Dans notre questionnement, nous avons essayé de couvrir l'ensemble sémantique de ce concept de sens, qui pouvait nous intéresser directement 829 , en privilégiant la dimension de signification et celle de direction. Puisque le sens n'est pas dans les choses elles-mêmes mais dans la façon de les percevoir, il nous a semblé légitime d'interroger nos personnes-témoins sur ce qu'elles avaient perçu de leur démarche d'orientation. C'est pourquoi nous avons axé trois de nos questions sur la signification, qui nous paraissait a priori plus difficile d'accès pour des personnes n'ayant pas l'habitude de ce type d'investigation. Nous avons choisi trois expressions qui nous permettaient d'approcher cette dimension : la découverte de ce que nous avons appelé un fil conducteur , c’est-à-dire une logique dans le parcours personnel et professionnel passé, la compréhension du parcours, et enfin la perception d'un travail de mise en cohérence dans sa vie. Une question plus simple sur la perception d'une direction pour l'avenir suffisait à aborder cette deuxième composante du sens. Situé dans l'espace et le temps, ce concept fait surgir non seulement le passé, par la compréhension du parcours, mais aussi l'avenir, par la direction que peut prendre la trajectoire à venir. C'est pourquoi il nous semble au cœur de toute pratique de lecture de vie, que ce soit dans le cadre de l'orientation professionnelle ou d'autres pratiques.
Si cette interrogation du sens se fonde dans le questionnement existentiel de tout être humain, illustré par les célèbres questions d'initiation à la pensée philosophique, — "d'où je viens ?" et "où je vais ?"—, elle semble de plus en plus cruciale dans un monde contemporain, marqué par le sentiment de l'absurde, de l'éphémère, renforcé par le développement de l'individualisme et l'effondrement des idéologies, remparts autrefois puissants contre les incertitudes et les remises en cause. Simon Nacht, qui fut un proche de Lacan avant de rompre avec lui, annonçait les effets dévastateurs sur la personne de l'éviction du sens dans notre société occidentale : "Ce que l'homme peut de moins en moins satisfaire aujourd'hui, c'est le besoin inconscient de s'unir, de se relier au monde par toutes ses forces positives les plus profondes. Il souffre de vivre plus que jamais “séparé", aliéné de l'autre et de lui-même, souvent aussi de ne pouvoir intégrer son activité dans son champ affectif, de ne plus comprendre le sens, bref de ne pouvoir “l'investir“, comme nous disons en langage psychanalytique. Rien de tout cela ne nourrit les aspirations les plus légitimes, il ne trouve plus le lien profond qui le rattacherait à sa propre vie, à son entourage : souvent il part à la dérive sur un océan de solitude" 830 . Ce psychanalyste voit dans la perte de sens existentiel une des causes principales du développement des névroses et des psychoses, ce que semble confirmer Julia Kristeva, pour qui l'apparition de « nouvelles maladies de l'âme » résulte de ce mouvement sociétal de fuite en avant et de désaffection du sens : "pressés par le stress, impatients de dépenser, de jouir et de mourir, les hommes et les femmes d'aujourd'hui font l'économie de cette représentation de leur expérience qu'on appelle vie psychique" 831 .
Relire et parler sa vie au cours d'un entretien d'orientation, c'est s'interroger sur le sens du parcours réalisé, comprendre, c'est-à-dire faire des liens entre ses différentes expériences vécues, et c'est aussi anticiper et se projeter dans l'avenir. À l’instar de la psychanalyse, la pratique de l'histoire de vie privilégiée dans la prestation d'orientation de la MIFE, se situerait-elle "à contre courant de ce confort moderne qui signe la fin, non pas de l'Histoire, mais de la possibilité de parler une histoire" 832 ? En effet, il semble que les occasions et les lieux favorisant ce type d'exercice sur soi soient de plus en plus rares, ce que les personnes-témoins ont confirmé.
Dans un souci de clarté, nous insistons sur le fait qu'il ne s'agit pas de vérifier le sens ; c’est-à-dire d’expliquer les causes des projets élaborés, tentative qui nous semble relever d'autres démarches et finalités, mais de situer le projet dans une problématique existentielle propre à la personne : "Si un projet peut être analysé dans ses intentions affichées, ses concrétisations éventuelles, le sens qui le sous-tend se situe hors de l'analyse par un tiers" 833 . Est soulignée par là la dimension intra-personnelle de tout projet, dont les finalités internes ne peut faire l’objet que d'une auto-analyse ou d'une analyse d'un autre type, dans le contexte de la psychanalyse par exemple. En effet, même si le discours ambiant reste très marqué par l'adéquation formation-emploi et si la finalité d'emploi, justifiée dans son fond, peut être masquée et rendue illusoire par le chômage, est-il possible — et de quel droit ? — évaluer, juger de l'extérieur le choix d'une personne, qui est seule susceptible d'en appréhender les origines et les déterminismes conscients ou inconscients, les tenants et les aboutissants ? Nous entrouvrons là un espace de débats qui est loin d’être clos, tant y sont sous-jacentes des conceptions opposées sur l’homme — ses potentialités ou non , à se développer, à « libérer le potentiel inventif » 834 qui lui est propre —, et sur son rapport à la société, en tant qu’acteur ou non.
Antoine de La Garanderie souligne l'effet de ce travail introspectif, auquel il a consacré un ouvrage pour montrer qu’il est « l’indispensable instrument d’investigation pour décrypter la vie mentale » 835 , sur le développement de la motivation : "Toute personne qui prend l'habitude de faire vivre en elle ce qu'elle voit, entend, sent, touche, c'est-à-dire qui regarde, écoute, flaire, palpe, manipule, qui "tacte" mentalement, toute situation perceptible pour en saisir le sens, est obligatoirement en situation d'éveil à la motivation" 836 . On peut donc comprendre le manque de motivation pour se former ou pour élaborer un nouveau projet professionnel par l'absence d'y trouver existentiellement du sens ou d'être suffisamment accompagné dans cette émergence.
La lecture du dictionnaire nous a montré combien ce terme, banal, qui prenait son origine dans plusieurs racines (latine et germanique), était porteur de significations diversifiées : de la fonction, biologique, de perception du monde extérieur à celle plus particulière qui procure du plaisir, à la connaissance, plus intellectuelle, bien qu'intuitive qui s'enrichit de la manière de comprendre et donc de la signification, pour aboutir enfin à la direction, plus spatiale et géométrique, d'une action. Pour notre propos, nous avons privilégié les deux dernières acceptions de ce concept — la signification et la direction --, même si nous n'avons pas manqué de pointer un éventuel lien entre les deux premières significations et les deux dernières, que nous pourrions peut-être trouver en interrogeant, sinon le plaisir du moins le désir chez l'être humain, qui pourrait apporter signification et direction.
Simon NACHT, Guérir avec Freud, Paris, Payot, 1971, p. 12-13.
Julia KRISTEVA, Les nouvelles maladies de l'âme, Paris, Fayard, 1993, p. 16.
Julia KRISTEVA,Op. cit., p. 71.
Sylvie BOURSIER, Jean Marie LANGLOIS, L'orientation a-t-elle un sens ?, Paris, Entente, 1993, p. 27.
Antoine de La GARANDERIE, Défense et illustration de l’introspection, Paris, Centurion, 1989, p. 165.
Antoine de La GARANDERIE, Idem, p. 171.
Antoine de La GARANDERIE, La motivation, Paris, Centurion, 1991, pp. 126-127.