Une question reste en suspens : comment expliquer ce phénomène linguistique et institutionnel, que l'on pourrait qualifier de "métonymique", qui, dans la mise en œuvre de ce droit nouveau, a privilégié l'appellation de l'ensemble du dispositif, l'orientation, par une seule phase, le bilan, entretenant ainsi une confusion dans les pratiques ?
L'orientation professionnelle, définie comme une aide à l'élaboration d'un projet professionnel, est un processus se réalisant en plusieurs étapes : une phase d'analyse du passé, le bilan, une phase de construction du projet professionnel à venir, le projet, et enfin la mise en œuvre, avec l'apport d'informations et le suivi dans les démarches. Jean Pierre Willems, tout en reconnaissant les limites des prestations pédagogiques définies dans le texte de loi, voit dans cette mesure, conçue davantage comme une action ponctuelle que
comme un processus, telle "un droit au bilan de santé professionnelle" 560 , analogue au bilan de santé de la Sécurité sociale.
Un premier élément d'explication, historique, serait lié à l'antériorité de la création des centres interinstitutionnels de bilan de compétences, qui, depuis 1986 ont inspiré les rédacteurs de la loi. En effet, si ces structures ont contribué à "donner un contenu au droit à l'orientation ", comme le souligne ce spécialiste du droit de la formation professionnelle 561 , en introduisant le terme de "bilan de compétences", elles n'en ontpas moins limité la portée et mis en exergue, au travers d'une pratique ponctuelle définie dans sa durée, une dimension diagnostique. On ne peut comprendre cette limitation sans revenir à l'histoire des institutions fondatrices des centres de bilan — ministère du Travail et de l’Éducation nationale —, qui ont privilégié, comme nous l'avons vu antérieurement, les pratiques évaluatrices, porteuses d'une conception diagnostique de l'orientation 562 .
Même si les centres de bilan affirment être porteurs de pratiques éducatives d'orientation, notamment au travers des pédagogies de l'histoire de vie et du portefeuille de compétences, que la plupart utilisent, ils restent marqués par cette antériorité de pratiques diagnostiques, caractéristiques de leurs institutions d'origine et de l'identité professionnelle des praticiens du bilan, en majorité issus du corps des psychologues, davantage formés à l’observation de comportements qu’à l’accompagnement éducatif.
Un deuxième élément pourrait être d'ordre sémantique, comme nous l'avons déjà dit à propos de l'information sur la formation : le terme "orientation" qui, jusque dans les années 80, s'est massivement adressé aux jeunes, serait marqué d'une connotation scolaire peu favorable pour le public des adultes, selon le sens commun, plus autonome. À l'école on ne s'oriente pas, on est orienté et n'a t-on pas perpétué l'image de l'élève orienté parce que moins performant, donc moins libre de ses choix ? Les pratiques scolaires d'orientation, basées sur les résultats et, de ce fait, davantage sur l'échec que sur la réussite, ont contribué à véhiculer une image peu brillante de l'orientation, rappelant aux adultes des souvenirs désagréables de non-reconnaissance. Le développement de la formation des adultes, qui a fait passer l'idée d'une deuxième chance par une formation adaptée et continuée, leur permettant de se perfectionner, de changer de métier, de se réorienter, ne pouvait transformer cette connotation scolaire de l'orientation, ce qu'une nouvelle appellation pouvait peut-être réaliser. En mettant en avant la notion de bilan, on pouvait échapper à l'image négative véhiculée par l'orientation, tout en préservant la dimension d'autonomie propre à l'adulte, à qui il suffisait de donner la possibilité de "faire à un moment donné le point de ses acquis et compétences pour mieux maîtriser son devenir professionnel" 563 .
Un troisième élément d'explication pourrait être institutionnel : jusque-là, les institutions d'État d'orientation professionnelle, placées sous l'autorité de ministères distincts, dessinaient un paysage simple : les publics scolaires relevaient des centres d'information et d'orientation et les demandeurs d'emploi, de l'Agence nationale pour l'emploi. L'initiative du ministère du Travail de créer des centres de bilan, qui se situe dans une volonté de partenariat interministériel, devait se démarquer des pratiques traditionnelles d'information et d'orientation des institutions "historiques". Pour cela, il a donné priorité à la création d’un dispositif ad hoc interinstitutionnel, à qui fut attribuée une appellation jugée plus appropriée au public des adultes, ceux-ci étant dotés, à la différence des jeunes, d’une expérience et de compétences professionnelles. Le paysage institutionnel de l'orientation professionnelle n'était pas bouleversé par l'apparition d'une structure publique et interinstitutionnelle, issue du sérail, qui bénéficiait donc de l'aval des plus anciennes. Au contraire, on pouvait y voir un progrès et un certain effort d'innovation, mais, selon un adage bien connu, le contenu nouveau, défini dans le repérage et l'évaluation des compétences, ne pourrait se satisfaire d'un contenant ancien, constitué exclusivement des structures traditionnelles de l'orientation.
Un quatrième élément de réponse se situe dans le nouveau rapport à la formation, établi dans la société française des années 90 et instaurant, par la notion de bilan, une distance entre formation et orientation. En effet, le droit à l'orientation professionnelle, imaginé par ses précurseurs, s'est institutionnalisé dans un contexte social de désillusion vis-à-vis de la formation et de dégradation économique. Le législateur n'a pas jugé opportun — et peut-être la situation sociale et économique ne le permettait-elle pas — de recourir à leurs conceptions ou à leurs propositions. Il peut paraître étonnant que l'ensemble des textes législatifs et réglementaires instituant ce droit, indirectement en traitant de la mise en place des CIBC, et plus directement à propos du bilan de compétences, ne se réfèrent ni à ces rapports fondateurs, qui ont eu la primeur d'énoncer l'opportunité d'un droit à l'orientation, ni aux expériences issues du mouvement de décentralisation et de territorialisation, qui préconisaient un accompagnement éducatif des adultes vers l'emploi par une guidance professionnelle personnalisée. Dans les finalités de ce droit, en apparence nouveau, on retrouve la conception du choix professionnel de type "diagnostic-pronostic", qui a marqué les pratiques jusque dans les années 70, et consiste à rechercher les correspondances entre aptitudes individuelles et profils de postes.
