Le thème de la mise en mouvement sera mis en exergue, dans le discours des personnes-témoins, par des expressions verbales indiquant un mouvement, une action, voire une entrée dans un combat : "petit coup de ressort" (Sarah), "émerger" (Mélanie), "des pas de fourmis" (Claire), "bouger" (Pauline, Liliane), "je fonce" (Gérard), "me propulser" (Léa), "l'impulsion d'aller voir" (Nathalie), "être allée en avant" (Judith), "Ca m'a donné un élan" (Mathilde). Dans les interviews, nous avons pu remarquer plusieurs phases de mouvement, avant, pendant et après la prestation. En effet, pour certains, la mise en mouvement est manifestement antérieure à la venue à la MIFE et a conditionné même l'engagement dans le processus d'orientation. Margaux la situe à partir de l'événement dramatique de la mort de son mari :"ça m'a poussée", tout en insistant sur la conjonction de la rencontre avec la conseillère, qui a contribué à la décision finale. Pour Mélanie, celle-ci remonte aux premières menaces de licenciement et s’est poursuivie, entraînant une ambivalence de sentiments et des réactions parfois douloureuses : "`Quand j'ai été licenciée... moi tout de suite, je me suis dit "ce qu'il faut, moi, c'est que je me forme .. Dans mes moments d'optimisme, j'ai l'impression que je suis en train d'aller vers quelque chose qui va me faire du bien et dans mes moments de pessimisme, j'ai la trouille". Cet exemple montre combien ce mouvement est fragile, peut être stoppé à tous moments ; il a donc besoin d'être accompagné et relancé.
En termes quantitatifs, on relève vingt-deux réponses positives et trois négatives. On constate dans les premières que, pour huit personnes (Margaux, Mélanie, Jeanne, Jacques, Pauline, Sonia, Alain, Géraldine), la prestation d'orientation a apporté sa contribution à une mise en mouvement plus générale, antérieure à la rencontre, ou s'intégrant dans un ensemble plus large de prestations d'orientation, complémentaire à la MIFE. D'autre part les réponses positives ont été atténuées pour Sarah, Nathalie et Mathieu, qui ont insisté sur son aspect partiel, donc incomplet ou ne concernant que l'exploration d'un secteur professionnel par exemple. Parmi les réponses négatives, pour Daniel, il s’agit plus d’une confortation, pour Brigitte et Antoine, le mouvement avait commencé auparavant et la prestation n'a rien ajouté. Sonia, comme Judith et Mathilde, relient directement ce mouvement à la dynamique interne du désir : "C'est sorti d'un désir depuis un an à peu près. D'ailleurs si je suis allée à la MIFE à ce moment-là, c'est pas pour rien, c'est quand même l'aboutissement de quelque chose d'autre ... il (l'entretien) a participé à un mouvement"(Sonia) ; "Si je suis venue, c'était aussi pas par hasard ... j'avais besoin " (Judith) ;"Ca m'a donné un élan qui est venu supporter un désir que j'avais en moi mais que je trouvais pas très légitime" (Mathilde). Ces propos confirment ainsi que le déplacement de la personne, à l'intérieur d'elle-même comme à l'extérieur, s'origine dans le désir, son propre désir. Ce que nous entendons par désir, c'est, existentiellement, ce qui construit le rapport au monde du sujet, défini selon Lacan, comme manifestation d'un éternel manque, béance ou trace d'une déperdition, ou résultat d'une soustraction entre la demande qui contient du symbolique et le besoin qui exige satisfaction 857 . Les mobiles ou les motifs, pour la plupart logés dans l'inconscient, sont donc impossibles à dégager dans une pratique d'orientation. Ils appartiennent à la personne, qui a la liberté ou la nécessité de les mettre au jour dans un cheminement personnel ou thérapeutique et ils ne peuvent être saisis par les professionnels de l'orientation qui n'en voient que les apparitions externes, sous la forme de "déclic" , de mise en mouvement et d'action.
Mathilde traduit bien cette action de libération, au sens de légitimation, de son désir, qui a pu se faire avec l'appui d'une personne extérieure, que ce soit en thérapie ou aussi à l'intérieur d'une pratique d'orientation. S'autoriser à aller vers son désir profond, "vers sa voie" comme elle le dit plus loin, relève bien de la responsabilité d'une personne sujet. On pourrait résumer ce processus en terme d'alchimie de la mise en mouvement intérieur, dont l'origine se niche dans un désir inaccessible et qui, à la fois, suscite la démarche d'élaboration de projet et la rencontre avec la conseillère, mais a besoin d'être vivifié par elle.
