1.4.2. Le droit au congé de bilan de compétences

Avec la loi du 31 décembre 1991 sur le congé de bilan de compétences, ce droit s'exercera pleinement pour les salariés, touchant ainsi la dernière catégorie d'actifs. En effet, ce texte, précédé de l'accord interprofessionnel du 3 juillet 1991 sur le congé de bilan de compétences, ouvre un véritable droit à l'orientation professionnelle, en le situant dans le champ de la formation professionnelle 549 . Selon le même schéma que l'on retrouve pour tous les textes de loi relatifs à la formation professionnelle en France, le texte de loi reprend intégralement les accords paritaires signés auparavant entre les partenaires sociaux 550 .

On perçoit d'ailleurs, à travers ces différents accords, l'évolution des partenaires sociaux sur ce sujet. En effet, on peut constater un paradoxe entre la naissance du congé individuel de bilan, à l’initiative des salariés et défendu par leurs représentants, et les actions menées sous la responsabilité du responsable d'entreprise dans le cadre de la gestion prévisionnelle des emplois. Cette contradiction apparaîtra clairement avec l'intégration délicate des bilans dans le plan de formation de l'entreprise, que le législateur organisera avec prudence 551 . L'étude de la DARES souligne le développement limité du bilan de compétences légal pour les salariés, qui ne s'explique pas uniquement par le manque d'information, mais aussi par la crainte de signaler à leur employeur un désir de changement professionnel et également "un doute sur les effets concrets du bilan" 552 . Calqué sur le principe du congé individuel de formation, ce nouveau congé, ouvert à tout salarié ayant une ancienneté de cinq ans, dont douze mois dans l'entreprise, permet de s'absenter de l'entreprise pour une durée maximale de 24 heures de travail, consécutives ou non, pour réaliser un bilan de compétences personnelles et professionnelles. Il est financé par un organisme paritaire, mentionné à l'article L.951-3, qui rembourse l'employeur adhérent.

Ce congé a pour objet de "permettre à des travailleurs d'analyser leurs compétences professionnelles et personnelles ainsi que leurs aptitudes et leurs motivations afin de définir un projet professionnel et, le cas échéant, un projet de formation" 553 . La pratique du bilan de compétences, enrichie de l'analyse des motivations, doit conduire à l'élaboration d'un projet professionnel. On ne peut trouver meilleure définition du droit à l'orientation professionnelle, préconisé onze ans plus tôt par Jean Paul Murcier, même si on peut regretter que le législateur n'ait pas mentionné explicitement le cadre plus large de l'orientation professionnelle, se limitant au terme de bilan, qui n'en représente qu'une phase. Enfin, on peut regretter que ce nouveau congé de bilan, qui représente une avancée dans le droit du travail et de la formation, ne résonne pas de manière aussi éducative que le congé de formation, mis en place vingt ans plus tôt avec des finalités explicites d'éducation permanente 554 .

Si nous poursuivons notre analyse des fondations de ce nouveau droit individuel, nous sommes frappée par la profusion de textes réglementaires et législatifs depuis 1986, qui traduit une mise en place progressive, voire quelque peu laborieuse, de cette nouvelle mesure législative. En effet, si la loi de 1991 est complétée de manière logique par un décret d'application, publié quelques mois plus tard, mentionnant les conditions d'exercice du bilan dans le cadre du congé et du plan de formation ainsi que la prise en charge financière, ce dernier est suivi d'une longue circulaire de la Délégation à la formation professionnelle, parue quelques jours avant les élections législatives de mars 1993, qui aboutiront à un changement de majorité politique 555 . Ce texte, qui parachève la mise en œuvre de ce nouveau droit, accessible désormais aux demandeurs d'emploi comme aux salariés, mérite une lecture attentive. Tout d'abord, il se présente sous la forme peu commune d'un résumé signé par le ministre du travail, Martine Aubry, elle-même, et de fiches classées selon cinq thèmes : les dispositions générales communes, et les dispositions spécifiques au congé de bilan, au plan de formation, aux demandeurs d'emploi et au crédit-formation individualisé.

