Avant de nous engager dans l'évaluation du processus d'élaboration de projet, il convient d'analyser la demande d'orientation au début de la prestation d'orientation, réexprimée lors de nos entretiens-interviews. C'est une demande mémorisée et rapportée par les personnes, qui peut se différencier de la demande initiale formulée lors du premier entretien avec la conseillère, dont nous n'avons pas eu connaissance directement, mais qui est consignée dans la fiche d'entretien d'orientation. Cependant, même si le temps, en creusant une distance, a pu brouiller l'exactitude d'un souvenir, il nous a semblé important, pour situer la prestation d'orientation de la MIFE, de reposer la question lors de nos entretiens-interviews.
Le tableau 5 "La demande d'orientation", ci-dessous, nous permet de découvrir deux types de demande d'orientation, l'une basée sur une idée préalable précise, l'autre, plus floue, toutes deux exprimées en nombre quasiment égal.
Demande d’orientation | Personnes |
Imprécise "pour faire le point" 11 personnes |
Mélanie (2), Claire (3), Cathy (4), Sarah (9), Léa (12), Nathalie (13), Liliane (15), Judith (18), Marc (19), Géraldine(20), Fanny (21), |
Précise "pour confirmer (ou infirmer) une première idée de projet" 14 personnes |
Margaux (1) : reconversion conducteur de car Jeanne (5) : reconversion fleuriste Jacques (6) : reconversion métiers du social Pauline (7) : reconversion métiers de l'animation Daniel (8) : reconversion métiers du tourisme Gérard (10) : reconversion aquaculture Brigitte (11) : formation PAO en vue d'une reprise d'emploi Paul (14) : création d'entreprise touristique Sonia (16) : reconversion animation enfants Alain (17) : reconversion métiers du tourisme Mathilde (22) : reconversion métiers de la musique Estelle (23) : retrouver sa qualification initiale dans un autre emploi Antoine (24) : validation des acquis et formation commerciale tourisme Mathieu (25) : reconversion métiers de la formation |
Expression d’une idée préalable
D'une part, onze personnes déclarent avoir exprimé une demande d'orientation imprécise, sans idée au préalable, visant à faire le point sur leur situation 765 ; d'autre part, quatorze, c’est-à-dire, plus de la moitié, ont formulé une demande précise, basée sur une idée qu'elles avaient à l'esprit depuis plus ou moins longtemps et souhaitaient approfondir au cours d'une prestation d'orientation. Dans ce groupe des personnes-témoins, constitué selon une certaine forme de hasard, ce chiffre, qui nous a semblé déterminant et significatif, appelle un commentaire. L’idée de projet, telle que nous l’appréhendons, n’est pas une « idée en l’air », sortie de l’imagination au moment de l’entretien, mais elle est préalablement ancrée dans une expérience de vie. En effet, un changement de vie, un évènement dans la vie, comme la perte d'un emploi, une séparation, une union, une situation de malaise, voire de crise personnelle, un désir d'évolution dans son travail sont l'occasion de se resituer professionnellement et, dans ce mouvement, de faire émerger une idée, ancienne ou nouvelle, pouvant se transformer en projet. Si Margaux et Gérard ont exprimé un projet basé sur une passion depuis leur jeune âge — pour la première, la conduite automobile et, pour le second, l'aquariophilie —, d'autres ont fait émerger une idée à la suite d'un bouleversement personnel. Jeanne, en fin de chômage, est venue avec une idée de reconversion dans la vente florale. Pauline, après une séparation, envisage une reconversion dans l'animation, retrouvant ainsi une motivation ancienne. Brigitte, contrainte de reprendre une activité professionnelle, du fait de son divorce, a ressenti le besoin de remettre à jour ses connaissances dans son métier initial de graphiste mais, à la suite d'une SOA, elle a opté pour un poste de décoratrice-vendeuse.
Paul envisage une création d'activité touristique à la suite d'un licenciement. Sonia, qui s'est arrêtée de travailler pendant quatre ans pour s'occuper de ses deux jeunes enfants, est venue à la MIFE avec l'idée d'une reconversion dans l'animation. Mathilde, qui vient de rejoindre son compagnon dans la région, souhaite, dans un premier temps, se tourner vers les métiers de la musique. Pour Jacques, Daniel et Alain, leur idée a mûri lors de sessions de bilan ou d'orientation, le premier dans le secteur social, les deux autres dans le tourisme.
