Avec le tableau 10 "Sens, signification du passé et direction vers l'avenir" en annexe, nous allons tenter l'impact de l'émergence du sens sur l'élaboration de projet. Tout d'abord, dans notre relecture des interviews, nous nous sommes rendu compte que les questions sur le sens n'ont pas été toujours bien comprises et ont nécessité plus souvent que les autres d'être reformulées, explicitées. Nous pourrions penser que notre langage pouvait, par un vocabulaire peu habituel pour certains, paraître difficile, mais il nous semble plus plausible que cette première incompréhension relevait plutôt du questionnement sur les finalités et les sens d'un acte. Ce type d’interrogation nécessitait un temps d'arrêt, que le flux de nos questions ne favorisait pas toujours, et certaines personnes continuaient le fil de la réflexion à la question suivante qui, proche, permettait à la pensée de rebondir 837 .
Quantitativement, on dénombre une majorité de réponses positives aux deux types de questions : dix-huit sur la signification et vingt et une sur la direction. On pourrait considérer que pour les onze personnes (Claire, Jacques, Pauline, Gérard, Léa, Paul, Liliane, Sonia, Judith, Mathilde, Estelle) qui ont répondu tout à fait positivement à l'ensemble des questions, la prestation a eu un effet positif. Toutefois, la moitié a modulé ses réponses par des nuances et des réserves, illustrées par des "oui mais" et des « oui » et des « non ». En effet, sans nous attarder sur les quelques réponses qui nous ont semblé hors sujet, que l'on a pointées chez Margaux 838 , Jeanne, Géraldine, Marc et Fanny, et que l'on peut attribuer à une écoute ou une compréhension insuffisante, il était difficile, parfois impossible, de distinguer ce qui pouvait relever de la prestation d'orientation dans ce mouvement d'émergence du sens. Certaines personnes ont d’ailleurs précisé que cela relevait d'un ensemble : pour Alain, par exemple, la prestation MIFE était englobée dans d'autres procédures de bilan ; Mélanie, Pauline, Jacques et Mathilde, Mathieu ont mis en avant le travail personnel ou thérapeutique qu'ils avaient engagé auparavant, abondé par la prestation d'orientation. D'autres, à l’instar de Gérard, ayant vécu une expérience difficile de chômage, ont souligné que seul un accès réel à un emploi confirmerait cette émergence.
Les personnes ayant répondu négativement aux deux types de questions sont peu nombreuses. Sarah, d'un côté, n'a pas pu percevoir de sens, trop enfermée dans ses difficultés et, pour Brigitte, dont les convictions et la recherche étaient déjà très finalisées — pour elle, il était vital de trouver une solution d'emploi, quitte à abandonner son métier d'origine, ce qu'elle a d'ailleurs fait —, cette question ne relevait pas de ses préoccupations. Les réponses négatives signifient que le problème du sens ne se posait pas avec autant d'acuité, soit qu'il ait été résolu préalablement, comme l’ont déclaré Daniel, Estelle et Mathieu, soit que l'avenir paraissait alors encore trop incertain, ce qui semble être le cas pour Marc et Géraldine. Certains, dans leurs réponses, ont fait surgir l'idée du hasard, plus ou moins prégnante dans leur vie. Paradoxalement, pour Margaux, son projet reste le fruit du hasard, même si elle évoque son goût précoce pour la conduite, le changement intérieur qui s'est opéré en elle à la mort de son mari. Pour Daniel, le hasard a bien fait les choses puisqu'il l'aurait acheminé vers une profession qui lui a plu. Sarah sous-entend, dans son récit biographique, que son histoire personnelle est marquée par un hasard malchanceux. Estelle souligne la difficulté pour les jeunes de trouver un premier emploi qui les fait accepter l'arbitraire du premier poste proposé. Cette impression d'être soumis à des forces extérieures incontrôlables donne aux représentations de soi et de l'environnement extérieur une dimension de déterminisme ; elle est à rapprocher du concept de "locus de contrôle", dont la représentation interne ou externe favoriserait ou non l'intégration sociale et la recherche de travail. En effet, ces personnes qui se déclarent soumises aux aléas du hasard, fatalistes, seraient dépendantes d’une représentation d’un locus de contrôle externe, et auraient plus de difficultés à être dynamiques dans leur recherche professionnelle : "l'individu qui pense pouvoir orienter son devenir devrait manifester des stratégies d'intégration sociale plus efficaces comparées à celle de quelqu'un qui croit qu'il est impuissant et se croit déterminé de l'extérieur par des instances qui échappent à son contrôle" 839 .