Dans le préambule, le bilan est confirmé comme un nouvel outil de gestion des carrières et des projets individuels, ainsi qu'un dispositif de droit commun s'appliquant à tous:"L'exigence accrue de mobilité professionnelle, qu'elle ait pour origine les mutations industrielles et technologiques, l'évolution des rapports de l'homme au travail, les nécessités d'adaptation géographique ou les transformations de l'organisation du travail et de l'environnement, doit s'accompagner de dispositions permettant aux actifs d'anticiper les effets socioprofessionnels dus à ces changements. Pouvoirs publics et partenaires sociaux doivent ensemble favoriser le développement de systèmes permettant à chacun de gérer son évolution professionnelle en fonction notamment des contraintes mais aussi des opportunités du marché du travail, ce qui aura pour effet de favoriser le développement des potentialités individuelles, et de prévenir les risques d'exclusion ... Pour un salarié comme pour un demandeur d'emploi, le bilan de compétences constitue désormais une démarche privilégiée pour l'élaboration d'un projet porteur d'évolution et de progression professionnelles. Il lui permet d'anticiper ses changements, de définir sa propre ligne d'action, et, dans le cas de démarche de gestion prévisionnelle dans l'entreprise, de se positionner clairement. Il contribue de même à une meilleure adéquation des formations et des emplois sur le marché du travail" 556 .

Cette synthèse, qui a le mérite de situer clairement et d'entériner ce nouveau droit, peut cependant faire douter des chances de réussite de la mission qui lui incombe de retrouver une fois de plus l'impossible adéquation formation-emploi ! Cette circulaire, qui vient en appui de textes législatifs et réglementaires intégrés dans le livre IX du code du travail, traitant de la formation professionnelle et de l'éducation permanente, brille par une absence significative : en ne faisant aucune mention de la moindre finalité éducative, elle se situe aux antipodes des grands principes éducatifs développés dans les textes de 1971 sur la formation des adultes. Ainsi disparaît la notion d’éducation permanente, remplacée par des objectifs de gestion de carrière, d’évolution professionnelle, d'adaptation ou d'anticipation des changements. Certes, le "développement des potentialités" est évoqué, non comme un objectif premier, mais comme la résultante d'une bonne gestion des contraintes et des opportunités du marché du travail. La priorité est donc donnée à l'économie et le dispositif proposé promet une meilleure adaptation de l'homme à cette nouvelle économie. En outre, si les partenaires sociaux et les organismes paritaires ont une responsabilité dans "la coordination et l'évaluation de l'activité globale des bilans de compétences" et dans la "régulation de l'offre", le bilan de compétences reste une affaire d'État : aucune mention n'est faite d'un partenaire, acteur majeur de la formation professionnelle depuis les lois de décentralisation de 1983, les collectivités territoriales, et en particulier les conseils régionaux, qui ne seront sollicités que pour participer au financement des structures publiques de bilan.

Un comité national d'experts est créé auprès de la Délégation à la formation professionnelle, réunissant les partenaires du service public, c'est-à-dire l'ANPE, l'AFPA et l'Éducation nationale, ayant pour mission l'expertise et le conseil sur la structuration et l'évolution de l'offre en matière de bilans de compétences. En effet, la création du nouveau droit a fait naître un marché du bilan, analogue à celui de la formation, dont le contrôle et la régulation sont devenus nécessaires. C'est ainsi qu'est apparu un grand nombre d'organismes prestataires de bilan, privés, associatifs, émanant d'organisations professionnelles patronales ou même syndicales 557 . Le réseau public des CIBC se trouve encore renforcé avec une mission d'appui et d'animation départementale des prestataires de bilan.

Dès le début, la nouvelle circulaire insiste particulièrement sur "le respect du droit de l'individu à la confidentialité des résultats et à l'usage personnel des conclusions qu'il en tire" 558 . Les règles de déontologie sont redéfinies dans le chapitre des dispositions générales, selon neuf obligations, dont la première est le respect du consentement du bénéficiaire 559 . Ces règles déontologiques, non seulement affirment une volonté de régir les rapports entre les professionnels et le public, mais visent aussi à établir les règles et les devoirs d'une profession, encore non constituée. L'exercice du droit au bilan est établi avec une très grande précision, et les précautions prises par le législateur montrent la difficulté de la mise en œuvre d'un droit individuel touchant de près la vie personnelle, voire l'intimité des personnes. S'assurer du volontariat du bénéficiaire favorise l’implication du consultant ; cela permet également de partager les responsabilités en cas d'incident de parcours. La liberté individuelle des bénéficiaires est préservée de tout faux-pas et, si tout manquement est passible de sanctions, les professionnels sont également protégés par un cadre précis. Cependant, l'impression qui se dégage de cette présentation est que celle-ci fait davantage référence à des critères médicaux ou thérapeutiques qu'éducatifs.