Pour les personnes salariées, l'idée de projet, souvent sous-jacente, s'exprime plus fortement à la suite de la prise de conscience d'un malaise au travail, comme Estelle, qui a fait le tour d'un premier emploi dans lequel elle se sent déqualifiée et souhaite trouver un poste correspondant à sa formation initiale d'assistante en commerce international. Elle peut être issue d'un désir d'évoluer dans son emploi, comme chez Antoine, qui souhaite confirmer par une information adaptée, la première étape de son plan de carrière — une validation des acquis — qui pourra être poursuivie par des études supérieures en tourisme. Mathieu, qui souhaite un statut professionnel plus stable, pense au métier de formateur d'adultes.
On constate donc, à travers ces exemples, que la demande d'orientation, chez les adultes, n'émerge pas sur un "terrain vierge". L'idée de projet correspond à une étape déjà avancée puisqu'une piste de recherche est formulée de manière précise. Elle est à distinguer de l'intérêt pour tel ou tel métier, qui se situe encore au stade antérieur du processus. Avoir une idée de projet, c'est peut-être faire remonter un désir enfoui, retrouver un rêve d'adolescence, qui se distingue d'une expression de l'inconscient et relève d'une construction imaginaire ancienne, mais c'est d'abord exprimer une pensée déjà construite, à travers la mémoire et l'expérience d'une activité réalisée. Ce premier jaillissement, prémisse de toute élaboration de projet, relève d'une initiative propre à la personne. En effet, trop souvent le processus d'orientation est présenté selon un modèle que l'on pourrait appeler "ex nihilo", c’est-à-dire sans point de départ. Si l’on admet généralement que le travail d'élaboration de projet résulte d'une phase d'exploration de soi et de l'environnement, on considère que c'est seulement à partir de là que peut émerger le socle du projet qu'est l'idée, sans que celle-ci puisse déjà exister préalablement. Cette première caractéristique que nous découvrons permet de différencier la démarche d'orientation des adultes de celles des adolescents 766 . L’expérience de vie plus importante des premiers permet une ouverture plus grande aux « remontées » de l’existence, liées au désir profond de la personne, que l’idée de projet illustre. On peut remarquer que les pratiques d'orientation éducative en direction des adolescents utilisent davantage la notion d'intérêt, plus en amont, comme base du travail d'exploration : supposant que, dans leur ensemble, les jeunes n’ont pas d’idée préalable, on leur demande de lister des métiers susceptibles de présenter un intérêt pour eux et, ensuite, un travail d'approfondissement est proposé en vue d'une synthèse entre l'intérêt exprimé et la réalité du métier 767 .
Dans le cas d'une idée préalable à la démarche d'orientation, celle-ci aura pour but la validation de cette idée, sa confirmation ou son infirmation, après confrontation des possibles personnels et environnementaux. Pour plus de la moitié de notre groupe, c'est cette démarche qui sera privilégiée. Cette émergence de l'idée n'est pas dépendante du niveau d'études, ni de l'âge. En effet, Margaux, qui appartient à la catégorie dont le niveau ne dépasse pas le CAP, est la personne dont l'idée de "faire transport en commun" était la plus jaillissante ; et Jeanne, du même niveau, avait "une envie très forte d'essayer de faire fleuriste". Toutefois, on peut s'interroger sur les conditions qui favorisent la remontée et l'expression de cette idée liée au désir. La qualité de la relation peut-elle en être un facteur ?
Enfin, si toute idée doit pouvoir s'exprimer, elle n'est pas toujours "bonne à prendre", et nous verrons avec nos témoins qu'elle n'est pas toujours confirmée, après confrontation avec la réalité.
Émergence de l'idée au cours de la prestation
Pour les onze personnes venues à la MIFE sans idée préalable, moins avancées si l'on peut dire, le point de départ de la démarche d'orientation consistera à faire naître ou ressurgir une idée enfouie et à la confronter avec la réalité personnelle et professionnelle. Elles expriment le besoin d'une aide dans la relecture de leur vie, et on peut dire que, pour elles, le malaise psychologique ou existentiel l'emporte, rendant moins évidente l'expression de l'idée. Cathy résume bien cette situation : "Ma demande était de faire le point un petit peu. C'est vrai que c'était une période où je me sentais très mal .. et c'est vrai que je n'étais pas à même de rechercher un emploi dans le commercial parce que c'est un type d'activité qui demande d'avoir beaucoup de ressources personnelles, beaucoup d'énergie, beaucoup de disponibilités et je ne me sentais pas capable d'assumer ça à ce moment". On peut constater, à travers ce discours, que l'idée était bien là — la recherche d'un emploi dans le commercial —, mais inhibée dans son expression par son état dépressif.