Onze ans après les innovations du rapport Murcier, le droit à l'orientation, mis en place par le législateur à la suite d'un accord national interprofessionnel signé par les partenaires sociaux, s'est exprimé d'une manière restrictive, mettant l'accent sur une phase de l'orientation, le bilan, sans accompagnement plus global. Si le cadre juridique est incontestable, on peut cependant constater la dérive d'une idée généreuse, qui répondait aux besoins de la société dans un mouvement d'individualisation, mais qui a subi, dans sa mise en œuvre, le poids d'une vision quelque peu technocratique, privilégiant les procédures de diagnostic plutôt que les pratiques éducatives, préférant un modèle unique institutionnel aux initiatives territoriales plus diversifiées. Alors que la loi de juillet 1971, portée par le souffle de l'Éducation permanente, a utilisé l'ensemble des acteurs privés et publics au service du développement de la formation professionnelle continue en renforçant la territorialisation, la loi de décembre 1991 semble avoir subi les contraintes du contexte économique du moment en se limitant dans une organisation administrative issue des appareils d'État. Cependant, l'esprit libéral caractéristique des dispositifs de la formation des adultes semble avoir résisté, avec une ouverture aux organismes privés et associatifs qui ont mis en place des structures de bilan aux cotés des centres agréés par l'État, réalisant plus de la moitié des prestations. On peut regretter toutefois que les pouvoirs publics n'aient pas pris en compte les évolutions sociales et politiques, notamment la nouvelle réalité de la régionalisation, qui laissait entrevoir comme élément pertinent de réponse à la crise l'efficacité de l'échelon territorial. Mais le pouvoir central, tenté de reprendre d'une main ce qu'il a donné de l'autre, n’a pas été en mesure d’envisager un dispositif global d'orientation professionnelle d'assise territorial. Il en résulte que le paysage de l'orientation professionnelle s'est chargé de structures supplémentaires cloisonnées, publiques et privées, rendant encore plus difficile sa lisibilité.
À la veille de la généralisation d’un dispositif d’accompagnement individuel renforcé des demandeurs d’emploi, issu de la négociation des partenaires sociaux 564 , tous reconnaissent aujourd’hui que, depuis sa mise en place en 1992, les pratiques de bilan de compétences ont suscité peu d’engouement, de la part des salariés comme des structures d’accueil chargées d’aider les chômeurs à se réinsérer. Gérard Adam en décline quelques raisons du côté des salariés : « Quand l’employeur en prend l’initiative, le salarié “ bénéficiaire “ a le sentiment que l’on n’est pas satisfait de son travail et que le bilan mettra d’abord en avant ses insuffisances, voire son inaptitude. À l’opposé, le chef d’entreprise peut avoir le sentiment que le salarié veut partir, si c’est ce dernier qui est demandeur » 565 . De plus, le ministère de l’Emploi reconnaît lui-même qu’il n’y a pas de remède miracle et que les effets des pratiques de bilan « sont très différents suivant les caractéristiques des bénéficiaires et de leur environnement » 566 , ce qui remet en lumière l’importance et la qualité de l’accompagnement personnalisé.
Jean Pierre WILLEMS, "Quand l'orientation devient un droit" in L'Orientation scolaire et professionnelle , vol. 20/n°4, décembre 1991, reproduit in Dossier documentaire des Entretiens Condorcet 24-25 janvier1994 , op. cit., pp.18-21.
Idem.
On peut toutefois s'interroger sur la difficulté de trouver l'appellation juste de cette pratique de bilan, qui traduit les hésitations et les tribulations d'une pensée qui se construit progressivement, avec des tâtonnements, des reculs parfois dommageables, allant à l'encontre des objectifs de départ.
Circulaire n° 1944 du 14 juin 1989, in Reconnaissance et validation des acquis, Textes généraux, Op. cit., p.5.
La convention UNEDIC d’aide au retour à l’emploi (Plan d’Aide au Retour à l’Emploi), qui a fait l’objet d’une négociation difficile entre les partenaires sociaux, d’abord entre eux et avec l’État, et qui vient d’être agréée par l’État le 6 décembre 2000, stipule la mise en œuvre d’un dispositif d’accompagnement personnalisé, comprenant un entretien approfondi dans le mois suivant la contractualisation, avec l’obligation le cas échéant de se soumettre à une évaluation de ses capacités professionnelles, sous la forme d’un bilan. La question se posera, face au développement massif prévisible des bilans prescrits pour les demandeurs d’emploi, de l’organisation et de la généralisation de cette pratique, telle qu’elle est préconisée par la législation actuelle. Cf. « Convention d’aide au retour à l’emploi », in Liaisons sociales, Main d’œuvre, n°8089, 23/06/2000 ; « La nouvelle convention UNEDIC agréée », in Liaisons sociales, Bref social, n°13293, 7/12/2000.
Gérard ADAM, « Le bilan de compétences cherche son second souffle », in La Croix, 22/05/2000, p. 14.
Gérard ADAM, « L’avenir du bilan de compétences est encore incertain », in La Croix, 25/09/2000, p. 14.