Nous avons ainsi défini le contenu de l'entretien d'orientation MIFE selon trois composantes : le récit biographique, qui est en même temps matériau du bilan et du projet, et l'information professionnelle.
L'entretien d'orientation permet l'expression orale d'un récit biographique qui pourrait se rapprocher de la pratique psychosociale des histoires de vie, dont les précurseurs en formation d'adultes sont Gaston Pineau, Pierre Dominicé et Henri Desroche 613 .
Simone Clapier Valladon et Jean Poirier définissent le déroulement d'un récit de vie oral, comme une "communication bilatérale", qui répond aux mêmes normes que l'entretien clinique et se déroule selon trois phases :"Une phase préliminaire dans laquelle l'interviewer doit s'efforcer de situer la signification, le but du recueil du récit de vie ; une phase d'expression libre, la plus longue, dans laquelle le narrateur est invité à parler spontanément de sa vie ; une phase d'investigation, destinée à compléter et à approfondir les propose" 614 . Les auteurs insistent sur le caractère dialectique de la relation établie entre les deux protagonistes, et préconisent une "intercommunication qui doit s'efforcer de se libérer de toute sophistication", afin d'assurer une véritable authenticité et une profondeur de l'échange.
Le processus de bilan s'élabore au fur et à mesure du récit, dans le sens où la personne va progressivement, dans une chronologie, prendre conscience - et donc renforcer sa connaissance - du déroulement et des moments marquants de sa vie. De cette connaissance réfléchie découlera ce que l'on peut appeler "bilan", davantage au sens de vision panoramique et synthétique que d'équilibre "comptable" entre points forts et points faibles.
Toute proportion gardée avec des pratiques exhaustives d'histoire de vie et en fonction du temps imparti pour la prestation d'orientation de la MIFE (rappelons qu'elle ne dure que quelques heures), la personne est guidée dans l'évocation de son expérience professionnelle par les questions du conseiller, qui permettent de mettre en exergue certains moments-clés de son histoire, notamment ses premiers choix scolaires et professionnels, ses expériences marquantes, dans le travail et en dehors, dans la vie sociale, personnelle et familiale. C'est au cours de cette phase qu'est souvent posée la question des aspirations au moment du premier choix professionnel à l'école. En effet, en retrouvant la permanence et la prégnance d'un "vieux rêve", la personne peut conscientiser ses désirs, ses motivations. Comme le souligne Maurizio Catani, "provoquer et valoriser l'approche biographique c'est ... reconnaître le vécu et la subjectivité du désir pour en faire explicitement les forces qui tendent vers l'apprentissage" 615 , ou vers la recherche d'emploi.
On peut rapprocher ces secteurs d'investigation de la méthode de l'autobiographie raisonnée, élaborée par Henri Desroche, que les MIFE ont adaptée à l'orientation professionnelle et que nous présenterons plus avant. Henri Desroche utilise une grille, appelée "bioscopie", au cours d'un entretien de deux à trois heures environ, en vue de la mise en œuvre d'un projet de recherche-action. Dans la théorisation de sa méthode, cette première phase, intitulée "maïeutique du sujet», part "du vécu des actions, de l'existence vécue, de la diversité de l'expérience, de l'expérience vécue par l'adulte, de l'expérience que procure le travail. Là, on a une base, mais à condition de l'accoucher... Il s'agit d'accoucher, c’est-à-dire de transformer cette expérience vécue en projet de recherche à validité scientifique" 616 ou, comme il l'évoquera plus tard, en projet d'emploi.
La prestation d'orientation de la MIFE n'a pas pour seul but de centrer l'investigation de la personne sur l'exploration de son vécu mais de transformer une expérience vécue dans un domaine professionnel ou personnel en projet professionnel. Le caractère oral et relativement court de ce récit de vie est facteur d'intensité et de transformation. Comme le dit Gaston Pineau, "la parole n'a pas seulement une fonction de transmission d'information, elle a aussi une fonction de formation du su jet en instaurant pour lui un espace de discours où il peut se comprendre, courir çà et là... Pour beaucoup, c'est la première occasion "officielle" de se parler, de se dire" 617 . Claude Hagège souligne aussi la "fonction expressive" du langage, "exercice vivant de la parole» , qui produit du sens : "la communication orale, seule naturelle, est seule chargée de tout le sens d'origine... Un phénomène capital, dont aucun système d'écriture connu ne conserve la trace, le fait bien apparaître. Ce phénomène est l'intonation ... l'intonation stratifie souvent le discours oral en une structure hiérarchique où le message principal n'est pas prononcé sur le même registre que les incises, éventuellement imbriquées les uns dans les autres" 618 .
