L'entretien MIFE, dans ses fonctions, est à rapprocher de l'entretien d'aide, technique fondée sur la théorie de la relation d'aide, élaborée par Carl Rogers 580 . Ce psychologue américain, situé dans le courant de la psychologie humaniste, définit la relation d'aide comme “une relation permissive, structurée de manière précise qui permet au client d'acquérir une compréhension de lui-même à un degré qui le rende capable de progresser à la lumière de sa nouvelle orientation" 581 . Ce théoricien, qu'André de Péretti a qualifié de "psychologue-paysan" 582 , a fondé sa théorie sur trois concepts clés : l'empathie, la considération positive inconditionnelle et la congruence 583 .
L'empathie, définie comme une synthèse de décentration et d'implication est "l'acte par lequel un sujet sort de lui-même pour comprendre quelqu'un d'autre sans éprouver pour autant les mêmes émotions que l'autre" 584 . Roger Muchielli complète ces éléments de définition, faisant la différence avec la sympathie, d'ordre plus affectif : "Mixte de sympathie et d'effort intellectuel par lequel nous pouvons atteindre une connaissance compréhensive d'autrui. Faisant échec à la dichotomie entre objectivité de l'acte de connaissance et subjectivité de la sympathie-identification, l'empathie est typique de la connaissance en sciences humaines (...) et expressive du lien interhumain" 585 . La compréhension empathique consiste donc à comprendre l'autre du point de vue de celui-ci et s'accompagne d'une attitude d'accueil et de respect sans réserve, que traduit le concept suivant. L'acceptation positive inconditionnelle, ou bienveillance inconditionnelle, n'est pas simplement la tolérance, assimilée trop souvent à un manque de conviction, mais se définit comme un mouvement d'accueil de l'autre dans sa différence psychologique, culturelle, sociale. Cette attitude de coopération exige, de la part du conseiller, de se décentrer, donc de bénéficier suffisamment de ressources intérieures. Enfin, la congruence est la capacité d'être soi-même dans la relation, proche de ses sensations tout en sachant les décoder ; elle favorise l'authenticité de la relation et déclenche la confiance. Ces trois attitudes, interdépendantes, donnent une qualité de présence au conseiller, qui suscite l'expression libre de l'autre. Cette articulation montre la finesse relationnelle qu'impose la théorie de Rogers. Ce dernier n'hésitait pas à parler de chaleur dans la relation, définie plus précisément par une de ses disciples comme "une qualité faite de bonté, de responsabilité et d'intérêt désintéressé" 586 , dont le rôle n'est pas seulement de "renforcer le sentiment de sécurité", mais qui agit comme "un facteur vitalisant" 587 . Rogers résumait ainsi les effets de cette qualité affective : "ce qu'éprouve l'individu en thérapie, c'est, semble-t-il, l'expérience d'être aimé. Aimé non d'une façon possessive, mais d'une manière qui lui permet d'être une personne distincte, avec des idées et des sentiments bien à elle et une manière d'être qui lui est exclusivement personnelle" 588 .
Ces trois piliers de la théorie rogérienne ont trouvé leur synthèse dans le principe de non-directivité qui, trop souvent mal interprété dans les milieux éducatifs, a suscité des pratiques teintées de neutralité, malheureusement plus indifférente que bienveillante 589 . Roger Mucchielli, qui a largement contribué à ouvrir les milieux éducatifs à la pensée de Rogers, a ainsi défini la non-directivité dans la relation de face à face :"c'est une méthode qui consiste à ne pas intervenir égocentriquement dans l'entretien..., à ne pas classer le sujet ou ses difficultés, dans une de nos catégories à priori, dans un de nos tableaux nosologiques, dans un diagnostic explicatif et sécurisant pour nous seulement...; à ne pas questionner, juger, interpréter, consoler, donner des directives ou des idées de solution et autres initiatives qui créent une nouvelle situation (induite par l'attitude ainsi prise) et donc des attitudes réactionnelles ch ez les clients ; mais plutôt à écouter (ce qui est déjà difficile) avec en plus la centration exclusive sur le client ...; à reformuler (c'est-à-dire exprimer le résultat de l'effort de compréhension) de façon à obtenir l'accord du client sur ce qu'il a voulu dire ...; à clarifier en coopération, ce qui veut dire que sur la base d'une relation de confiance et d'authenticité des personnes, entamer la réflexion commune sur les structures de sens du vécu explicité 590 .
