Dans nos questions, nous avons mis en exergue cette dimension-pivot de la relation d’aide. Avec vingt et une réponses positives, dont deux mitigées, de la part de Mélanie et d'Antoine, ce paramètre de la relation d'aide est très explicite dans les témoignages 879 . Cette notion a été comprise non seulement comme compréhension du problème soulevé mais aussi dans un sens proche de l'empathie. Mais comprendre l'autre, c'est aussi entrer dans son système de représentations, percevoir le sens de ses actes et initiatives et pouvoir se représenter son environnement. Réciproquement, se sentir compris, c'est partager avec quelqu'un ses propres représentations, être, en quelque sorte, attesté par lui, ce qui a un effet de réassurance et de consolidation intérieure. C'est ce que Claire a exprimé en parlant « d'une certaine stabilité, une certaine confiance qui revenait ». Mathilde a même avancé le terme "d'autorisation", au sens où la compréhension de la conseillère l'a autorisée à aller vers son désir.
Compréhension du problème
Certains ont été surpris par sa capacité de comprendre les personnes et les problèmes posés. Le terme de psychologue a été souvent cité, défini davantage comme don d'accéder à la connaissance de l'autre, qui passe par les sens telle "une faculté à ressentir intérieurement comment est l'autre", que par la simple capacité objective d'observation de l'autre. Léa avance même l'expression "don d'accouchement", indiquant un au-delà de la compréhension, ce qui nous a surprise dans notre propre intuition de recherche. Pour Alain, la conseillère "sait bien cerner les gens, fait preuve de beaucoup de psychologie" ; selon Marc, "elle a une bonne psychologie". Estelle souligne qu'elle "essaie de chercher ce qui se passe dans la tête, elle a un côté psychologue .. elle arrivait à cerner très bien la personnalité" et voit un effet aidant et soulageant dans le fait de rencontrer "enfin quelqu'un qui nous comprend". La jeune femme souligne ainsi l'importance de cet effort de compréhension, qui accompagnera d'autant mieux la démarche d'élaboration de projet en permettant d'aller plus loin dans l'exploration de soi, par l'instauration, en parallèle, d'un climat de confiance. Cette réponse nous rappelle le témoignage de Khaled Kelkal — jeune français d'origine maghrébine, principal suspect dans l'enquête sur les attentats de l'été 1995, tué par les forces de l'ordre près de Lyon —, dans une interview retrouvée après sa mort et diffusée par le journal Le Monde : "ils m'ont dit à la Mission locale : écoutez, on n'a rien dans la chimie. Si vous voulez, on peut vous proposer un truc en électricité. J'ai dit, je veux continuer ce que je veux, moi. Je suis parti. Un rendez-vous et pas plus. Parce que maintenant les mecs à la mission locale, ils veulent se débarrasser. Plus ils mettent des gens dans le machin, mieux ils sont. Ils essaient pas de voir ce que tu aimes faire. Ils disent : essaie autre chose. Non, moi, non ! C'est eux qui dirigent et ils n'essaient pas de voir ce que tu as dans ta tête" 880 . Dans cet exemple radical et unique, le manque d’effort de compréhension des professionnels de l'orientation, face à ce jeune certainement difficile d'approche, a pu être un des facteurs de marginalisation sociale conduisant par la suite à une dérive meurtrière.