Claire confirme cet état de doute sur soi produit par le licenciement et la situation de chômage qui, au début, lui faisait envisager une reconversion complète, sans avoir d'idée précise, sinon de refuser tout ce qui pouvait lui rappeler son expérience antérieure de secrétariat, qui représentait pour elle un échec :"J'étais franchement dans le doute total, je savais plus ce que je voulais faire, j'étais complètement perdue, égarée, je savais plus... Au départ je voulais changer de métier, parce que je me disais je ne suis pas faite pour ça et je me suis rendu compte au fur et à mesure que les mois passaient qu'il m'en était resté quelque chose et que c'était quand même un acquis". L'idée, qui est la ligne conductrice du processus d'élaboration de projet, peut exister préalablement, mais elle est alors enfouie, comme recouverte par ce malaise intérieur qui brouille la dynamique. La prestation d'orientation consiste alors à la faire réémerger par une relation d'aide appropriée. Les exemples de Mélanie, Cathy ou Claire que nous avons cités, le confirment.
Fanny, qui ressentait un malaise dans son travail d'assistante maternelle, attribué à une difficile relation avec ses collègues de travail, a pris conscience, au cours de la prestation, que des études de psychologie en cours du soir, actualisant un intérêt issu de ses lectures et de son travail de thérapie personnelle, seraient effectivement pour elle une respiration dans son emploi. L'idée peut alors être le fruit de la rencontre d'orientation, comme si elle était encore plus enfouie et n'était jamais remontée à la conscience. C'est le cas de Liliane qui, à l'occasion de son installation dans la région, souhaite quitter le métier d'enseignante en centre de formation d'apprentis, qu'elle a exercé dans une autre région, mais sans idée précise au début. Le travail d'histoire de vie a alors fait émerger celle d'une reconversion dans les métiers de l'insertion. De même, Léa et Judith, à la suite de la prestation d'orientation, ont perçu quelque chose qu'elles ont avoué savoir au fond d'elles-mêmes, mais n'avaient encore pas conscientisé, et qui a donné lieu à un projet professionnel pour la première, et de vie pour la seconde.
Enfin, il arrive que l'idée n'émerge pas, soit que la rencontre d'orientation n'ait pas été en mesure de la susciter et, dans ce cas, on peut dire qu'il y a échec 768 -, soit que le processus d'élaboration ne soit pas achevé, ce qui semble être le cas de Marc, Nathalie, Géraldine. Pour Sarah, on ne peut parler d'un manque d'idée — au contraire, de nombreuses idées ont été exprimées (gestion de collectivités, agent commercial, animatrice socioculturelle, monitrice-éducatrice) —, mais le dernier projet élaboré ne s'est pas concrétisé. On peut émettre l'hypothèse que trop d'idées tuent l'idée, dans la mesure où il n'y a pas centration sur une identité professionnelle mais dispersion pour aboutir à une solution concrète à tout prix.
Plus l’idée est ancrée sur un désir profond, validée par une expérience existentielle forte, à l’exemple de Margaux et de Gérard, plus elle pourra s’actualiser dans un projet réalisable. À l’inverse, si elle est trop conditionnée par l’environnement, souvent difficile à supporter, dans lequel se trouve la personne, qui souhaite avant tout se dégager d’une situation pénible de chômage, de rupture etc., le processus d’élaboration de projet risque d’en être affecté.
Les entretiens-interviews nous ont aussi montré que, pour certains, la demande d'orientation était imprécise, parce qu'ils n'avaient pas jugé bon, ni osé exprimer leur idée au début de la prestation, mais que celle-ci s'est "révélée" au cours de la rencontre : c'est le cas de Mélanie, dont le désir de travailler dans le secteur social ou humanitaire était très présent en elle, mais qui lui paraissait tellement inaccessible qu'elle n'a pas osé l'exprimer à la conseillère.
Les adultes n'ont sans doute pas le monopole de l'idée et des adolescents peuvent construire aussi des projets professionnels sur des idées préalables, tout autant basées sur une expérience de vie. Une étude comparative entre jeunes et adultes sur ce sujet nous paraîtrait intéressante.
Cf. Patrick GOSLING, Étienne MULLET, "ACOR : un logiciel éducatif d'aide à l'élaboration du choix professionnel", in L'orientation scolaire et professionnelle, Paris, CNAM-INETOP, n° 20/2, 1991, pp. 151-162.
Au stade de notre étude, nous sommes dans l'impossibilité de déterminer cette éventualité dans notre groupe témoins. C'est peut-être en approfondissant la dimension de relation, que nous pourrons percevoir ces limites.