2.4.2. La prise de conscience dans le discours des personnes-témoins

Nous avons extrait et rassemblé sous la forme d'un onzième tableau intitulé "Prise de conscience, mise en mouvement intérieur, déclic" 852 , certaines parties du discours de nos personnes témoins que nous avons classées en trois catégories : les paroles attestant la réalité de la prise de conscience sur soi pendant les entretiens 853 , celles relatives aux effets de cette prise de conscience, c'est-à-dire la mise en mouvement intérieur et, ce que nous avons appelé "déclic". Ce terme, plutôt réservé au registre de la mécanique, nous a semblé plus parlant et significatif pour tenter de définir le point de départ de la mise en mouvement intérieur ou extérieur et que l’on peut rapprocher de celui de décision, qu'il accompagne. Mais ce processus dépasse la dynamique que nous voulons mettre en exergue, puisqu'il englobe aussi la mise en œuvre du projet. Le terme "déclic" semble d'autant plus approprié qu'il s'agit davantage d'une impulsion que d'un véritable processus de restauration, qui n'est pas l'objet d'une prestation d'orientation. À travers cette impulsion, une respiration a pu avoir lieu, permettant une mise en mouvement intérieur.

Dans la double catégorie "déclic" et "mise en mouvement intérieur", nous avons tenté de repérer, au travers des réponses aux questions posées, les éléments du discours des personnes, susceptibles d'établir qu'il y a eu déclic pendant ou à la suite des entretiens. Dans le discours, nous avons distingué deux types de déclics, intérieurs et extérieurs. Parmi les déclics intérieurs, nous avons nommé les déclics "existentiels", quand ils se rapportent à une dimension plus globale d'existence et plus particulièrement de sens de la vie, et "psychologiques", facteurs de transformation intérieure et de changement de regard sur soi, voire de libération d'entraves (culpabilité, complexe d'infériorité..).

Les déclics, plus extérieurs, que nous avons appelés "de décision" ou "de dynamisation", sont tournés vers l'action et les démarches, que ce soit la poursuite de l'exploration de soi ou de l'environnement professionnel ou la mise en œuvre du projet de formation ou d'emploi.

Si les réponses ont concerné des prises de conscience par rapport aux personnes elles-mêmes, elles ont aussi traité de connaissances acquises sur l'environnement professionnel, les métiers et la formation 854 . La deuxième question qui se proposait d'aborder la prise de conscience par le biais de la relation à la conseillère, a été posée au début également. Nous voulions mettre en exergue ce phénomène de la prise de conscience, tout en essayant d'appréhender, dans le même temps, son lien avec la relation interpersonnelle, que nous analyserons plus en détail dans notre prochain chapitre.

Dans nos entretiens-interviews, la prise de conscience est souvent rapportée par de multiples expressions relevant du dialogue de soi à soi, de type "je me suis dit", "j'ai réalisé", "j'ai pris conscience", "je me suis aperçu", "je me suis rendu compte", "ça m'a fait réfléchir que ..", "ce qui m'apparaissait", "ça m'a permis de voir que", "ça m'a interrogé et je me suis aperçu". Judith, qui a peut-être éprouvé, du moins exprimé, le plus de sensations, décrit avec justesse ce phénomène : "J'ai redécouvert des choses qui étaient profondément enfouies .. Il s'est entrouvert quelque chose et j'ai vu ". Ces mots traduisent le temps d'arrêt de la prise de conscience, plus ou moins accentué selon que celle-ci est intense, c'est-à-dire que l'objet mental qui surgit à la surface de la pensée était éloigné ou enfoui. Ce premier mouvement de prise de conscience révèle la richesse du dialogue de soi à soi, toujours provoqué par un stimulus externe perçu par les sens, que ce soit une parole entendue, la vision de quelque chose etc.. La prise de conscience n'apporte pas toujours de connaissances nouvelles, il s'agit davantage d'une mise à la lumière d'un objet enfoui ou oublié.

En terme quantitatifs 855 , le critère de prise de conscience a été effectif pour quinze personnes (Claire, Jeanne, Pauline, Daniel, Sarah, Léa, Nathalie, Paul, Liliane, Sonia, Judith, Marc, Mathilde, Estelle, Mathieu), avec des réponses mitigées pour quatre autres : Brigitte et Alain, attendaient davantage de confirmation sur eux-mêmes, tandis que Fanny et Géraldine, dans une situation de souffrance au moment de l'entretien, avaient davantage besoin d'être réconfortées. Pour six personnes, il n'y a pas de prise de conscience liée à la prestation d'orientation. Margaux et Antoine, dont le projet était déjà très avancé, ont déclaré ne pas avoir fait de prise de conscience particulière. Pour Mélanie et Gérard, le temps de chômage avait déjà permis de nombreuses prises de conscience, tandis que pour Cathy, le temps de formation a surtout été propice et la prestation d'orientation n'a rien apporté de plus. Enfin Jacques, qui par ailleurs réalise un travail personnel approfondi, parle plutôt de confirmation par rapport à des interrogations professionnelles. Pour ces personnes, la prestation d'orientation a plus été l'occasion d'une confirmation dynamisante.