Cette définition de l'entretien de face à face dans la relation d'aide, fondée intégralement sur la théorie de Carl Rogers, nous paraît se rapprocher de la prestation d'orientation de la MIFE. L'entretien d'aide a pour objectifultime la recherche de moyens permettant un changement et "suppose que l'aidant est capable de deux actions spécifiques : comprendre le problème dans les termes où il se pose pour tel individu singulier dans son existence singulière, aider le "client" à évoluer personnellement dans le sens de sa meilleure adaptation sociale" 591 .
Nous ressentons une forte résonance avec l'entretien MIFE, lorsque Roger Mucchielli en précise le principe :"comprendre une personne, un problème humain, un comportement, une décision (...) afin de clarifier la situation en faisant en sorte que le "client" s'explique complètement (ou le plus complètement possible)" 592 .
Les cinq impératifs de la bonne aptitude de l'interviewer selon Carl Rogers - intérêt ouvert ou disponibilité intégrale, non jugement, non directivité, intention authentique de comprendre autrui, effort continu pour rester objectif - , ont été repris par Roger Mucchielli :
‘"1 - Accueil et non pas initiative, c’est-à-dire qu'il s'agit d'une attitude de réceptivité, d'accueillance au sens où l'on reçoit un invité chez soi, où l'on sait l'inviter à entrer et à se défaire de son manteau protecteur, où on l'invite à entrer davantage et à se mettre à l'aise ...En affirmant la personne libre et acteur de sa vie, Carl Rogers a révolutionné les pratiques d'entretien, privilégiant les attitudes d'écoute, d'empathie et les techniques de reformulation. Cette approche, qui met l'accent sur le présent et la conscience, à la différence de la psychanalyse plus axée sur le passé et l'inconscient, nécessite un engagement personnel du conseiller et le situe dans une position plus simple d'accompagnateur, quittant un rôle d'expert censé en savoir plus et choisissant pour l'autre. Elle préconise une relation non plus centrée sur le problème mais sur la personne, perçue comme libre, au delà de ses déterminismes. Carl Rogers décrit ainsi l'écoute centrée sur la personne : "J'écoute de manière aussi attentive, exacte et sensible que possible chaque individu qui s'exprime. Que les propos soient superficiels ou importants, j'écoute. À mes yeux, l'individu qui parle a de la valeur et vaut la peine qu'on le comprenne ; dès lors il a de la valeur pour avoir exprimé quelque chose. Des collaborateurs disent que , dans ce sens, je “valide “ la personne... Je suis centré sur le membre du groupe qui parle et je suis indubitablement beaucoup moins intéressé par les détails de sa dispute avec sa femme ou de ses difficultés dans son travail, ou encore par son désaccord avec ce qui vient d'être dit, que par la signification que ces expériences ont pour lui en ce moment et par les sentiments que ces expériences éveillent en lui " 594 .
Dans ce type d’entretien, le conseiller ne cherche pas à expliquer l'expérience évoquée, mais s'efforce de comprendre le sens qu'elle a pour la personne elle-même. Sans intention de "faire quelque chose pour l'individu, ni non plus à le conduire à faire quelque chose pour lui-même" 595 , il vise à le libérer dans son propre mouvement de maturation, de développement et d'adaptation. Rogers souligne également la dimension éducative de l'expérience de la relation d'aide, véritable "expérience de maturation" et "d'auto-développement" 596 , dans laquelle la personne apprend à se comprendre elle-même.
L'apport de la théorie et de la pratique rogérienne, appliquée autant en individuel qu'en groupe, réside principalement dans le changement d'attitude du conseiller et dans l'instauration d'un autre type de relation, plus proche et active avec le consultant. C'est ce qui a donne cours à certaines critiques selon lesquelles cette théorie, pavée de bonnes intentions, serait difficilement applicable, car trop exigeante pour le conseiller. Une autre théorie de la relation, propre au registre éducatif, celle de la médiation, élaborée par Reuven Feuerstein, que nous aborderons plus loin, tout aussi exigeante dans l'implication personnelle du médiateur, a été sujette au même type de critique. En effet, la relation d'aide comme la médiation éducative sont situées, dans leur pratique, dans le champ des méthodes subjectives et comportent une charge affective, qu'elles utilisent comme vecteur de mise en mouvement de la personne, ce qui suppose, pour l'aidant comme pour le médiateur, de bien connaître leurs propres fonctionnements et de pouvoir les décoder.
