3.1.4. La relation proche

La proximité est l'une des dimensions de la relation d'aide rogérienne fortement mentionnée dans les interviews, qui a donné lieu non seulement à une interrogation spécifique 881 , mais qui a été soulignée aussi par la question de synthèse, permettant de cerner plus globalement la relation vécue. Avec vingt-deux réponses positives, ce critère est le plus fréquemment exprimé. Les trois personnes qui ne l'ont pas directement mentionné, l'ont abordé par d'autres expressions ; la question n'a pas été posée à Géraldine, qui a cependant confirmé cet aspect en soulignant qu'elle s'est "sentie tout de suite à l'aise avec cette personne"et que, dans le cas contraire, elle aurait été "beaucoup plus distante". La proximité se situe, là, du côté de la conseillère comme du sien. Sarah, qui n'a pas été interrogée précisément, a évoqué la "convivialité" dans un "lieu de rencontre, de reconnaissance, comme un café qu'on aime bien". Gérard n'a pas répondu précisément à la question, expliquant que la durée relativement courte de la prestation d'orientation ne permettait pas à la conseillère de cerner totalement la personnalité de l'autre, semblant désigner par ce terme de proximité, une relation plus approfondie, ne pouvant s'établir que dans la durée. Mathieu le souligne par un aspect "informel"de la rencontre, dans laquelle "il ne sentait pas de barrière". La proximité est également soulignée indirectement par des réponses qui mettent l'accent sur "la confiance mutuelle" (Brigitte, Alain, Estelle), "la sympathie" (Liliane), les qualificatifs "chaleureuse, attentionnée" (Judith), "quelqu'un qui se met bien à la portée" (Géraldine). Deux personnes ont utilisé le terme "d'égal à égal" (Marc, Mathilde), exprimant en outre , par cette notion, qu'elles avaient pu prendre toute leur place dans la relation.

Cette dominante s’illustre plus précisément au travers des qualificatifs "proche", "amicale", "conviviale", "d'égal à égal". Cinq personnes ont évoqué des relations amicales, comme Margaux, Claire, Pauline, Brigitte, et Marc, lui, a ajouté le terme de "copine". Pauline décrit un des effets de cette relation amicale, de susciter la parole de l'autre : "c'est important parce que c'est la meilleure façon de ... de faire sortir les ... de mettre les gens à l'aise quoi ... pour qu'ils se sentent bien et puis qu'ils arrivent à parler d'eux-mêmes quoi ... et de les aider aussi". Sonia a même évoqué "une intimité de quelque chose", soulignant la connotation personnelle donnée par un échange basé sur le récit de sa vie. D'autres ont insisté sur l'aspect convivial, notamment Paul et Mathilde, voire de complicité, comme Jacques l'a souligné : "Moi je dirais une certaine complicité quelque part ... notamment du fait qu'on doit avoir le même âge, enfin la même génération, et elle m'a dit un jour ... elle avait cité un écrivain, mais je ne sais plus qui, qui disait que notre génération à nous, je sais pas, les trente-quarante ans, sont ... un peu des adolescents attardés (rire) ou quelque chose comme ça ! Il y avait une sorte de complicité quelque part là-dessus. Peut-être que ... l'âge joue, et que ça aurait été totalement différent avec une personne plus jeune ou plus âgée que moi." L'exemple de Jacques, qui explique la provenance de cette complicité par une communauté d'âge, montre également la congruence et la proximité d'une relation, dans laquelle la conseillère, en faisant référence à un livre, vient se placer aux côtés de la personne, dans l'égalité d'une situation certes générationnelle, mais aussi personnelle. Nous pouvons entrevoir ici l'étroitesse du chemin relationnel, qui peut à tout moment déraper sur le terrain de la séduction et de la démagogie pour le conseiller mais qui, dans ce cas, serait inefficace car il ne répondrait plus aux finalités de l'entretien 882 . Cependant, en s'exprimant et en s'exposant de cette manière, la conseillère a réussi à alléger le partage d'un récit de vie lourd d'échecs et de souffrance, donc à produire un effet positif pour la suite de l'entretien. Jacques souligne aussi un aspect subjectif de la relation d'orientation, qui sera différente d'une rencontre à l'autre : certes, la complicité peut davantage se développer entre personnes du même âge, mais aussi entre personnes dont les expériences sont proches. Ce constat invite à favoriser, dans les équipes de conseillers, la variété des origines, des cursus, des âges et des cultures.

Cette spécificité, qui émerge en plus des qualités humaines, d'écoute et de compréhension, a été décrite aussi dans le registre de l'amitié, ce qui peut étonner dans une relation professionnelle entre personnes ne se connaissant pas au préalable. En effet, le professionnalisme d’une structure semble davantage caractérisé, dans le sens commun, par des relations plus empreintes de neutralité. Ne craindrait-on pas là une insuffisance de distance, préjudiciable à la bonne conduite de l'élaboration de projet ? La familiarité ne nuirait-elle pas au bon déroulement d'un processus complexe ? N'y aurait-il pas derrière cet aspect amical une tentation non déontologique de séduction, de manipulation ? Ces interrogations trouvent leur exutoire dans la véritable méthode rogérienne d'entretien de face à face, constituée autant de chaleur et de proximité que d'ajustement et de compréhension, et non pas dans la fausse interprétation d'une neutralité indifférente. La congruence a été pointée, notamment par Géraldine et Fanny, qui évoquent une conseillère "qui se met bien à la portée de l'autre", "qui ressentait beaucoup, qui vivait ce que je vivais en même temps que moi", mais qui sait aussi prendre la distance nécessaire.

