.
Guy de VILLERS, "L'expérience en formation d'adultes", in B.COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle des adultes, Paris, La documentation française, 1991, p. 16.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 53.Rappelons que pour Lacan, la psychanalyse est plus proche de la philosophie, car ces deux disciplines s'intéressent au signifiant. Avec sa définition de l'inconscient, la psychanalyse a apporté à la philosophie le complément qui lui manquait, alors que la psychologie, qui ne fait que décrire le comportement des vivants, est plus limitée.
Interview d'Alain Finkielkrault par Bernard Pivot, in Emission "Bouillon de culture", France 2, 27/09/96.
Sylvie BOURSIER et Jean Marie LANGLOIS, L'orientation a-t-elle un sens ?, Op. cit., pp. 133-134.
Christine JOSSO, "L'expérience formatrice : un concept en construction", in B. COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle, Paris, La documentation française, 1991, pp. 191-199.
Sylvie BOURSIER et Jean Marie LANGLOIS, Op. cit., pp.68-69.
Pierre DOMINICÉ, "La formation expérientielle : un concept importé pour penser la formation", in B. COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle, Paris, La documentation française, 1991, pp. 53-58.
Adèle CHENÉ et Jean-Pierre THEIL, "Expérience, formation de la personne et savoir-faire-sens", in B. COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle, Paris, La documentation française, 1991,p. 201.
David Kolb, encore plus contemporain, a déterminé quatre étapes dans l'apprentissage expérientiel : l'expérience concrète, l'observation et la réflexion, qui mène à la formation des concept abstraits et des généralisations, qui conduit à la création d'hypothèses visant des situations nouvelles. Il met en évidence également deux dimensions de l'apprentissage : la préhension ou saisie de l'expérience (compréhension et apréhension) et la transformation : "l'apprentissages expérientiel est un processus par lequel des connaissances sont créées à partir d'une transformation de l'expérience"(Cité par Christine JOSSO, Art. cit., p. 198.). L'apprentissage expérientiel a été théorisé par Kolb comme un travail réflexif sur le vécu, et comme une transformation de l'expérience en conscience dans un processus d'autoformation qui fonctionne dans toutes les situations de prises de décision et de résolution de problèmes de la vie quotidienne.
Christine JOSSO, "L'expérience formatrice : un concept en construction", in B. COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle, Paris, La documentation française, 1991, p. 198
Christine JOSSO, Art. cit., p. 193.
Christine JOSSO, Art. cit., p. 198.
Idem, p 197.
Edmonde CHAUVEL, "Histoire de vie et formation expérientielle" in B.COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle des adultes, Paris, La documentation française, 1991, p. 216.
Cf. Sylvie BOURSIER et Jean Marie LANGLOIS, Op. cit., pp.67-73.