La personne n'a pas toujours le temps d'organiser son discours et, si elle n'a jamais fait cet exercice, ou selon ses capacités d'expression, elle peut avoir des difficultés à rendre cohérente son histoire en un temps relativement bref. Le conseiller relance alors le récit par une question, de façon à maintenir le fil de l'histoire, tel un « fil d'Ariane », révélateur de cohérence. Il écoute, repérant mentalement les nœuds de ce fil, ce qui lui paraît faire relief, les cassures, les ruptures (cela peut être, par exemple, des répétitions du comportement ou un sentiment de plénitude qui transparaît à un moment donné à l'évocation de telle ou telle expérience...). Il passe ce récit au filtre de sa perception, et une représentation va ainsi s'organiser. Les "reliefs", correspondant à des "plus d'existence", c'est-à-dire des moments d'expérience existentielle 619 , sont les points sur lesquels le conseiller va s'appuyer pour faire sa synthèse, subjective, qu'il va ensuite reformuler. Nous pourrions rapprocher ce travail de celui d'un enseignant qui, après s'être imprégné d'un élément de connaissance va le retraduire à l'élève.
En introduisant l'expression de "corpus recueilli en fonction d'un projet», Maurizio Catani élargit la finalité de bilan du récit biographique, et Franco Ferraroti insiste sur la transformation qui s'opère chez les acteurs du récit biographique : "l'approche biographique met en crise, d'une manière très sérieuse et j'espère définitive, la conception naïve et spéculaire de la connaissance. On ne peut pas connaître sans être bouleversé, sans se transformer... Il s'agit d'une conception opératoire de la connaissance, faite de moments actifs, dynamiques, qui transforment le sujet connaissant en même temps qu'ils transforment et éclairent l'objet... Il n'y a rien là de passif et de spéculaire à la manière de la philosophie scolastique mais il y a acte de transformation" 620 .
Les récits de vie ont d'abord été utilisés en sociologie et les premiers travaux remontent aux années 20 et 30 aux Etats Unis et en Pologne. L'approche biographique a surtout été connue après la deuxième guerre mondiale par les travaux d'Oscar Lewis à partir du récit biographique d'une famille mexicaine immigrée aux États Unis. C'est dans les années 70-80, que les récits de vie sont entrés en formation d'adultes comme outils de formation et d'autoformation. Gaston Pineau, professeur à l'université de Montréal au Québec et à l'université de Tours en France a développé l'approche biographique comme constituante de l'autoformation "afin de contrebalancer une éducation dominée par le pouvoir de l'Autre et que l'éducation permanente ne soit pas une aliénation permanente." Pierre Dominicé, professeur en Sciences de l'Éducation à l'université de Genève s'est intéressé à l'approche biographique dans le cadre d'une recherche sur les processus de formation et d'une réflexion sur les conditions formatrices de l'expérience. Il a développé la pratique de la biographie éducative, instrument privilégié pour approcher la dynamique des personnes dans le processus de formation. Enfin, Henri Desroche, fondateur du Collège coopératif et directeur d'études à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales est l'initiateur de "l'approche maïeutique" en éducation permanente constituée de quatre stratégies éducatives d'accès au savoir et à la réalisation de soi. C'est dans la première stratégie, qui consiste à révéler la personne à elle-même avant tout apprentissage, qu'il a utilisé l'approche biographique, au moyen de "l'autobiographie raisonnée" dont le but est de faire exprimer, "d'accoucher" à la mode socratique, l'expérience personnelle en vue d'un projet d'études et d'écriture, notamment le diplôme des hautes études en pratiques sociales qui pourra être ensuite concrétisé en action.
Simone Clapier Valladon, Jean Poirier, "La collecte du récit biographique" in Education Permanente, n° 72-73, mars 84, p. 69.
Maurizio Catani, "De l'enseignement centré sur l'écoute et l'expression de soi à l'approche biographique orale" in Éducation Permanente, n° 72-73, 1984, p. 103.
Henri DESROCHE, Entreprendre d'apprendre, D'une autobiographie raisonnée aux projets d'une recherche action, Apprentissage III, Paris, Ed. Ouvrières, 1990, p. 30. Il est intéressant de souligner la référence constante dans la réflexion d'Henri Desroche aux textes de l'UNESCO et des instances européennes sur le développement de l'éducation des adultes.
Gaston PINEAU, MARIE-MICHELE, Produire sa vie: autoformation et autobiographie, Paris, Edilig, 1983, pp. 196-197.
Claude HAGEGE, L'homme de parole, Paris, Fayard, 1985, p.83.
Dans le concept d'expérience formatrice, Christine JOSSO distingue l'expérience existentielle, qui peut bouleverser la cohérence d'une vie, de l'apprentissage expérientiel, qui ne fait que transformer le comportement : "Le concept d'expérience formatrice implique une articulation consciemment élaborée entre activité, sensibilité, affectivité et idéation, articulation qui s'objective dans une représentation et dans une compétence". Cf. Christine JOSSO, "L'expérience formatrice : un concept en construction", in Acquisition et transfert de compétences professionnelles, dossier documentaire, CNED, Université de Rouen, Centre INFFO, 1997, pp. 59-63.
Franco FERRAROTI, "Entretien avec..." in Education Permanente , Les histoires de vie, n° 72-73, Paris, Mars 1984, p. 28.