Empathie
Léa a trouvé la conseillère "percutante", parce qu'elle "a très très vite ressenti les choses". La compréhension est là, davantage perçue comme une faculté, au sens plus global d'empathie, ce subtil cocktail mêlantl'objectivité de la connaissance, qui fait cerner le problème posé, et la subjectivité de la sympathie, qui fait ressentir ce qu'éprouve l'autre. Paul cite ce terme, qu'il connaît bien, par son expérience professionnelle dans l'éducation spécialisée, pour qualifier l'attitude de la conseillère. Pauline l'utilise aussi, faisant référence à ses lectures et à ce qu'elle a expérimenté au cours de la prestation d'orientation : "j'ai lu pas mal de bouquins sur la ... sur la confiance en soi, avec la relation avec autrui, c'était une époque où je lisais beaucoup de choses ... sur l'empathie, donc la façon d'écouter les autres et de compatir sans s'apitoyer quoi ... et c'est tombé à point nommé !". Cette attitude de la conseillère l'a fait entrer davantage dans la confidence et elle s'est surprise à lui confier qu'elle suivait une psychothérapie. Fanny explicite à sa manière l'inépuisable besoin de compréhension d'une personne en souffrance et, en même temps, ses limites, quand elle rappelle la phrase de la conseillère —"on ne peut pas entrer dans la personne de l'autre " — expliquant que, même si elle éprouvait dans sa chair la souffrance de Fanny, elle ne pouvait pas la recevoir ni l'intégrer complètement. Par cette phrase, la conseillère, tout en manifestant une grande empathie, a su dépasser les limites d'une demande implicite d'une résonance dans la souffrance. En effet, rester sur "le même ressenti"que l'autre n'est pas un signe déterminant de l'aide, même si, par moment, cela peut constituer un passage de congruence vers la compréhension. Par son geste de parole, la conseillère a pu maintenir le degré d'extériorité qui produit l'altérité et rend la relation possible.
Limites de la compréhension
Avec les exemples de Nathalie, Géraldine, Mathieu, Antoine, Mélanie et Sarah, nous avons pu dégager quelques limites à l’effectivité de la compréhension, que l'on peut imputer tout autant au compte de la conseillère, de la personne, notamment ce qu'elle peut exprimer d'elle-même, que de la prestation et de sa durée. Si Nathalie évoque l'attitude de la conseillère "qui pose des questions qui sont finalement personnelles mais qui .. lui permettent de .. cerner un peu le profil des gens", donc d'essayer de comprendre, cependant, pour elle comme pour Géraldine, on peut s'interroger sur la réalité du processus, déterminante dans la phase d'exploration personnelle. Peut-on dire que ces deux jeunes femmes, à qui, d'ailleurs, la question n'a pas été posée, ont été comprises ? Nathalie, qui n'est pas allée très loin dans la lecture de sa vie, recherchant plus des informations, n'a pas donné beaucoup d'indices, susceptibles d'alimenter la compréhension, tandis que Géraldine nous a semblé avoir vécu la prestation d'orientation dans une agitation intérieure qui lui faisait davantage rechercher des informations et prendre contact avec des organismes tout azimut, que de se poser calmement dans une réflexion personnelle. Toutefois, elle a entendu les suggestions de la conseillère, qui semble avoir fait preuve de compréhension de son problème, de clarifier ses objectifs, au vu de sa décision de travailler à temps partiel, afin de réfléchir à son projet.
Mathieu, lui, n'a pas répondu à la question, et nous ne l'avons pas sollicité par une reformulation. Il convient qu'en deux entretiens seulement, il lui paraît difficile de connaître une personne, donc de la comprendre. Le travail d'orientation en groupe, plus intensif, qu'il a effectué à son retour d'Angleterre, ne l'a pas non plus satisfait, car "on perd énormément de temps à écouter ce que chacun dit", et il espère que le bilan de compétences qu'il va prochainement effectuer, d'une durée plus longue, lui permettra de "fouiller plus profondément". La dynamique de compréhension, de même que celle de relation, ne lui a pas semblé significative, même s'il préfère le travail individuel d'orientation au collectif :"si moi je sais pas ce que je veux faire ! ça doit être dur pour quelqu'un d'autre d'arriver à savoir ce que moi je veux faire !".
