2.4.2. L'adulte en orientation

Si, il y a encore quelques années, le temps de l'orientation était réservé à l'adolescence, aujourd'hui les bouleversements professionnels qu'imposent le chômage, la pénurie d'emploi d'une part et les évolutions technologiques et organisationnelles dans les entreprises d'autre part, obligent un nombre important d'adultes à se poser ou se reposer la question non seulement d'un nouveau choix professionnel mais aussi de ses finalités existentielles. La vie adulte n’est plus ce « long fleuve tranquille pour les uns, besogneux pour les autres » 686 , et Jean-Pierre Boutinet situe cette « mutation du statut de l’adulte » à la fin de l’ère industrielle où les cadres de références, sociaux, idéologiques et religieux, ont commencé à se fissurer ; la famille comme le travail ont perdu leur stabilité, et leur fonction de construction de l’identité s’est réduite. Il souligne les phénomènes d’isolement et d’affaiblissement des liens sociaux qui en résultent et que l’on peut observer de manière générale dans l’ensemble de la vie sociale : « un tel effacement laisse l’adulte orphelin, livré à lui-même ; de ce point de vue la vague d’individualisation que nous connaissons en formation, autant qu’une revendication d’autonomie, est l’aveu de la solitude dans laquelle se trouvent bon nombre d’adultes ; ceux-ci cherchent à se débattre avec le bricolage de leur petit itinéraire de vie plus ou moins zigzaguant. Le parcours adulte est donc cette trajectoire faite d’étapes de structuration et de transition, de crises, voire de révisions déchirantes ; il s’agit par ces choix ou ces révisions de gérer des solutions toujours provisoires nécessitant de penser des changements d’orientation, conduisant parfois à des situations régressives » 687 .

Dans notre lecture, nous avons privilégié deux approches, l’une socio-économique plus quantitative, l’autre plus éducative.

Approche socio-économique

Cette réalité sociologique d'une partie de la population active — on pourrait sans trop de risques avancer un chiffre de 2,5 millions de jeunes et de 4 millions d'adultes susceptibles d'entrer de manière volontaire ou contrainte dans une démarche d'élaboration de projet —, n'est pas prise en compte à hauteur du problème par les pouvoirs publics, ni sur le plan des politiques ni sur le plan des pédagogies à mettre en œuvre. En effet, d'un point de vue quantitatif, les chiffres de la population active en 1994 688 , indiquent, en ce qui concerne les adultes, que plus de 2,3 millions de plus de 25 ans sont au chômage, donc susceptibles de se poser la question d'un changement professionnel. De plus, si on considère les quelque 20 millions d'adultes ayant un emploi, c'est-à-dire les "actifs occupés", au vu de la population salariée venant à la MIFE et manifestant un malaise dans son activité, voire une inquiétude vis-à-vis de son propre emploi et le souhait de changer de travail, on peut raisonnablement en soustraire quelque 8 %, c'est-à-dire 1,6 millions, qui se posent la question d'un changement professionnel (reconversion désirée ou non, promotion, recherche complémentaire du fait du développement du travail à temps partiel etc. ..). Certains s'engagent dans une démarche de congés, de bilan ou de formation (selon les chiffres du ministère du travail 689 , le nombre de bilans effectués dans le cadre d'un congé ou du plan de formation de l'entreprise était de 15000 en 1994 soit 12 % du total des bilans, et le nombre de bénéficiaires de congé de formation est évalué à 30 000 par an). On totaliserait ainsi près de 4 millions d'adultes susceptibles d'avoir des besoins de guidance professionnelle.

Or, si l'on regarde les chiffres de la population des jeunes, en 1996, parmi les « 15 - 24 ans », près de 800 000 sont au chômage ; sur les 4,7 millions de jeunes adultes "actifs occupés" de moins de 25 ans, en reprenant le taux précédent, 400 000 seraient susceptibles de s’interroger professionnellement ; enfin, même si on considère les 5,5 millions en cursus d’études, tous ne recherchent pas de manière urgente un accès à l'emploi et l’on peut estimer que les questions d'orientation et d'insertion professionnelle se posent en fin de parcours (fin de classe de troisième, terminale, fin de cycles d'études supérieures). Au total, en comparaison des quelque 2,5 millions de jeunes, susceptibles d'exprimer des demandes d'orientation professionnelle, les besoins d'aide à l'élaboration de projet du public adulte seraient donc plus conséquents, alors que les dispositifs sont moins développés 690 .. En effet, depuis 1982, face à la montée préoccupante du chômage des jeunes, l'État a donné priorité à la mise en place de structures d'accueil et d’orientation plus adaptées à ce public, atteignant, en 1996, 271 missions locales et 398 permanences d'accueil d'information et d'orientation réparties sur le territoire national 691 . Même en cumulant les nouvelles structures créées à côté des agences de l’emploi, accueillant, entre autres publics, les adultes — les 110 centres interinstitutionnels de bilan, les quelque dizaines de maisons de l'emploi abritant en général une antenne jeunes, et les quarante MIFE —, on n'atteint pas ce chiffre.

