2.2.2. Le récit biographique : matériau du projet

En re-prenant connaissance de son histoire de vie, la personne va pouvoir entrer dans l'espace des possibles et dans le temps du futur. Le récit biographique est également le matériau du processus d'élaboration de projet. Il permet d'explorer les possibilités de changement en faisant émerger le passé professionnel et personnel ainsi que le moment présent. C'est à partir de ce travail commun d'émergence des points d'ancrage d'un changement possible et d'un apprentissage à venir que s'élabore le projet professionnel. En effet, celui-ci ne peut se construire solidement sur une idée extérieure à ce qui a été vécu antérieurement : il s'enracine dans la vie passée. Le but de l'entretien est de retrouver ces éléments de fondation, de base, qui soutiennent le projet.

Tout en prenant en compte la durée de la prestation d'orientation de la MIFE, nous souscrivons à ce concept d'autobiographie-projet, mis en exergue par Guy Bonvalot et Bernadette Courtois, dans lequel l'autobiographie alimente la substance du projet : "en effet, elle permet au sujet de ressaisir ses compétences existentielles - qui ne sont ni forcément socialement reconnues, ni même dans certains cas directement formulables -, de ressaisir sa dimension sociale, en retrouvant son itinéraire à travers différentes structures ou collectivités (associations, militantisme, église, milieu professionnel, amicales...). Ainsi le sujet ressaisit pour lui-même l'ensemble et le sens (la dynamique) de sa dimension sociale" 621 . Par la notion de "compétences existentielles", les auteurs insistent sur la dimension globale de ce processus de mise à la lumière de l'expérience passée, dépassant les aspects professionnels, techniques et même relationnels, mais touchant au sentiment d'existence même du sujet.

La personne qui s'adresse à la MIFE peut exprimer librement ses motivations, son projet 622 , même si celui-ci n'est pas en concordance avec les possibilités et la conjoncture de l'emploi local, selon le principe que toute personne est acteur de son projet et sa demande primordiale. Cela ne veut pas dire que dans cette phase du projet, il n'y ait pas travail de mise au réel et confrontation au principe de réalité lors de la recherche des éléments de concrétisation du projet (état de la formation et de l'emploi dans le secteur choisi), ce qui permet de vérifier la force de la motivation. Tout projet est à priori acceptable dans le respect de la personne, et il ne s'agit pas de vouloir adapter celle-ci à telle conjoncture socio-économique mais de l'aider à prendre conscience de sa responsabilité propre et de son dynamisme.

À la réponse diktat formulée par certains opérateurs de l'insertion professionnelle, "il n'y a pas de débouchés à votre projet", au vu d'une analyse statistique globale de l'offre d'emploi, nous opposons le postulat que la personne, porteuse d'un projet unique, parce que correspondant à son identité et d'une motivation spécifique, sera susceptible de trouver un débouché par elle-même, voire, dans certains cas, de créer son propre emploi :"le projet s'appuie sur le postulat que l'homme dispose d'une certaine marge de liberté et qu'il peut l'exercer dans le choix de ses actes, bien que cette liberté soit limitée de fait par l'existence de l'inconscient et de l'aliénation" 623 .

Postuler une liberté d'action, dans un contexte social difficile, face à des personnes souvent atteintes dans leur identité personnelle et professionnelle, peut paraître optimiste, voire irréaliste. Ce postulat ne serait pas vérifiable sans un regard approfondi sur la relation établie au cours de la prestation d'orientation, notamment sur l'attitude du conseiller qui, positive, peut déclencher du dynamisme, et sur les finalités qu'il intègre dans sa mission, ce que nous traiterons plus avant. Nous partageons cependant l'avis de ces auteurs quant aux limites et au seuil d'efficacité de la démarche, explicités à deux niveaux, interne, celui de l'inconscient et externe, celui de l'idéologie : "il arrive que la prégnance de l'inconscient soit telle qu'elle perturbe profondément la vie de l'individu. Les quelques progrès qu'il pourrait faire par l'autobiographie sont disproportionnés par rapport aux problèmes posés. D'autre part l'aliénation de l'individu à une idéologie peut empêcher toute tentative de distanciation. Dans ce cas, l'individu attend que la vérité lui vienne de l'extérieur. Il ne peut, ou il ne veut, progresser autrement dans la connaissance de soi. Dans ces deux cas, l'autobiographie peut être inopérante (...) si les sujets ne peuvent produire leur sentiment d'existence par suite d'un envahissement de leur personnalité par l'inconscient ou l'aliénation, ils ressortent d'une autre démarche qu'éducative" 624 . Dans ces propos, sont délimitées les bornes d'une action clairement définie comme éducative, incluant la psychologie qui favorise la connaissance de soi, mais sans la psychothérapie, ainsi que la philosophie, tout en excluant l'idéologie, incapable de prendre en compte la réalité sans la soumettre préalablement à l’idée.

