2.1.1. Un concept à quatre dimensions

Cette dynamique intervient dans la première phase d'exploration, appelée couramment "exploration de soi" 788 , vocable qui, étymologiquement, traduit un double mouvement, de l'extérieur vers l'intérieur, dans le sens d'une plongée à l'intérieur de soi, et de l'intérieur vers l'extérieur, conduisant à la mise à la lumière de quelque chose d'inconnu, voire de caché, qui constituerait un nouveau savoir sur soi. Le concept de représentation appartient, à la fois à la philosophie et à la psychologie. En effet, dans le premier registre, alors qu'une idée peut être définie comme un objet de pensée en tant qu'il est pensé, différent d'un objet issu de la sensibilité, d'une image ou d'une impression affective, la représentation est une opération intellectuelle, qui mêle sensibilité, imaginaire et raison. Emmanuel Kant, en définissant la raison, synonyme d'entendement, l'enracine dans une interdépendance de l'intuition sensible et de la pensée. En psychologie sociale, ce concept, dépendant directement de l'expérience sensible et lié à celui d'image mentale apparaissant dans la conscience, se décline de façon générale comme un "contenu de conscience vécu comme un tout cohérent et qui est orienté — indépendamment de toute donnée réelle — vers un domaine d'objets, d'évènements ou de situations déterminé" 789 . L'élargissement des représentations consiste à faire émerger des contenus non encore conscientisés ou anciennement conscientisés mais tombés dans l'oubli.

Développement de la connaissance de soi

Il nous faut préciser ce que nous entendons par "connaissance de soi", par un double détour théorique, philosophique et psychologique. Yvon Brès, à partir du précepte initial de Socrate, "connais-toi toi-même", tente d'expliciter, dans un rapprochement avec le discours psychologique, le concept de connaissance de soi tel qu'il a été transmis par Platon 790 .

Si elle est le fondement de la sagesse socratique, elle se fonde moins sur une approche psychologique avant la lettre, portant sur la connaissance du caractère, des goûts, des aptitudes etc., que sur une dimension philosophique et morale, préconisant le développement de l'être spirituel, capable d'accéder aux valeurs éternelles et idéales du bien et du beau 791 . S'il est vrai que" la connaissance de soi est une préoccupation diffuse dans toute la réflexion religieuse, philosophique et psychologique de l'Occident" 792 , la difficulté de ce rapprochement est que la psychologie, dès sa naissance en tant que discipline des sciences humaines, a repoussé tout autant les pratiques dites non scientifiques permettant d'accéder à la connaissance de soi, de l'introspection 793 et de l'examen de conscience 794 , plus familières dans l’expérience religieuse, que celles de la caractérologie, abandonnées parce que trop fixistes. La psychologie a développé de multiples procédures pour connaître et observer l'autre, différent de soi, mais, curieusement, s'est souvent méfiée, au nom de l'objectivité scientifique, de l'accès à la connaissance de soi par soi. Toutefois, à travers les inventaires de personnalité, élaborés de plus en plus sur le support informatique, la psychologie sociale et, avec son support, les spécialistes de l'orientation ont décliné les contenus de la connaissance de soi d’abord en termes d'évaluation des aptitudes, de traits de personnalité, puis d’intérêts et de valeurs et, plus récemment, de processus cognitifs 795 .

La psychanalyse, qui ne revendique pas une scientificité dure, a gardé le questionnement personnel 796 mais, en privilégiant la remontée de l'inconscient, elle a fait progresser l'idée que "la véritable connaissance de soi réside moins dans l'acquisition de quelque savoir sur soi-même que dans l'expérience vécue dans laquelle se nouent ou se dénouent certains conflits" 797 . Nous pourrions adapter cette définition en ajoutant aux dimensions d’inconscient et de conflit intérieur, certes enrichissantes pour la connaissance de soi, celles de révélation et de confirmation identitaire apportée par l'expérience, c'est-à-dire l'action mémorisée et conscientisée. En effet tout acte ou situation d'action implique prise de décision et choix, et permet à la personne de se connaître sous d'autres aspects, donc d'élargir sa propre connaissance d'elle-même. Il ne s'agirait pas tant d'élargir sa propre connaissance de soi que de développer et d'approfondir le sentiment d'être.