L'approche rogérienne nous paraît adaptée au type d'entretien pratiqué à la MIFE, dans la mesure où elle donne toute sa place à la personne, qui va ainsi pouvoir formuler, expliciter, mettre à l'extérieur d'elle-même la question qui lui fait problème, et, par là, tenter de s'en libérer. Cependant, la visée thérapeutique, psychothérapeutique ou de réadaptation sociale, de l'entretien d'aide, induit une fréquence de relations, à la différence de l'entretien d'orientation. Même si nous nous retrouvons dans la méthode d'accueil et de bienveillance inconditionnels, cela ne peut suffire totalement à définir notre pratique d'entretien qui, certes, peut induire des effets thérapeutiques non négligeables du fait de la remise en confiance susceptible d'être opérée, mais diffère totalement dans ses objectifs. De plus, vu le temps imparti à l'entretien, les conseillers ont établi un cadre plus dynamique et resserré, posant des questions pour relancer le dialogue et émaillant l'échange d'informations professionnelles. Et le type de problème posé, relatif à un projet professionnel à construire, est identique, même si, d'une personne à l'autre, les modalités d'élaboration sont uniques.
Carl ROGERS, Le développement de la personne, Paris, Dunod, 1968, 284 p.; Les groupes de rencontre, Paris, Dunod, 1973, 171 p.; La relation d’aide et la psychothérapie, Paris, ESF, 1979, 4ème Edition, tomes I et II, 459 p.
Carl ROGERS, La relation d'aide et la psychothérapie, Paris, ESF, 1980, tome 1, p. 33.
Rogers préfère le terme de "client" à celui de "patient", pour désigner le bénéficiaire de la relation d'aide thérapeutique, soulignant ainsi le rôle plus actif de la personne aidée.
Cf. André de Péretti, L'œuvre de Carl Rogers, intervention in Intergroupe Anamnèses/réseau Intermif, Atelier Maïeutique, Villejuif, 19/5/1993, Enregistrement MIFE.
André de Péretti a souligné notamment que, du fait de son enfance passée à la campagne, le jeune Carl, en contact avec la réalité du travail agricole et la culture de la terre, s'est d'abord passionné pour l'agronomie, ce qui lui aurait donné le goût de la recherche de terrain. En effet Carl Rogers est le premier psychologue à avoir procédé à des enregistrements d'entretiens d'enfants, en 1938, "entre la thérapie et l'orientation ou guidance infantile".
En effet, ce n'est pas avec le concept de non-directivité, mal compris en France, que Rogers a défini la relation d'aide. Lors de son intervention à Villejuif, André de Péretti a rappelé à juste titre l'accueil passionnel, polémique et controversé de la pensée de Rogers en France à partir de 1966. On peut émettre l’hypothèse que la pensée de Carl Rogers en France fut mal accueillie par les tenants de conceptions idéologiques et philosophiques, qui refusaient la personnalisation de la relation thérapeutique et éducative, pétrie tout autant d'implication affective que d'esprit d'observation, préconisée par Rogers.
Roger MUCCHIELLI, L'entretien de face à face dans la relation d'aide, Paris, ESF, 11è éd. 1989, pp. 40 et 79.
Roger MUCCHIELLI, L'observation psychologique et psychosociologique, Paris, ESF, 1974, cf. lexique.
Carl ROGERS et G. Marian KINGET, Psychothérapie et relations humaines, théorie et pratique de la thérapie non-directive, Louvain/Publications universitaires et Paris/Béatrice-Nauwelaerts, 1966, p.97.
Idem, p. 101.
Ibid.
En France, la "non-directivité", concept mal compris au point de donner lieu à un non-sens profond dans la lecture même de la pensée rogérienne, a été assimilée au "laisser faire". En fait, la non-directivité préconisée par Rogers, n'était qu'une "alerte sur les précautions dans la directivité", mais que l'on a interprété comme un non-directivisme, voire, pour certains comme une échappatoire à l'autorité éducative. Ce contre-sens a donné lieu à des pratiques de silence dans les entretiens, plus manipulatoires qu'aidantes. Or Rogers, dans sa pratique, n'a jamais fait le silence et au contraire sa thérapie était, selon les termes d'André de Péretti, "une thérapie du dialogue dans le dialogue, dans l'échange incessant".
Idem, p. 78.
Roger Mucchielli,L'entretien de face à face dans la relation d'aide, Paris, ESF, 11è ed. 1989, p. 8.
Idem, p. 11.
Idem, p. 42.
Carl ROGERS, Les groupes de rencontre, Paris, Dunod, 1973, p. 47.
Carl ROGERS, La relation d'aide et la psychothérapie, Paris, ESF, 1971, p. 43.
Carl ROGERS, Op. Cit., p. 43.