L'analyse des réponses positives sur la prise de conscience, nous montre qu'elle se situe non seulement au niveau des représentations personnelles mais aussi professionnelles.

Les prises de conscience relatives aux représentations professionnelles

Pour quatre personnes, la prise de conscience a concerné plus particulièrement les représentations du travail. Daniel qui, en venant à la MIFE, avait envisagé de se reconvertir et éventuellement de monter sa propre société en station de montagne, a pris conscience que cette idée ne serait pas réalisable pour l'instant et que le plus important pour lui était de retrouver son activité professionnelle qu'il maîtrise bien : "Je me suis rendu compte que ce que j'aurais aimé faire, donc bifurqué, c'est de l'utopie .. parce que, ce que je sais faire, et je pense que je le fais bien, c'est le commerce dans l'immobilier .. Je me suis rendu compte que finalement je n'étais pas si mal que ça ... que ce métier me manquait" 856 . Paul a pu engager une réflexion personnelle sur sa propre vision du travail, qu'il veut épanouissant, "pas uniquement basé sur une adaptation d'une personne à des techniques, mais bien de quelque chose qui correspond à des capacités qu'on a en soi et c'est pas la solution immédiate de ... uniquement l'emploi mais bien d'un emploi qui soit dans une dynamique d'avenir et de vie". Cette prise de conscience a renforcé ses convictions et sa propre parole sur le travail, et on peut imaginer qu'elle a pu ainsi préparer ses futurs entretiens d'embauche. Marc, qui pensait venir simplement se renseigner sur une formation déterminée, sans trop y croire, du fait de son sentiment d'échec, a découvert la globalité du processus d'orientation qui intègre la personne dans son histoire, sa spécificité et son expérience professionnelle : "En sortant des entretiens, je me disais : rien n'est impossible, ce qu'il faut c'est que je prenne mon temps et prendre un truc que je vais pas regretter .. Je comprends mieux le problème". Si, pour des raisons familiales, il n'a pas poursuivi sa recherche, on peut penser que, lorsqu'il se sentira prêt, il ciblera plus rapidement son projet. Mathieu a pu affiner son désir d'une orientation plus sociale de son travail, non pas dans une reconversion mais dans un ajustement de sa recherche d'emploi : "Le fait qu'il y ait tous les métiers sociaux qui ressortent, ça m'a interrogé et je me suis aperçu que c'était pas ça qui me collait vraiment. Il faudrait qu'il y ait du technique avec une dimension relationnelle".

Les prises de conscience relatives aux représentations personnelles

Nous nous attacherons plus particulièrement aux prises de conscience personnelles qui nous semblent répondre davantage à la définition du phénomène. Pour Claire, il s'agit d'une double prise de conscience, par rapport à son travail — si au début, elle ne voulait plus entendre parler de son métier de secrétaire ni "rester cantonnée dans un petit truc", au fur et à mesure des entretiens, elle s'est rendue compte "qu'il m'en était resté quelque chose et que c'était quand même un acquis" —, et par rapport à elle-même :"il y avait "une certaine stabilité, une certaine confiance, quelque chose qui revenait", comme une solidité intérieure qu'elle retrouvait, après un temps de perturbations. Jeanne et Pauline ont pris conscience de leurs potentialités artistiques en passant le test Choix : "Je me suis intéressée au potentiel que j'avais en moi et que je pourrais développer ... Ca m'a fait réfléchir que quand j'étais très jeune, j'organisais beaucoup de spectacles pour mes parents et que j'aimais beaucoup ce domaine de l'animation ", nous dit Pauline. La prise de conscience de ses qualités artistiques a été suscitée par une re-mémorisation de son passé d'enfant.