Restauration de l'image de soi

Dans notre questionnaire, nous avons préféré le terme d'"image de soi" à celui de "représentation de soi", parce qu'il nous paraissait plus accessible à l'ensemble des personnes, car plus proche du sens commun. Ce concept issu de la psychologie sociale est associé à ceux de "conscience", "perception", "image" ou "représentation" de soi ; tous ces termes évoquent l'aboutissement d'un processus, inhérent à l’être humain, qui est en même temps l'interrogation sur soi et la perception intime de soi, que l'on pourrait nommer aussi sentiment d'être. Même si certains mythes de l'Antiquité, comme celui de Narcisse ou d'Œdipe,ont mis en garde contre le trop grand désir de l'homme de répondre à la question "Qui suis-je", celle-ci traverse l'histoire de l'humanité, et a trouvé dans la psychologie et la psychanalyse des modes d'entrée complémentaires à ceux de la philosophie.

Roger Perron, qui définit le concept d'image de soi, dans une acception plus descriptive, par "l'ensemble des caractéristiques qui sont attachées à une personne donnée, selon sa propre opinion ou celle de telle ou telle autre personne" 798 , préfère celui de représentation, plus polysémique et approprié à la psychologie, qui traduit davantage le processus de construction psychique en cours ou achevé. En effet, alors que l'image apparaît dans une certaine soudaineté, telle celle de Narcisse dans le miroir de l'eau, la représentation se construit dans le champ psychique inconscient et conscient. L'image ou représentation de soi est intrinsèquement liée à ce que Perron appelle la "sensation d'être valeur en tant que personne", et conduit à un concept corollaire, celui d'estime de soi.

On pourrait aussi rapprocher ces deux dimensions de l'image de soi du concept d'internalité 799 , défini par Nicole Dubois, dans la mouvance des recherches nord américaines, comme "la valorisation socialement apprise des explications des évènements psychologiques ... qui accentuent le poids de l'acteur comme facteur causal" 800 . En clair, la norme d'internalité permet d'évaluer la capacité de la personne de s'attribuer la responsabilité d'un évènement extérieur ou, du moins, d'en donner une explication causale interne, privilégiant son rôle d'acteur, ou externe, favorisant le hasard, la chance ou la malchance, les autres acteurs que soi-même. De la même manière, il est indispensable de rapprocher l'image de soi du sentiment de valeur de soi et donc du concept d'estime de soi, défini en psychologie clinique comme une caractéristique déterminante de la personnalité, constituant "un indicateur d'acceptation et de satisfaction à l'égard de soi-même" 801 .

Si nous avons choisi la notion d'image de soi, c'est qu'elle nous a paru tout d'abord plus compréhensible pour notre questionnement, étant plus courante et familière. D'autre part, l'image, par définition fugace, suggère un état plus éphémère et conjoncturel, à la différence de l'estime de soi, caractéristique psychologique plus constante parce que plus structurelle, qu'une prestation d'orientation ponctuelle n'est pas en mesure de transformer. Cependant l'estime de soi n'est pas un "facteur causal par rapport à l'adaptation", mais "l'aboutissement d'un processus adaptatif". Elle varie en fonction des conditions de l'environnement et diffère en cela du concept de représentation ou de personnalité, de nature plus constante 802 . Mais il est certain que ces deux concepts, image de soi et estime de soi, appartenant aux représentations de soi, ont des éléments sémantiques communs, de même qu'on peut les associer à celui de confiance en soi. Ils évoquent aussi le rapport que la personne entretient avec le monde extérieur, qui peut être altéré par des évènements extérieurs. Le chômage, avec ses conséquences de marginalisation sociale, est un des principaux agents destructeurs de l'estime de soi, plus virulent selon que sa durée s'allonge et que la personne est plus avancée dans l'âge adulte : "Chez ceux qui connaissent une inadaptation récente, celle-ci peut être surmontée sans qu'elle n'affecte grandement la représentation de soi. En revanche, si cette précarité sociale se prolongeait au delà d'un an, elle pourrait porter atteinte à cette dernière, rendant par là même d'autant plus difficile la réintégration dans le tissu social" 803 ..

