2.4.1. Quelques repères conceptuels

Le concept de prise de conscience, très utilisé dans le langage courant, est plus difficile à cerner. Dans le sens commun, c'est ce qui vient à la conscience, dans un mouvement de surgissement de quelque chose qui n'était jusque-là pas perceptible et qui brusquement apparaît à la surface de la conscience. Dans une problématique psychopédagogique, Jean Piaget s'est intéressé à ce concept, qu'il a défini comme une conduite cognitive au sens large. Au-delà de la lecture de représentations ou de l'éclairage intérieur, la prise de conscience a une fonction de conceptualisation de l'action, c'est-à-dire de reconstruction du réel. En ce sens, la théorie piagétienne dépasse les conceptions classiques des psychologues, pour qui ce phénomène se limite à "une sorte d'éclairage ne modifiant rien, sinon la visibilité à ce qui était donné avant qu'on y projette la lumière" 840 . Comme l'a remarqué Pierre Vermersch, pour Piaget la prise de conscience n'était pas "une simple transposition de connaissances jusqu'alors dans l'obscurité, vers la lumière de la conscience, mais (..) correspondait à une reconstruction et à une réorganisation de ces connaissances sur un autre plan" 841 . Elle se différencie également des échappées de l'inconscient telles qu'elles ont été définies par Sigmund Freud dans son étude des oublis, lapsus et actes manqués 842 . La prise de conscience reste au niveau de la conscience, mais ce processus instituerait une sorte d'échelle de profondeur de conscience, allant d'un niveau plus conscient à moins conscient. Pierre Vermersch voit une limite à la conceptualisation piagétienne, notamment en ce qui concerne l'acte de pensée : "La théorie de Piaget sur la prise de conscience souffre peut-être d'être trop directement définie par rapport à la conceptualisation, en référence aux niveaux opératoires" 843 . Si Piaget a bien cerné le mécanisme de prise de conscience, il ne s'est intéressé à ses effets sur la personne que dans une problématique cognitive. Pour lui, il n'y a pas de différence "entre la prise de conscience de l'action propre et la prise de connaissance des séquences extérieures au sujet" 844 . Sa théorie ne nous semble donc pas tout à fait adaptée pour l'analyse du lien de la prise de conscience avec la mise en mouvement intérieur d'une personne.

On pourrait dire que la prise de conscience est une conduite de réadaptation en réponse à une rupture de logique 845 , ou, plus simplement que, tout à coup, quelque chose apparaît, que l'on n'avait pas prévu, qui donne lieu à une nouvelle construction de pensée. Ce phénomène se réalise souvent dans la soudaineté et pourrait se rapprocher, avec moins d'intensité du fait du phénomène conscient, de la catharsis en psychanalyse, qui est une remontée brusque des sentiments refoulés dans l'inconscient, provoquant un effet thérapeutique. La prise de conscience correspondrait au même mouvement de surgissement d'un objet de conscience jusque-là occulté, qui viendrait surprendre la pensée. Ce saisissement qui pourrait s'accompagner de réactions sensibles, apparentées parfois à l'émotion, aurait des effets, sinon thérapeutiques, du moins de détente et de bien-être. De plus, ce phénomène de mise à la lumière d'un objet de pensée aurait pour autre effet un déploiement d'activité, et pourrait être propice à la mise en mouvement et à la dynamisation de la personne.

Nous nous tournons à nouveau vers Carl Rogers pour préciser ce concept de prise de conscience, qu’il définit, selon sa propre expression, d’"insight" : "la réorganisation du champ perceptif consiste à saisir de nouvelles relations (..) est l'intégration d'expériences successives (..) signifie une réorientation du Moi" 846 . Au-delà du sentiment de soulagement ou de libération, voire de catharsis, engendré par le travail d'expression de soi 847 , il constitue une étape dans la compréhension de soi, aboutissant à une nouvelle perception de soi et de son environnement, et même à un nouveau sens dans l'expérience de l'individu. Pour Rogers, plusieurs types de perception résultent de la prise de conscience. Tout d'abord, le changement de perception des rapports entre les faits, qu’il compare à un puzzle dont les éléments, auparavant disparates, sont perçus dans une relation nouvelle : "on parle parfois d'une expérience "eurêka", à cause de la lueur soudaine de compréhension qui l'accompagne" 848 , à l'instar du commissaire Bourrel, célèbre personnage d'un téléfilm policier, qui, ayant trouvé l'assassin, s'exclame "ah mais c'est bien sûr!". Le deuxième élément du processus est, selon Rogers, "l'acceptation du Moi", qui conduit la personne au rassemblement d'elle-même :"le client devient quelqu'un de moins divisé; une unité beaucoup plus fonctionnelle, dans laquelle tout sentiment et toute action entretiennent une relation admise avec tout autre sentiment et toute autre action" 849 .

Enfin, la prise de conscience rend possible "le choix positif de buts plus satisfaisants", que Rogers nomme aussi "la volonté créatrice", dans le sens d'un mouvement volontaire de la personne vers "la direction qui lui donne la plus grande satisfaction, même si celle-ci doit être différée" 850 . Et de plus, cette compréhension de soi implique "des choix tels qu'absolument personne ne peut les faire à la place du client" 851 .

Toute proportion gardée avec la situation thérapeutique qui opère sur la durée, la prise de conscience, que nous avons pu observer dans le processus d'élaboration de projet, contient des analogies dans ses effets, que ce soit les changements dans la perception de soi et de l'environnement, le renforcement du sentiment d'unité de soi et la mise en mouvement intérieur vers le choix.

Notes
840.

Jean PIAGET, La prise de conscience, Paris, PUF, 1974, p. 261.

C'est à partir de l'observation de gestes d'enfants et de mouvements d'objets dans des situations relativement complexes (trajet d'un projectile lancé par une fronde, jeu de "puces", choc de boules etc ...), qu'il élabore sa théorie cognitiviste du mécanisme de la prise de conscience.

841.

Pierre VERMERSCH, "L'entretien d'explicitation dans la formation expérientielle organisée", in B.COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle des adultes, Paris, La documentation française, 1991, p. 284.

842.

Sigmund FREUD, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1980, 301 p.

843.

Pierre VERMERSCH, Art. cit. p. 284.

844.

Jean PIAGET, La prise de conscience, Paris, PUF, 1974, p. 271.

845.

Jean Piaget a souligné dans son ouvrage, la contribution de Claparède, qui situe les facteurs de désadaptation à l'origine de la prise de conscience.

846.

Carl ROGERS, La relation d'aide et la psychothérapie, Tome I, Paris, ESF, 1980, p. 207.

847.

En thérapie, le travail d'expression de soi est évidemment beaucoup plus intensif, engendrant des prises de conscience plus importantes et une réorganisation du Moi plus profonde.

848.

Carl ROGERS, Op. cit., p. 207.

849.

Carl ROGERS, Op. cit., pp. 208-209.

850.

Carl ROGERS, Op. cit., p. 210.

851.

Ibid.