Pour Gérard, cette rencontre a été un "catalyseur" et, en utilisant un registre chimique, il confirme le rôle déclencheur la relation, favorisant l'action propre de la personne à un moment où celle-ci est plus réactive : "Peut-être que ça a correspondu aussi à une période de ma vie où j'étais plus prêt mentalement à aller dans une certaine direction". Claire définit son mouvement comme l'impulsion urgente du nageur ayant touché le fond de l'eau, et qui remonte à la surface dans un sursaut de vie :"J'étais tellement tombée bas à un moment, qu'il fallait absolument que je remonte, donc je suis entrée en contact avec la MIFE". On ne peut pas trouver meilleure définition de la force du désir qui provoque, par déclic, le mouvement intérieur et, dans la foulée, la rencontre avec une autre personne susceptible d'accompagner ce désir. Une fois lancé, le mouvement peut être plus ou moins lent. Claire avance à son rythme : "chez moi c'est vraiment des pas de fourmis". Pour Sarah, la prestation n'a malheureusement donné qu'un "petit coup de ressort" et l'élan a été interrompu. On peut voir chez elle une mise en mouvement en dent de scie, tel un ressort qui se tend et se détend, mais qui n'a pas suscité d'avancée dans la mise en œuvre d'un projet. Gérard, pour qui le mouvement a été vigoureux et intense, le met directement en lien avec une écoute qui valide et acquiesce : "compte tenu de l'écoute que j'ai eue, je me suis dit je fonce". Fort de cette confirmation, il a pu dépasser les barrages administratifs pour réaliser son projet. Léa qui utilise à plusieurs reprises le verbe "se propulser", exprime ainsi l'intensité d'un mouvement proportionnel à la force de la prise de conscience. Nathalie, en parlant d'"impulsion d'aller voir les professionnels", traduit une mise en mouvement forte mais partielle, qui ne s'est pas encore prolongée dans une véritable construction de projet. Claire, Cathy, Alain, en choisissant le registre du combat — "je suis devenue plus combative", "ça m'a donné envie de me battre" —, expriment la difficulté d'aborder le monde du travail, perçu comme un ennemi qu'il faut combattre pour gagner un emploi.
Le déclic
Dans une troisième colonne de notre tableau, nous avons essayé de repérer plus précisément l'instant du changement que nous avons appelé "déclic", c'est-à-dire le ou les facteurs déclencheurs du mouvement. Nous avons distingué les déclicsdits"psychologiques", liés aux représentations personnelles, notamment à la restauration de l'image de soi, des déclics "existentiels", liés à l'émergence du sens de la vie.
Sur l'ensemble des témoins, nous en avons relevé dix-neuf pour lesquels nous pouvons dire qu'il y a eu "déclics", et pour deux personnes, Mathilde et Fanny, nous avons repéré des doubles déclics, intérieurs et extérieurs : huit de la première catégorie (six "existentiel" et deux "psychologique") et treize de la deuxième (neuf "dynamisation" et quatre "décision"). Le cas de Mathilde illustre un déclic existentiel, englobant la dimension psychologique de déculpabilisation et celle du sens de son travail dans sa vie, ainsi qu’un déclic de dynamisation dans l'exploration des secteurs professionnels : "Oser se dire qu'on n'a pas trouvé sa voie et qu'on se reconvertira un jour .. j'ai le droit de m'affirmer, j'ai le droit de penser que c'est peut-être pas ma voie (..) Le fait de l'affirmer (l'idée de professorat de piano), ben je me suis dit : maintenant je vais aller plus loin. Seule on peut rester dans l'illusion si on ne se confronte pas à la réalité". Pour Fanny, on peut parler de déclic existentiel puisqu'il y a eu sentiment d'existence, qui s'est traduit par une mise en mouvement immédiate : "T'es quelqu'un, elle t'a déjà reçue, elle t'a pas reçue pour rien, elle a quand même pris le temps de t'aider, donc maintenant, c'est toi qui bouges ".
D'après ce tableau 11, les facteurs déclenchants sont issus directement de la prise de conscience pour six personnes (Liliane, Judith, Marc, Mathilde, Estelle et Mathieu) et en lien direct avec une parole de la conseillère pour douze personnes (Margaux, Mélanie, Claire, Cathy, Jeanne, Pauline, Daniel, Gérard, Brigitte, Léa, Nathalie, Fanny) 858 . Judith se souvient précisément du moment et de la joie qu'elle a éprouvée à la suite de sa prise de conscience de la valeur de sa propre vie : "Je me rappelle encore très bien, c'était en début d'après midi, je suis arrivée, j'étais heureuse ! j'ai pris mon vélo, je suis allée jusqu'au lac et j'avais des ailes ... et ça reste". Claire fait un récit qui rappelle un conte de fée, dans lequel l'héroïne se réveille après un long sommeil : "Je me suis dit : apparemment il y a quelqu'un qui s'intéresse à toi, donc je ne suis pas quelqu'un à bannir, à rayer, j'existe donc .. Déjà à la fin du premier entretien, je me suis réveillée". Pour Liliane, c'est la lecture de sa bioscopie par la conseillère qui a été le facteur déclenchant, lui faisant percevoir une cohérence de l'ensemble de sa vie, au travers de ses activités bénévoles et salariales, ce qui lui a permis d'enraciner son projet de reconversion :"Ca m'a donné une vision d'ensemble, du coup, tout ce que je faisais en bénévolat a pris beaucoup plus de sens". Marc, en lisant les résultats décevants du test "Choix", dans un dialogue intérieur, a eu un sursaut pour mettre à mal son puissant complexe d'infériorité : "et puis je me suis dit, tu vas pas continuer à faire comme tu faisais avant... La conseillère m'a aidée dans ce mouvement". L'action préalable d'encouragement de la conseillère semble avoir porté ses fruits dans ce déclic. Daniel a entendu les phrases de la conseillère "qui ont fait tilt", pour dédramatiser le malaise de sa situation de chômage. Cathy utilise l'image du moteur qui redémarre après une panne, pour exprimer la redynamisation dont elle a bénéficié : "Il me manquait le moteur pour agir, donc elle m'a aidée à le mettre en marche .. il me manquait le petit truc pour démarrer". Brigitte se réfère au registre linguistique de la "bouffée d'air" pour traduire la dynamisation momentanée dont elle avait besoin. L'exemple de Mélanie est caractéristique d'une prise de décision issue de la maturation d'une réflexion faite dans la liberté, même si on peut voir que la conseillère a participé activement à ce processus :"La conseillère m'a fait comprendre que si j'acceptais pas, il faudrait pas que je m'étonne si j'avais pas de solution .. mais moi, j'aurais très bien pu refuser, parce que je me sentais pas obligée mais c'est plus une question de maturité .. quand j'ai dit oui, elle m'a dit : ça veut dire que c'était mûr".