La restauration de l'image de soi correspond donc à une revalorisation d'une perception de soi, qui aurait été détériorée par un environnement défavorisant ou un évènement traumatisant, comme la situation de chômage, des difficultés relationnelles etc...

Développement de la représentation de polyvalence

Nous n'avons ni évalué ni testé le niveau ou le degré de polyvalence des personnes interrogées, mais avons plutôt tenté de dégager, dans leur discours, la représentation qu'elles pouvaient avoir de cette capacité, afin de mettre en exergue leur propre représentation et leur rapport au changement. La représentation de polyvalence se définit comme la possibilité d'envisager une évolution professionnelle à partir de ses propres aptitudes et potentialités conscientisées, dans un secteur différent ou dans un autre contexte de travail. En effet, si la personne n'envisage pas cette possibilité, il lui sera difficile d'ouvrir des perspectives nouvelles d'orientation et de changement professionnel. Cette représentation de la polyvalence peut être occultée par une expérience professionnelle limitée, par exemple pour les personnes ayant occupé le même poste dans une entreprise pendant longtemps. Elle traduit en partie l'aptitude à vivre des changements professionnels. Enfin, elle relève de capacités cognitives de projection de soi-même et de son expérience dans un autre contexte, mais également du registre plus affectif de confiance en soi.

Développement du sentiment d'autonomie

Par son étymologie et ses différents registres de signification 804 , cet autre critère de représentation de soi pourrait être un concept à significations variables selon les contextes et les sujets. La philosophie lui apporte une définition pertinente, soulignant sa dimension morale qui consiste à adhérer de par sa propre volonté à la loi morale, donc d'assumer ses choix et d'être responsable. Ce concept, défini comme "la capacité de l'individu à connaître et à maîtriser les contraintes et dépendances du milieu dans lequel il s'insère, afin de conduire sa vie en accord avec les valeurs qu'il se construit" 805 , est l'objectif et l'aboutissement visé de tout processus éducatif, comme l'ont souligné de nombreux auteurs 806 .

Dans une problématique psychologique, l'autonomie, relève d'un processus, basé sur des capacités cognitives et comportementales ; elle s'acquiert et nécessite un apprentissage, qui concourt à son développement. Enfin, ce concept nous intéresse parce qu'il est lié à celui de choix. En effet, l'autonomie suppose "qu'il y ait possibilité de choix, c'est-à-dire les conditions extérieures qui permettent le choix, et les conditions intérieures qui permettent de le concevoir" 807 . Là encore, nous avons privilégié l'interrogation en termes de sentiment d'autonomie, qui ne permet pas d'en évaluer la réalité propre, mais, en donnant priorité à la parole des personnes sur elles-mêmes, nous avons pu en dégager les effets de dynamisation.

Notes
788.

L'histoire de l'orientation nous a montré que, les pratiques antérieures à l'orientation éducative, ont privilégié, dans l'exploration de la personne, le diagnostic extérieur, au détriment de l'auto-diagnostic qui fait intervenir la procédure d'introspection.

789.

Cf. Dictionnaire de la psychologie, Le livre de poche,1997, p.361.

790.

Yvon BRÈS, "La connaissance de soi chez Platon", in ANGELERGUES R., ANZIEU D., BOESCH E., BRÈS Y., PONTALIS J.B., ZAZZO R., (collectif), Psychologie de la connaissance de soi, Symposium de l'Association de psychologie scientifique de langue française, Paris 1973, Paris, PUF, 1975, pp. 17-89.

791.