Une relation proche et ajustée

Le risque d'une proximité, susceptible d'éveiller des interrogations, voire des doutes sur les compétences effectives, semble écarté par les mentions concomitantes de « professionnalité », de sérieux, de relation claire, qui apparaissent dans les réponses. Brigitte, à l'époque, contrainte de retrouver du travail avec trois enfants en bas âge, a insisté sur l'aspect ajusté de la relation établie, qui ne glisse pas vers une proximité gênante, par rapport à des évènements douloureux de la vie : "moi j'ai toujours l'impression d'être obligée de parler de ma situation familiale, parce que ça va être un poids pour moi et j'ai pas envie d'installer des sentiments à cause de ça. Et là, c'est vrai je décrivais ma situation mais elle n'avait pas de (...) j'ai senti que chacun faisait son travail. Plutôt professionnel, il n'y avait pas de .... Le côté humain, c'est plus la sympathie qui est ressortie, non, elle ne rentrait pas trop dans les détails. Je dirais qu'en peu de mots, les choses étaient claires." La jeune femme a apprécié que la conseillère reste dans une attitude professionnelle, sans curiosité excessive, mais empreinte de chaleur. Judith a eu l'impression d'être "soutenue" par cette relation de proximité, associée à du professionnalisme. Comme on l'a déjà vu, Marc, qui perçoit immédiatement le moindre regard jugeant, ne s'est pas senti dévalorisé par cette relation "d'égal à égal", qui a eu pour conséquence de libérer sa parole.

Établir une relation proche, c'est non seulement prendre l'initiative de se rapprocher de l'autre, de lui porter un intérêt ; c'est aussi établir une relation dans la durée. En rappelant une rencontre avec la conseillère en dehors du cadre de la prestation d'orientation, où la conseillère elle-même est venue la saluer, Margaux exprime son étonnement d'avoir été reconnue plusieurs mois après : "on s'est croisées plusieurs mois après .. bon, ça aurait pas été une personne .. qui m'aurait .. pas accueillie ou quoi que ce soit, j'aurais pas dit "bonjour madame"..(..) c'est elle qui est venue me dire bonjour ! Moi, j'étais pas du tout sûre, je l'ai regardée en deux fois, je me suis dit "où c'est que je l'ai déjà vue", mais je savais plus où".

Une relation où la conseillère s'expose

C'est aussi pour la conseillère, être accessible à l'autre et donc, dans son attitude et sa parole, se dévoiler et livrer un peu de sa personnalité. Ainsi, Mélanie a apprécié d'avoir pu aborder, au cours des entretiens, des questions extérieures, comme celle de la foi, même si, comme on l'a vu précédemment, elle a émis quelques réserves sur l'investissement affectif que cela engendre et les risques de déception dus à la possible défection de la conseillère : "elle m'avait fait une allusion à sa foi et tout, et en fait ce jour là, ça m'avait bien plu, je m'étais dit "tiens, pour une fois quelqu'un qui ose le dire". Là encore, un équilibre est à trouver, car il ne s'agit pas de "raconter sa vie", comme le souligne Mélanie, mais de rejoindre délicatement l'autre dans son espace personnel, pour donner du poids à la relation. Si Mélanie se souvient de ce moment de partage, c'est que, ce jour-là, il a résonné en elle, comme une prise en compte et une reconnaissance de sa personne. Mais elle n'aurait peut-être pas été en mesure d'accueillir cette parole de la conseillère si elle avait été trop préoccupée ou angoissée. Nous pouvons encore mesurer là le fil ténu de la relation qui peut casser à tout moment.

Les effets de la relation proche

La proximité a été souvent associée à la confiance mutuelle établie dans la relation, dans une réciprocité qui suppose que chacun des protagoniste fasse confiance à l'autre. Jeanne, qui a senti "une liaison très proche"entre la conseillère et elle-même, en a souligné un des effets sur l'élaboration de projet :"si je voulais aboutir dans quelque chose, il fallait une confiance mutuelle et il fallait que je me dévoile telle que j'étais". La proximité entraîne donc un dévoilement de la personne et favorise l'exploration de soi. Pauline confirme que, si la relation n'avait pas été si proche, elle-même ne se serait pas "approchée", n'aurait pas parlé d'elle comme elle l'a fait. Alain a mentionné que l'établissement de ce type de relation exige d'y consacrer du temps, ce qui n'est pas possible dans les entretiens de l'ANPE, du fait de son accueil massif, ce qui représente d'ailleurs une limite infrangible. La relation proche permet aussi à l’autre de se sentir reconnu dans sa dignité d’être ; cela ne manque pas de remettre en question certains préjugés tendant à faire croire que seule la distance relationnelle, dont l’évaluation reste toujours difficile — d’où la tendance à la mesurer large ! — serait respectueuse de la personne. Carl Rogers a eu le grand mérite de bousculer des attitudes ancrées sur des conceptions de moins en moins appréciées par le public lui-même. Ne parle-t-on pas aujourd’hui de besoins de plus importants de personnalisation des services publics, sans toutefois appréhender les contenus de ce processus ?