Même si tout texte réglementaire ou législatif n'a pas vocation à décrire des pratiques dans leur globalité et leur technicité, mais plutôt à en délimiter le cadre, les finalités de ces pratiques transparaissent au travers du texte. L'acte de bilan, soumis certes à des règles qui protègent l'individu, se situe au-delà de toute relation éducative entre les personnes bénéficiaires et les professionnels, comme si ceux-ci en étaient dépossédés et n'avaient plus prise sur ses effets. Le bilan, dont la durée est préétablie, fait appel à une procédure de contrat qui, tout en délimitant les droits et les devoirs de chacun, restreint d'une certaine manière la relation entre les deux signataires, renvoyés ensuite, chacun à sa propre liberté, mais éventuellement aussi à sa solitude, à la fin du diagnostic. Le contrat est rempli lorsque les clauses sont respectées, mais qu'en est-il de cet acte d'orientation et de sa relation d’accompagnement et de suivi ? Certes, il est demandé aux prestataires de bilan de s'enquérir quelques mois plus tard de la situation des personnes ayant bénéficié d'une procédure de bilan, mais plus dans un but de statistiques puisqu’aucune procédure de suivi n'est réellement organisée et financée.

Notes
549.

cf. "Accord national interprofessionnel du 3 juillet 1991 relatif à la formation et au perfectionnement professionnels, section II, le congé de bilan de compétences" ; "Loi n° 91-1405 du 31 décembre 1991 ", articles L.900-2, L.900-4-1, L.932-21 à 931-27, in dossier Reconnaissance et validation des acquis , Textes généraux, op. cit. pp.14-16.

550.

Plusieurs accords paritaires ont précédé l'accord national du 3 juillet 1991, notamment l'accord du 28 mars 1990 relatif à la mise en œuvre du crédit-formation pour les salariés, qui instaure la possibilité d'un bilan dans le cadre du congé de formation, en préalable de la formation.

551.

cf. Décret n°92-1075 cit. et Arrêté du 27 octobre 1992 "définissant les conventions types pour la réalisation d'un bilan de compétences" , du ministère du Travail, de l'Emploi et de la Formation Professionnelle. L'article R 900-3 stipule, dans le cas du plan de formation, que le bilan "ne peut être réalisé qu'après conclusion d'une convention tripartite entre le salarié bénéficiaire, l'organisme prestataire de bilans de compétences et l'employeur" , qui doit mentionner les objectifs qu'il poursuit. Contrairement aux formations réalisées dans le cadre du plan de formation de l'entreprise, l'article L.900-4-1 mentionne qu'une proposition de bilan par l'employeur peut toujours être refusée par le salarié, qui dispose d'un délai de 10 jours pour répondre. De même, le caractère confidentiel de la prestation est exigé.

552.

DARES, "Les organismes prestataires de bilans de compétences", in Premières informations, Ministère du Travail et des Affaires sociales, n° 515, 21 Mars 1996, p.4.

553.

cf. Art L.900-2.

554.

Quant à nous, nous aurions préféré le terme de congé d'orientation .

555.

cf. Décret n°92-1075 du 2 octobre 1992 relatif au bilan de compétences et modifiant le code du travail (deuxième partie : Décret en Conseil d'Etat), in JO, 6 octobre 1992 ; Circulaire DFP n°93-13 du 19 mars 1993 relative au bilan de compétences, non parue au JO, in Textes Généraux de la Formation Professionnelle, pp.207-235.

556.

Circulaire DFP, doc.cit . , p.208.

557.

L'étude de la DARES en compte environ un millier dont 700 actifs. Cf. DARES, "Les organismes prestataires de bilans de compétences", in Premières informations, Ministère du Travail et des affaires sociales, n° 515, 21 Mars 1996, p.1.

Leur contrôle de ces divers organismes s'effectue par le biais des Délégations régionales à la formation professionnelle, chargées d'émettre des avis techniques sur les décisions de label-qualité des organismes conventionnés avec l'État et sur la qualité des organismes proposés par les entreprises dans le cadre des plans de formation. De plus, pour exercer dans le cadre des mesures législatives du congé de bilan ou du plan de formation, les prestataires de bilan ont l'obligation de figurer sur les listes des organismes paritaires et mutualisateurs agréés.

558.

Circulaire DFP, doc.cit .,.p.210.

559.

Viennent ensuite la conclusion d'une convention tripartite, le respect du secret professionnel, la nécessité d'un lien direct entre l'objet du bilan et la nature des investigations menées, l'organisation du bilan de compétences en trois phases (analyse des besoins, investigation et synthèse), la propriété au bénéficiaire seul des résultats détaillés et du document de synthèse, la nécessité de communiquer au bénéficiaire les conclusions détaillées du bilan, l'obligation de présenter du document de synthèse au bénéficiaire, et enfin la nécessité de recourir à des méthodes et des techniques fiables mises en œuvre par des professionnels qualifiés.