La re-mémorisation du passé, par la parole, semble favoriser l'émergence du sens, ainsi que Pauline et Sonia l'ont souligné, l'une en faisant mémoire de son goût pour l'organisation de spectacles familiaux, l'autre, par le souvenir de ses activités d'étudiante et de salariée. Nous évoquons là la force de la parole qui fait naître le sens.
Les interviews nous font entrevoir également le rôle plus favorable de certains outils d'orientation dans cette émergence du sens. En effet, nous sommes frappée par les réponses de Liliane et Léa, pour qui le sens de leur parcours comme de leur fonctionnement mental leur a été révélé au cours de l'autobiographie raisonnée, en "leur sautant aux yeux"au moment où la conseillère "a tiré ses traits rouges et verts sur la feuille", mettant ainsi du lien entre les différentes activités. Léa a pris conscience d'une forte cohérence dans sa vie, centrée sur la peinture : "le fait d'avoir écrit cette histoire de vie, ben en fait ça a recollé les morceaux qui étaient éparpillés et puis j'ai dit .. on peut dire qu'il y a du lien et on peut dire que c'est cohérent". Le sens est associé à l'image du puzzle qui rassemble et ordonne des morceaux de vie en apparence épars. Pour Liliane, l'émergence de sens concerne non seulement son parcours professionnel mais l'ensemble de sa vie :"Je me suis rendue compte non seulement d'une cohérence dans le parcours mais d'une cohérence de fonctionnement .. Mise en cohérence dans la recherche d'emploi sûrement et même dans la vie .. ça m'a donné une vision de l'ensemble, du coup, tout ce que je faisais en bénévolat a pris beaucoup plus de sens".
Choix apporte cette dimension de sens de façon moins nette, tandis que la relecture du curriculum vitæ semble plus favorable, par la mise en valeur des expériences.
Si on met en rapport ces résultats avec l'élaboration de projet, on peut voir une corrélation entre l'émergence de sens et l'élaboration de projet.
A contrario, Sarah, dont les projets ont été successivement contrés dans leur mise en œuvre depuis quelques années, n’en voit pas les effets. À Brigitte, la question ne se posait pas, puisqu'il y avait nécessité pour elle de rechercher un emploi en urgence, et ce critère ne pouvait donc conditionner l'élaboration de projet.
Les personnes pour qui le sens de leur parcours a été clarifié, et dans sa signification et dans sa direction, sont dans une dynamique de projet bien avancée, comme Pauline, Gérard, Léa, Paul, Liliane. Pour Sonia et Mathilde, dont l'élaboration est en cours, l'émergence du sens a pu consolider leurs convictions et leur décision par rapport à leur avenir.
Enfin, les réponses positives mitigées traduisent davantage une crainte quelque peu superstitieuse d’affirmer une assurance vis-à-vis de l’avenir, comme pour Margaux, Mélanie, Jeanne, Jacques, Cathy. On peut en trouver des raisons internes et/ou externes — tempérament plus craintif, confiance en soi amoindrie par des expériences douloureuses antérieures, de difficultés personnelles, de séparation, de chômage, etc.. Pour d’autres, le caractère moins avancé, voire plus chaotique, de l'élaboration de projet, ne permet pas de dégager suffisamment de signification et de direction pour l'avenir : ce sont les cas de Nathalie et Marc, de Géraldine et Fanny.
On peut donc confirmer, d'après ces résultats, l'importance de cette dynamique d'émergence du sens, composante et condition irréductible du processus d'élaboration de projet : plus elle est prégnante, plus la démarche de projet a des chances d'aboutir.
C'est le cas de Mathilde par exemple qui poursuit sa réflexion sur le fil conducteur alors que la question suivant était posée.
Margaux, dont l'idée de projet de conducteur de bus était bien avancée quand elle est venue à la MIFE, semble se contredire dans l'interview en affirmant qu'elle aurait pu élaborer un tout autre projet, mais en même temps elle ne voyait pas quoi faire d'autre. Il semble que l'exercice de relecture de sa vie imposé par nos questions lui était de plus en plus fastidieux, ce qui pourrait expliquer ses réponses contradictoires.
Daniel ALAPHILIPPE, Art. cit., p. 332.