Approche éducative

Cette nouvelle conjoncture, telle que de plus en plus d'adultes, souvent munis d'un diplôme ou d'une qualification qu'ils ont pu optimiser par une expérience professionnelle, ont besoin d'un accompagnement pour repenser leur parcours professionnel et envisager une nouvelle étape, vient en contradiction avec ce que le sens commun a intégré de la notion d'adulte, citoyen majeur, voulu libre et autonome depuis l’avènement de la République. En effet, il est intéressant de noter que l'étymologie du mot "adulte", signifiant "l'achèvement, l'état achevé d'une lente évolution" et procédant "d'un participe passé “adultus“ 692 , est contraire à la notion d'aide en vue d'un changement professionnel. Guy Avanzini souligne l'ambiguïté et l'inadéquation de ce terme, qui fait référence à un système conceptuel de stabilité et de sécurité, qui n'existe plus aujourd'hui dans un contexte social et professionnel devenu mouvant. En fait, l'adulte, même parvenu à la maturité affective, intellectuelle et relationnelle, supporte mal ces changements, de plus en plus fréquents et profonds, qui provoquent des remises en questions personnelles graves.

De plus, bien que, depuis les années 70 la formation continue soit devenue une réalité vécue massivement par les adultes 693 , cela n’a pas empêché que dans l'esprit et les représentations de beaucoup, cette expérience soit encore ressentie comme un retour à l'école. Des recherches ont pointé les pérégrinations de ce concept d'adulte, bousculé par les nouvelles exigences de la société et notamment par les mutations du travail, lui imposant de se former tout au long de la vie. Si être adulte signifie "être autonome, responsable de ses gestes, contrôlé affectivement, réaliste et capable de concentration" 694 , si l'état d'adulte ou "l'adultité" exprime "la maîtrise de soi, la capacité de tenir ses engagements, d'être responsable, de faire son métier, de transmettre la vie" 695 , dans une situation de changement, comme celle que représentent la formation et l'orientation professionnelle, cet adulte ne répond plus à cette image de stabilité et de maturité.

Une autre conception s'est fait jour ces dernières années, qui privilégie la dimension "d'inachèvement", selon l'expression de Georges Lapassade,en capacité de vivre les changements et de se développer, "de poursuivre l'invention de lui-même" 696 . Francis Curtet résume bien ce nouveau regard sur l'adulte : "Au fil des années, il y a des goûts, des perceptions et des sentiments qui se modifient. Enfance, adolescence, état adulte, tout cela coexiste tout le temps, à tous les âges. Nous sommes tout à la fois" 697 . Guy Avanzini préconise le terme "anthropolescence" pour signifier une adultité plus adaptée aux mutations sociétales, "une dynamique consistant, pour chacun, non pas à s'enraciner dans l'immobilisme d'un statut mais à ne cesser de renouveler sa façon d'être homme, en conquérant toujours davantage la maîtrise d'un potentiel personnel mieux découvert et plus investi. Désormais, il n'y aura plus des adolescents, aspirant péniblement à devenir adultes ou le refusant, mais des anthropolescents, explorant et exploitant incessamment leurs virtualités et cherchant moins à accroître leurs moyens de vivre que leurs raisons de vivre" 698 . Cette vision optimiste, supportée par le postulat de l'éducabilité de l'adulte, n'évite pas de concevoir un accompagnement éducatif et social dans les différentes étapes professionnelles de cet âge de la vie, à entendre dans un sens bien différent de l’assistance systématique ou assistanat.

En soulignant l'incidence de l'affectivité des adultes en situation de formation 699 , Gilbert Vignal a montré que les régressions vécues en situation de formation ne sont que des étapes d'un développement futur et caractérisent la nature et le fonctionnement même de l'être humain, qui serait un être néotène 700 . Si la régression formative caractérise la situation de formation, dans laquelle un adulte se trouve confronté à la nouveauté d'un savoir et à sa propre incomplétude dans l'accès à la connaissance, un rapprochement avec la situation d'orientation nous semble inévitable. En effet, celui-ci est plongé dans un déséquilibre analogue, face à un changement professionnel à venir, qu'il subit très souvent sans pouvoir le maîtriser ni de l'extérieur, vu la complexité actuelle des problèmes d'accès à l'emploi, ni de l'intérieur, quand il prend conscience de ses propres insuffisances, cognitives, psychologiques et techniques, vis-à-vis d'un nouveau statut professionnel, qu'il doit de plus en plus conquérir dans une compétition effrénée et parfois impossible. Souvent, l'adulte en orientation cumule le stress et l'angoisse face à un avenir incertain, auxquels s'ajoutent une remise en question existentielle et l'appréhension de la situation de formation, qu'il doit affronter dans une grande majorité des cas.