De plus, si la situation psychique ou affective de la personne peut faciliter ou retarder l'élaboration d'un projet, d'autres facteurs, d'ordre cognitif, ont été mis en exergue par Maryvonne Sorel. Entre autres fonctions, l'élaboration de projet "favorise un travail pour maîtriser la permanence de son identité dans les différentes séquences évènementielles et développe la maîtrise du rapport au temps et à l'espace, des relations de causalité à des opérations (identification, généralisation, discrimination, catégorisation, ordonner, classer, comparer, coder). Enfin le bilan implique de pouvoir raisonner de manière inductive, déductive, par analogie, et de faire état d'une pensée rationnelle, inférentielle et transitive. Le niveau des opérations mentales exigées pour le bilan de ses acquis et l'élaboration d'un projet, leur diversité, leur nombre font que cette activité demande un niveau de développement cognitif "élevé" et représente un fonctionnement efficient de la "machine à penser" 625 . Cette description exhaustive de fonctions cognitives pourrait laisser croire que seuls quelques élus seraient susceptibles de les exercer, mais n'est ce pas la spécificité de tout être humain de bénéficier d'un appareil cognitif susceptible de haut rendement ? 626

Toute proportion gardée avec les opérations plus lourdes de bilan évoquées par l'auteur, qui s'adressent à des publics sans doute en plus grande difficulté ou que l’on dit plus éloignées dans leur démarche de projet, on pourra observer que les facteurs affectifs et cognitifs influent de manière non négligeable sur les résultats de la prestation d'orientation que nous étudions. La personne vient à la MIFE avec une demande préalable, plus ou moins floue, qu'elle va pouvoir confronter à son propre récit et aux reformulations du conseiller. L'élaboration du projet s'accompagne d'un travail de mise au réel, suscité par le conseiller en fonction de la situation de la personne, de sa mobilité, des motivations et capacités d'apprendre dont elle a conscience et qu'elle peut concevoir d'elle-même. Dans le temps de la prestation d'orientation, le niveau de connaissances est appréhendé par l'indication des diplômes et par la perception que le conseiller se donne du niveau de culture acquis ; le savoir-faire est perçu au travers du récit des expériences professionnelles antérieures ; le degré de motivation émerge de ce qui est dit.

Cette mise au réel, qui accompagne l'élaboration du projet prend la forme d'un compromis qui peut parfois conduire au deuil du "rêve d'enfance". Elle permet d'ajuster la motivation et le désir, de faire ressortir la dimension du mode de vie au travail comme composante des aspirations et d'approcher les représentations que se fait la personne de son propre changement. Nous voudrions souligner à ce propos l'importance de la dimension temporelle dans l'élaboration du projet. Pour un certain nombre, la prestation d'orientation ne peut déboucher immédiatement sur un projet professionnel établi. Cela ne veut pas dire qu'elle a échoué, dans la mesure où la personne reste dans une dynamique de recherche et de développement.

Enfin, lorsque le projet est suffisamment clarifié, alors peuvent être abordés les moyens de le réaliser, notamment par l'information professionnelle.

Notes
621.

Guy BONVALOT et Bernadette COURTOIS, "L'autobiographie projet", in Education Permanente, n°72-73, 1984, p. 159.

622.

Rappelons que la MIFE, de par son statut associatif, financée par les collectivités territoriales et de par sa démarche éducative, peut avoir une approche de l'emploi plus libre par rapport à la conjoncture économique que les organismes de placement, davantage tributaires, dans leur vision de l'emploi, de l'offre immédiate existante.

623.

Guy BONVALOT et Bernadette COURTOIS, Art. cit., p. 159.

624.

Idem, p. 157.

625.

Maryvonne SOREL, "La perspective cognitive dans les actions de bilan", in Actualité de la Formation Permanente, Paris, Centre INFFO, n°94, p. 31.

626.

Cette liste d'aptitudes et de fonctions cognitives, certes impressionnante, ne devrait cependant pas nous dissuader de croire en la possibilité, pour des personnes ayant éprouvé des difficultés scolaires, sociales et professionnelles, d'élaborer un projet professionnel. En effet, si nous osons l'analogie avec la préparation du permis de conduire, qui requiert l'exercice d'un grand nombre de facultés, de perception, d'anticipation, de concentration, de rapidité de réflexion, de résolution de problèmes etc.., examen que nombre de personnes obtiennent, pour certains — pas toujours les plus fragilisés sur le plan social et cognitif — après plusieurs tentatives, nous pouvons garder l'espoir qu'avec un accompagnement adapté, ces acquisitions puissent être réalisées.