De même, Jeanne, qui souhaitait vivement sortir de sa situation de chômage de longue durée, a pris la décision d'accepter un poste en CES de surveillante dans un collège, après plusieurs entretiens avec la conseillère, au cours desquels elle avait tenté d'élaborer un projet de reconversion et de formation. La proposition de travail, telle une perche tendue par la conseillère, a été immédiatement acceptée : "Je me suis lancée, je me suis pas trop posé de questions.. Je m'étais donné le 1er septembre pour repartir dans la vie professionnelle et j'ai dû la rencontrer (la conseillère) le 6 septembre".
Quand les témoins n’ont mentionné ni déclic ni mise en mouvement pendant ou à la suite des entretiens — cas de sept personnes—, ceux-ci ont pu intervenir auparavant. En effet, une période de chômage ou un changement brutal dans la situation de travail sont l'occasion de nombreuses prises de conscience et mises en mouvement, comme pour Géraldine, qui a commencé sa remise en question professionnelle après un changement de direction dans son entreprise. Il n'y a pas eu déclic également parce que le mouvement a été plus progressif, comme pour Jacques et Paul. La prestation d'orientation n'a rien provoqué de substantiel pour Sarah, qui n'a pu aboutir à un projet professionnel concret, ni pour Antoine, dont le projet était déjà élaboré. Enfin, à l'image de Sonia, s'il y a eu des prises de conscience, une mise en mouvement liée à un ensemble d'évolutions personnelles, il n'y a pas eu de déclic pour une élaboration de projet plus avancée. Dans le cas d'Alain, le déclic, que nous n'avons pas considéré comme tel, aurait plutôt été une manœuvre arrière, qui lui fait abandonner toute idée de projet de reconversion pour revenir, sans beaucoup de conviction, à son ancien métier ; il s'agit d'un "projet en creux", qui pourrait faire douter d'une réalisation vécue positivement.
Mathieu décrit bien les aléas d'une mise en mouvement partielle qui, tel un soufflet, retombe, par insuffisance de désir :"très souvent je me dis, c'est là-dedans qu'il faut que tu te lances, dans tel ou tel domaine et puis bon, passé un certain temps, ça se déroule pas tout à fait comme je veux et ça retombe, le soufflet retombe et je me dis, finalement t'as peut-être bien fait de ne pas te lancer là-dedans". On pourrait dire que, dans ce dialogue intérieur, l'imaginaire — l'idée de projet — ne rejoint pas la source existentielle de la personne qu'est son désir profond. Il reconnaît que les conditions favorables à la réalisation de son projet personnel sont à trouver en lui et il n'est pas certain qu'une prestation de plus longue durée soit en mesure de déclencher une mise en mouvement intérieur :"si moi je sais pas ce que je veux faire ! ça doit être dur pour quelqu'un d'autre d'arriver à savoir ce que moi je veux faire !". Dans ce cas, le travail d'orientation qui s'est limité à l'exploration professionnelle, malgré la sollicitation d'aller plus loin dans la réflexion de la part de la conseillère, n'a pas été un facteur suffisant.
Gérard MILLER, sous la direction de, Lacan, Paris, Bordas, 1987, pp.81-82.
Nous convenons qu'il est difficile de distinguer clairement ce qui se dégage de la prise de conscience en dehors de la relation avec la conseillère, dans la mesure où la prise de conscience a pu survenir à la suite d'une parole de la conseillère. De plus, si on analyse le discours des personnes, certaines ont plus tendance à parler de l'action de la conseillère, d'autres sont plus enclines à mettre l'accent sur la prise de conscience, selon leur mode de perception ou d'expression.