Or, l’histoire des politiques d'aide à l'emploi et à l'insertion depuis plus de vingt ans montre que les pouvoirs publics ne semblent pas avoir vraiment mesuré ces enjeux, comme s'ils considéraient l'adulte, dans une acception aujourd'hui dépassée, de solidité et de maturité affective et cognitive, donc en capacité de traverser sans heurts les périodes de changement. En effet, les dispositifs d'orientation mis en place par l'État s'adressent à ce type d'adulte, à qui il suffit de proposer soit des entretiens de courte durée, tels ceux de l'ANPE, qui supposent d'être au clair avec son projet, soit des procédures intensives de bilan de compétences, avec des exercices et des tests, certes cohérents et scientifiquement éprouvés, pesant le positif et le négatif et restituant une photographie personnelle issue d'un diagnostic souvent extérieur à la personne, mais qui exigent, en final, une autonomie suffisante et l'absence d'un état régressif. Ces procédures de réinsertion ne contiennent pas d'accompagnement inscrit dans un temps suffisant, alors que depuis près de dix ans 701 , la durée moyenne de chômage en France dépasse les douze mois, comme nous l'avons déjà précisé, plaçant notre pays en dernière position sur ce plan. Le nouveau dispositif d'État "Nouveau départ", mis en place en 1998 par l'ANPE dans le cadre du Plan national d'action pour l'emploi (PNAE), à la suite de décisions prises à l'échelon de l'ensemble des pays européens par le Sommet du Luxembourg de novembre 1997, représente certes une tentative nouvelle de réponse, intégrant la nécessité d'un accompagnement personnalisé des adultes en fonction des situations et des besoins individuels, mais pour une durée imposée et limitée à trois mois seulement 702 .

Notes
686.

Jean-Pierre BOUTINET, « La dynamique du projet en formation d’adultes », in Cahiers Binet Simon, Le projet en éducation et en formation, Toulouse, Éres, n°638, 1994/1, p. 65.

687.

Jean-Pierre BOUTINET, Ibid.

688.

Olivier Marchand et Liliane Salzberg, "La gestion des âges à la française, un handicap pour l'avenir?", in Données sociales 1996, La société française, Paris, INSEE, 1996, p. 166. Cf. Monique MÉRON et Claude MINNI, "L'emploi des jeunes : plus tardif et plus instable qu'il y a vingt ans", in Op. cit., p. 162.

689.

Cf. Liaisons sociales, "Donner un nouvel élan à la formation professionnelle, Rapport Virville", in Projets économiques et sociaux, Documents, n°11/96, 24 octobre 1996, p. 7 ; Ministère du travail et des affaires sociales, "Les organismes prestataires de bilans de compétences", in Premières informations, Dares, n° 515, 21 mars 1996, 4 p.

690.

Cf. Olivier Marchand et Liliane Salzberg, Art. cit.

691.

Cf. Ministère du travail et des affaires sociales, "Le réseau des structures d'accueil des jeunes en difficulté", in Premières synthèses, Dares, n°130, 3 avril 1996, 8 p.

692.

Guy AVANZINI, Introduction aux sciences de l'éducation, Toulouse, Privat, 2e éd., 1987, pp. 140-147.

693.

Plus de 8,5 millions de personnes ont pu accéder à un stage de formation en 1994 (dont 5,2 millions hors mesures jeunes et agents de la fonction publique), soit plus d'un actif sur trois. cf. Ministère du travail et des affaires sociales, Les chiffres clés de la formation professionnelle, Paris centre INFFO, 1994, 12 p.

694.

Dominique CHALVIN, L'affirmation de soi, Paris, ESF, 1981, partie "Lexique".

695.

Georges LAPASSADE, L'entrée dans la vie, essai sur l'inachèvement de l'homme, Paris, Edition de Minuit, 1963, 3ème éd., p. 7.

696.

Ibid.

697.

Francis CURTET, "ÊÊEtre adulte", in La Vie, n° 2472, 14/01/1993, p. 79.

698.

Guy AVANZINI, L'éducation des adultes, Paris, Anthropos, 1996, p.65.

699.

Gilbert VIGNAL, Affectivité et formation des adultes, Thèse de doctorat sous la direction de Guy Avanzini, Université Lumière-Lyon II, Lyon, 1991, 766 p.

700.

Selon la théorie de la néoténie, l'être humain comme tout être vivant, avance dans la maturité tout en gardant des traits propres aux premiers âges. La néoténie se définit comme "l'aptitude d'un organisme à se reproduire tout en conservant une structure immature". Étymologiquement, "néotènie" signifie le maintien du caractère jeune (néos = jeune) et (tenein = prolonger). Cf Gilbert Vignal, Op. cit., p. 171-172.

701.

Déjà en 1991, Pierre Bérégovoy, alors Premier ministre, avait tenté de résorber le chômage de longue durée quitouchait à l'époque plus de 900 000 demandeurs d'emploi.

702.

La procédure d'accompagnement personnalisé, limitée à trois mois, s'adresse à certaines catégories de chômeurs, inscrits depuis plus de douze mois et plus de deux ans à l'ANPE, pour les publics adultes.