L'auteur, dans son essai de cerner les différentes facettes du concept de connaissance de soi chez Platon, nous invite à en voir toute l'actualité et à nous défaire de toute illusion d'un "progrès de la connaissance de soi" à travers les siècles.

792.

Op. cit. , p. 18.

793.

Paul Diel, psychanalyste d'origine autrichienne, qui s'est distancé de Freud pour rejoindre le courant de la psychologie humaniste, a tenté de réhabiliter l'introspection comme principe méthodique et scientifique de connaissance de soi (Cf. Psychologie de la motivation, Paris, 1947). Antoine de La Garanderie réhabilite cette pratique de l'introspection mentale, indispensable pour développer « l’intelligence de la vie intérieure qui est la condition de l’adaptation de l’homme au monde »  et il n’hésite pas à la préconiser comme base du dialogue éducatif (Cf. Défense et illustration de l’introspection, Paris, Le Centurion, 1989, p. 179.).

794.

L'examen de conscience, pratique chrétienne d'introspection "sous le regard de Dieu", est un des moyens prioritaires d'ajustement de toute conduite humaine selon les valeurs du christianisme.

795.

Yann FORMER et Pierre VRIGNAUD, Art. cit., pp. 32-38.

796.

Son fondateur n'a-t-il pas d'ailleurs bâti sa théorie en partie sur sa propre expérience d'introspection, tout en soulignant plus tard le risque d'"illusion narcissique", risquant de supprimer toute objectivité à ce mouvement de connaissance de soi par soi ?

797.

Yvon BRÈS, Op. cit., p. 20.

798.

Roger PERRON (sous la direction de...), Les représentations de soi,Toulouse, Privat, 1991, p. 13.

799.

Ce concept a été introduite en psychologie sociale par des chercheurs nord américains dans les années 80.

Cf. J.M. JELLISON et J. GREEN, "A self presentation approach to the fundamental attribution error : the norm of internality", in Journal of personnality and social psychology, n°40, 1981, pp. 643-649.

Ces recherches ont été reprises en France par les travaux de Jean Louis BEAUVOIS (La psychologie quotidienne, Paris, PUF, 1984.) et Nicole DUBOIS. Le chômage peut favoriser l'une ou l'autre des attitudes selon les personnes, et trop d'explications causales internes ou externes peuvent démobiliser la personne dans sa recherche d'emploi.

800.

Nicole DUBOIS, "Perception de la valeur sociale et norme d'internalité chez l'enfant", in Psychologie Française, n°36-1, 1991, pp. 13-23.

801.

Daniel ALAPHILIPPE, Cécile BERNARD, Stéphanie OTTON, "Estime de soi, locus de contrôle et exclusion", in Bulletin de psychologie, tome L, n° 429, 1994, pp. 331-338.

802.

Idem, p. 337.

803.

Idem, p. 332. L'estime de soi est également liée au concept de "locus de contrôle", qui décrit l'appréhension qu'a la personne des instances, externes (les autres, la chance, les institutions..) ou internes (sa propre volonté, ses désirs, ses compétences, ses connaissances..) qui peuvent déterminer son comportement.

804.

Étymologiquement auto (soi) – nomos (loi) signifie la capacité de se régir selon ses propres lois. Proche dans le sens commun de la liberté, de l'indépendance, cette notion a également une dimension de sens pratique de savoir faire seul, sans besoin d'assistance. Dans une problématique philosophique dans la ligne de Kant, c'est la capacité de se soumettre par soi-même à la loi morale.

805.

Nicole ALLEMOZ, Quel rôle pour quelle autonomie ?, DHEPS, Université Lumière Lyon II, 1991, p.13.

806.

À côté de Guy Avanzini, qui en a désigné la visée comme une dimension constitutive de l'acte éducatif, on peut citer Philippe Meirieu qui, reprenant Kant, a souligné le paradoxe de l'éducation qui se propose d'acheminer une personne à la liberté et à l'autonomie, par la contrainte et la sollicitation de l’effort.

807.

Edgar MORIN, Sociologie, Paris, Fayard, 1984, p. 199.