Mathilde réalise une synthèse particulièrement intéressante, définissant ainsi la relation vécue : "je ne l'ai pas sentie comme de l'aide en fait, je l'ai sentie comme un accompagnement, dans le sens où il y avait un bon équilibre de part et d'autre". À la différence de l'aide, qui suppose une hiérarchisation dans la relation, l'accompagnement préconiserait une égalité. Nous accueillons la pertinence de sa réflexion, même si on peut toujours se défendre, et Rogers l'aurait certainement fait, d'un déséquilibre entre les partenaires d'une relation d'aide. Il est vrai que, dans cette situation, l'aidé est en position moins confortable de demande, l'aidant étant justement là pour y répondre. Mathilde ajoute que, pour elle, la relation peut être équilibrée, "dans la mesure où elle responsabilise". On peut également avancer l'argument qu'une relation d'aide doit pouvoir responsabiliser, sinon elle risquerait de sombrer dans un assistanat, ce qui est trop souvent décrié. Il n'empêche que les paroles de Mathilde viennent vérifier de manière substantielle notre hypothèse, selon laquelle l'aide vécue dans l'entretien d'orientation MIFE est non seulement dynamisante ou "vivante", comme Paul l'a énoncé, mais c'est aussi un accompagnement ou, selon Henri Desroche, un compagnonnage, caractérisé par une égalité entre les protagonistes, chacun étant expert de quelque chose, l'un de la méthode, l'autre de sa vie 883 .

Seule Mélanie, bien que s'étant sentie "accompagnée", a éprouvé un sentiment "d'infériorité " avec une des conseillères, qui ne s'est pas montrée assez disponible à ce moment là et dont elle a perçu une attitude inconsciente. Elle exprime avec ses hésitations la complexité d'une relation, dans laquelle les phénomènes inconscients sont prégnants : "c'est marrant parce que c'est là où je dois être trop exigeante et que souvent je suis déçue ... les gens qui sont pas spécialisés en psychologie et ben ... dans l'animation comme vous et ben, souvent je trouve qu'ils manquent de psychologie parce que ... comment dire on sent quand quelqu'un a été formé pour ça ou pas et là ça rejoint ... ce que vous disiez .. par exemple moi je ressens l'autre ... si elle est en vérité avec ce qu'elle dit". Ce que Mélanie entend par "spécialisé en psychologie", sans doute du fait de son expérience personnelle de thérapie, relèverait davantage d’un savoir faire dans la compréhension de l'état intérieur de la personne. En utilisant le terme d’ »animation » 884 , elle a mis le doigt sur les manques dans la relation instaurée entre la conseillère et elles : la congruence qui manifeste un accord profond entre ce que la conseillère ressent et ce qu'elle dit, et qui donne ainsi toute sa place à l'autre dans la relation, et la disponibilité qui aurait pu faire comprendre à la conseillère l’état de l’angoisse dans laquelle Mélanie se trouvait. Elle évoque ainsi la tension du processus relationnel, qui peut éclater à tout moment, quand il n'y a pas suffisamment de résonance interpersonnelle et de compréhension. Le trop plein d'angoisse qu'une personne ressent face à une décision qu'elle doit ou vient de prendre, face à un avenir incertain, n'est pas toujours accepté, compris, voire "digéré" par le conseiller, qui renvoie ce "mauvais objet" et qui, ainsi, ne conduit pas sur un autre terrain, plus prometteur.

Enfin, la proximité qui engendre une authenticité dans la relation, a pour effet de développer la confiance mutuelle, de libérer la parole, d'élargir ainsi le champ de l'exploration personnelle et de responsabiliser la personne.

Notes
881.

La question sur la proximité venait très souvent compléter une autre question — "Sentiez-vous la conseillère en relation avec vous ?"— qui mettait l'accent sur l'instauration d'une relation réelle.

882.

On peut comprendre que pour éviter ce risque, les professionnels de la relation aient mis des garde-fous, par une attitude plus neutre.

883.

Henri DESROCHE, Entreprendre d'apprendre, D'une autobiographie raisonnée aux projets d'une recherche-action, Apprentissage 3, Paris, Les Éditions ouvrières, 1990, 208 p.

884.

Curieusement Mélanie ne cite pas le terme d'orientation pour désigner la prestation dont elle a bénéficié à la MIFE. Il est vrai que la MIFE est aussi connue par d' autres activités davantage liées à la communication sur la formation.