Les exemples les plus significatifs de prise de conscience personnelle, proche de la définition rogérienne de "l'acceptation du Moi", et que nous préférons nommer "existentielle", parce qu'elle touche au sens de la vie, sont apportés par Léa, Judith et Mathilde, qui ont perçu un message fort et ont ainsi affermi leur propre parole. Léa a mis en lumière avec éclat le socle artistique de sa vie, comprenant le sens profond de ses expériences qui lui paraissaient à première vue décousues et éloignées de son centre, mais qu'elle pourrait maintenant réinvestir dans un projet cohérent : "ça servait à rien d'aller faire autre chose que ce qui m'intéressait parce que ça ne durait pas .. Avec ce que je suis, je ne suis pas forcément aux marges, je peux être aussi dedans.. dans la mesure où je peux créer des projets à partir de ce que je suis, de ce que je fais, pour moi c'est être dans le monde du travail, c'est être dans la société ... Il peut y avoir une manière différente d'articuler ce que je sais faire".

Judith, au travers d'une restauration dans sa conscience de ses capacités intellectuelles, a retrouvé une énergie de vie, qui lui a fait accepter au profond d'elle-même de faire le deuil activité salariée, pouvant ébaucher ainsi "une seconde partie de vie" : "J'ai redécouvert des choses qui étaient profondément enfouies .. auxquelles je ne voulais plus croire ... j'ai vu que je pouvais faire beaucoup mieux que ce que je faisais ... Le plus important pour moi c'est de me sentir à nouveau quelqu'un .. c'est plus important qu'un job presque". De plus, au début de sa démarche d'orientation, elle a été confrontée à la réalité de son problème de santé, alors qu'elle envisageait encore une reconversion dans les métiers de l'insertion. Sa prise de conscience est le résultat d'une longue réflexion personnelle, mais aussi d'une mise en mouvement concrétisée par des démarches d'information — elle a même fait le trajet en voiture de son lieu d'habitation jusqu'à l'organisme de formation qui l'intéressait —, où elle a réalisé que pour son dos "ça allait pas mieux du tout". Si elle n'avait pas préalablement et fortement "ressenti vraiment des possibilités" et des capacités en elle, cette prise de conscience de la réalité de sa maladie aurait été vécue sans doute plus douloureusement. À travers cet exemple, on peut voir que la prise de conscience peut être un phénomène en cascade, une prise de conscience en entraînant une autre, et qu'à la fois, il peut susciter et/ou résulter d'une mise en mouvement intérieur.

Mathilde fait état d'une découverte importante pour elle sur son propre rapport au travail, dont elle réduisait la dimension à une vision matérialiste, en se reprochant presque de travailler dans une entreprise dont le but est de faire des gains. Ce changement de perspective a contribué à revaloriser l'image qu'elle se faisait d'elle-même : "J'ai réalisé que ce monde de l'entreprise, c'était un monde en soi et que ça, c'était aussi une compétence .. prendre conscience de l'utilité de mon poste actuel, de sa dimension humaine". Venue à la MIFE en situation de malaise personnel, elle a pu renforcer l'expression de son propre désir : "Si je regarde mon trajet professionnel ..j'ai pas vraiment choisi ce que je voulais faire.. J'ai davantage pris conscience de ce à quoi j'aspirais".

Ces exemples montrent que plus les prises de conscience sont intenses et nombreuses, plus elles donneront lieu à une mise en mouvement intérieur et à des déclics forts.

Notes
852.

Cf. en annexe Tableau 11 "Prise de conscience, mise en mouvement intérieur, déclic"

853.

Celles-ci correspondent aux réponses à deux questions, une directe ("Avez-vous fait des découvertes, des prises de conscience par rapport à vous ?"), et une autre plus indirecte mettant l'accent sur une parole entendue, que nous avons consignée dans le tableau 14 en annexe( "Y a-t-il eu une parole, une attitude de la conseillère qui vous a le plus marqué(e) ?"). La première question aborde le concept de prise de conscience par celui de découverte, dans un souci d'expliciter au plus juste, les termes employés.

854.

On peut voir ici une limite dans la compréhension même par les personnes du concept de prise de conscience, théoriquement différent de celui de connaissance.; Nous nous centrerons sur les changements de perception ou de représentation de soi ou de l'environnement professionnel, plus révélateurs de la prise de conscience.

855.

Cf. Tableau 11 en annexe "Prise de conscience, mise en mouvement intérieur, déclic".

856.

On peut toutefois s'interroger sur une parole exprimée, après la prestation d'orientation, inévitablement en décalage par rapport à ce qui a été ressenti dans la rencontre initiale. Dans le cas de Daniel, on ne saura jamais avec exactitude le moment de cette prise de conscience, est-ce pendant ou après l'entretien ? Ce qui nous importe, en fait, est qu'il y ait eu prise de conscience et que, à travers le souvenir évoqué, l'entretien y ait contribué.