Paradoxalement, tout en qualifiant l'attitude globale de la conseillère par le terme de compréhension, Antoine précise que cette dimension est conditionnée par ce qu'il a pu "expliquer" et exprimer de lui-même pendant l'entretien. Sa demande initiale, de perfectionnement en gestion commerciale dans le secteur touristique, qu'il juge "pas très construite" et confuse, selon lui, a semblé poser problème à la conseillère qui n’y a pas répondu ; mais d'une certaine manière, elle l’aurait prise en compte en lui expliquant concrètement le dispositif de validation des acquis, mais n'a pu aller plus loin pour la deuxième phase de son projet. Si Antoine rejoint les propos de Mathieu, en insistant sur la dynamique et les ressources personnelles d'élaboration de projet, il fait entendre indirectement que la conseillère aurait pu approfondir sa compréhension et l'aider ainsi à clarifier ce qui lui paraissait confus. Face à ses hésitations, il semble que cette dernière n'a pas pu aller plus loin, par manque de compréhension ou de recherche d'information.. En effet, on aurait pu imaginer qu’elle ait effectué une recherche documentaire plus poussée.
En revanche, Mélanie, qui ne s'est pas sentie comprise par une des conseillères dans la phase de stage en entreprise, approfondit cette spécificité de "psychologue", qui non seulement comprend, mais "est en vérité avec ce qu'elle dit", ajoutant la dimension plus morale d'un ajustement entre l'attitude et la parole. Néanmoins, comprendre l'autre, c'est aller au-delà de la perception du problème soulevé par la situation personnelle et professionnelle ; c'est aussi saisir les ressorts ou les motivations et, ainsi, faciliter l'expression de réponses plus ou moins élaborées en fonction de l'avancée de la réflexion de l'intéressé.
Au cours de ses différentes rencontres avec les conseillères, si elle s'est sentie écoutée, Sarah "ne s'est pas sentie entendue", donc pas comprise au fond d'elle-même, hormis l'autobiographie raisonnée qui aurait constitué une exception. Elle met ainsi le doigt sur une limite de ce processus, dont une des composantes est la communauté d'expériences :"quelqu'un qui n'a pas vécu certaines choses, ben il peut projeter plein d'idées qu'il a dessus mais .. ça sera jamais ça". Mais faut-il impérativement avoir expérimenté pour comprendre ? Il ne semble pas que ce soit une condition nécessaire, compte tenu de la diversité de l'expérience humaine. Carl Rogers a plutôt insisté sur le déplacement des représentations, constitutif du phénomène de compréhension, que doit être capable d'effectuer le conseiller et qui suppose une vigilance constante mais aussi une expérience d'analyse rapide des réactions suscitées en lui. Comprendre l'autre, c'est d'abord l'accueillir dans sa différence, mais quand celle-ci est trop importante, qu'elle soit culturelle ou sociale, le processus atteint ses limites, à l'instar de la situation de deux étrangers gênés dans la communication parce qu'ils ne parlent pas la même langue. C'est sans doute ce qu'a perçu Sarah, qui a connu des difficultés que, sans doute, aucune des conseillères n'a éprouvées ; sans utiliser le terme, elle a insisté sur l'insuffisance d'empathie, due en grande partie à la trop grande différence d'expérience de vie entre la conseillère et la personne, qui finit par entraver la compréhension du problème et elle souligne la réactivité négative du phénomène, c'est-à-dire un décalage d'autant plus fortement ressenti qu'elle-même "allait mal". Le fait qu'elle ait rencontré l'ensemble des conseillères et que, dans la diversité d'approches, elle n'ait pu se sentir comprise, inciterait à penser que, au delà des limites inhérentes à toute relation, l'état de malaise intérieur a pour effet d'échafauder des barrières dans la communication interpersonnelle plus on se sent mal, moins on a l'impression d'être compris.
Pour trois personnes, Pauline, Nathalie et Géraldine, le terme n'apparaît pas comme tel dans leur discours, la question ne leur ayant pas été directement posée, mais indirectement la notion de compréhension semble présente.
"Moi, Khaled Kelkal", propos recueillis par Dietmar Loch, Vaulx en Velin, 3 Octobre 1992, in Le Monde, 7 octobre 1995, pp. 10-12.