C'est par les questions inversées sur une possible directivité — au sens d'être directif, c'est-à-dire de diriger l'entretien — et une influence qui serait exercée par la conseillère, que nous avons abordé ce thème, en utilisant les termes au pied de la lettre, comme pouvaient le comprendre le maximum de personnes, rejoignant ainsi le véritable sens rogérien. Par l'introduction du terme d'influence, nous voulions souligner l'action, dans une nuance de pouvoir, ou d'emprise, que la conseillère pouvait exercer sur la personne, limitant ainsi la liberté de celle-ci. Par ailleurs, nous avons posé une question sur une éventuelle action exercée par la conseillère.
Avec quatorze et vingt réponses positives pour ces deux critères complémentaires de non-directivité et de non-influence, on obtient un résultat positif de non-directivité, si l'on note que la question sur la directivité n'a pas été posée à huit personnes (Margaux, Cathy, Pauline, Daniel, Sarah, Gérard, Judith, et Estelle) et celle sur l'influence ne l'a pas été, pour trois (Gérard, Sonia et Fanny). Les réponses n'ont pas été assorties de commentaires, ce que l'on pourrait expliquer par un enchaînement de signifiances avec les questions antérieures, apportant une certaine redondance. En effet, à partir du moment où les entretiens se réalisaient dans des conditions d'écoute, de disponibilité, de proximité, de compréhension, favorisant la liberté de parole, la non-directivité pouvait apparaître comme inéluctable, donc non susceptible de susciter un commentaire.
Les réponses quelque peu négatives de Géraldine et Mathilde concernant la non-directivité et celles de Margaux et Mélanie sur la non-influence ont apporté quelques explications. Si Géraldine a perçu de la directivité quand la conseillère lui a suggéré de reprendre des cours de français en attendant d'aller plus loin dans l'élaboration de son projet, cela nous paraît davantage relever d'une suggestion ou d'un conseil. Mathilde apporte un élément intéressant dans sa réponse mitigée. La directivité, qu'elle a ressentie, ne se situe pas dans un registre d'autorité, mais "dans la gestion de l'entretien", qui répond à un rythme, à un fil conducteur, n'étant pas entretien "non-directif", laissant libre cours à la personne de dire ce qu'elle veut ou ressent. En effet, l'entretien d'orientation, comme on l'a évoqué précédemment, est ciblé sur des objectifs précis d'exploration et de clarification d'une situation personnelle et professionnelle, permettant "d'aller le plus loin et de mieux comprendre ce qui se passe".
Margaux dit s'être sentie un peu influencée, mais plutôt au sens d'un encouragement puisque la conseillère ne faisait qu'abonder dans son sens en lui suggérant que, même à 40 ans, elle pouvait tenter sa chance pour une reconversion dans le métier de conducteur de bus.
Mélanie pense avoir été plus influencée qu'aidée dans sa décision de suivre un stage en entreprise mais, là encore, on peut s'interroger sur le sens qu'elle donne au terme d'influence, qui semble quelque peu différent de celui que nous suggérions. Elle précise que la conseillère n'a pas fait pression, mais a "fait son rôle comme elle devait le faire", en la mettant en contact avec une ancienne stagiaire qui pouvait témoigner de sa propre expérience. En fait, Mélanie rappelle combien sa décision d'intégrer une entreprise avec un statut de stagiaire a été difficile à prendre alors que, dans sa propre famille, on lui conseillait avec force de rester au chômage, encore plus lucratif à l'époque. L'action de la conseillère a consisté à l'accompagner activement dans la décision de choisir l'expérience professionnelle au détriment d'une situation de chômage, qui lui apportait, certes, des avantages matériels mais l'éloignait de l'emploi. Si elle parle d'influence, il s'agit plus d'une action dynamique et positive sur elle, visant à l'insertion de la personne.
Non-directivité et neutralité
La non-directivité n'est pas à confondre avec la neutralité, terme cité par certains de nos témoins, et que nous voudrions clarifier, tant il a été utilisé selon différentes acceptions. Ce concept difficile — souvent assorti du qualificatif bienveillant, quand il navigue en eaux rogériennes —, se rapporte à l'attitude du conseiller, mettant l'accent avant tout sur la nécessaire distance, affective, que celui-ci doit prendre par rapport à la situation personnelle de la personne aidée, de façon à ne pas tomber dans le piège de la fusion qui annihilerait toute entreprise d'aide. Alors que la psychanalyse a introduit le double concept de transfert/contre-transfert pour désigner la circulation d'affectivité entre l'analyste et l'analysant, dans la théorie rogérienne la neutralité bienveillante serait là comme un garde-fou pour le conseiller, protégeant le « client » d'un contre-transfert négatif et lui permettant de se sentir accueilli . Cependant la ligne de conduite de la neutralité bienveillante n'est pas à l'abri d'une remontée inconsciente, qui a tout intérêt à être décodée rapidement par le conseiller, d'où l'importance pour ce dernier d'avoir une certaine expérience de lecture des phénomènes inconscients.
Dans nos entretiens-interviews, le terme de neutralité a été utilisé avec trois significations. D'une part, il désigne une absence de jugement sur le projet et il est également associé à celui d'objectivité de la conseillère. C'est notamment le point de vue de Mathilde, qui distingue la neutralité de comportement de celle de jugement, faisant ainsi la différence entre l'attitude impliquée et le non jugement de la conseillère, qui n'a rien laissé transparaître de ce qu'elle pouvait penser de telle ou telle idée de projet et a ainsi permis "un dialogue dans le long terme", dans une grande liberté. Si Mathilde a apprécié l'attitude valorisante de la conseillère, elle a également apprécié la neutralité de son jugement :"Quand elle a regardé mon CV, "c'est bien, vous avez fait plein de choses et tout", c'est important pour prendre confiance en soi et finalement on ne l'entend jamais assez. Bon, en revanche, par rapport au projet, une grande neutralité (..) qui permet un dialogue dans le long terme, c'est-à-dire si la conseillère m'avait dit "oh oui, je vous sens très bien là, professeur de piano, c'est ça, c'est votre truc", ben si trois mois après, je lui dis "oh ben non, professeur de piano, c'est pas ça", moi je ne me serais pas sentie très bien, parce que je me serais dit "ben finalement elle m'a jugée comme prof de piano et je suis obligée de lui dire que non". Et en fait, quand je lui ai dit que je voulais faire du piano, la conseillère m'a dit "ah oui, oui je peux imaginer ... que vous seriez bien par rapport à telle ou telle qualité", mais ça restait quand même très neutre, en fait, et c'est ça qui donne la liberté après de dire "prof de piano, oui, mais avec un système différent". Elle explique très précisément qu'elle aurait été très gênée quelques mois après, ayant abandonné son idée de reconversion dans la musique, de revoir une conseillère qui lui aurait fait part d'une approbation trop chaleureuse de son premier choix. La jeune femme associe d'ailleurs cette neutralité à la compréhension et à l'ouverture de son interlocutrice : " je pouvais imaginer qu'on me dise "écoutez, à 32 ans, se reconvertir comme ça !", c'est vrai que ça pouvait sembler illusoire et tout, et c'est vrai ce que j'ai bien aimé, c'est l'ouverture pour écouter, sans dire "c'est bien" ou "c'est pas bien". À travers cet exemple, nous pouvons aussi percevoir l'exigence d'une relation de proximité, laissant toute liberté à l'autre de suivre son propre cheminement d'élaboration de projet.
Ce concept a été perçu également par Jacques, qui revendique une implication des professionnels du conseil, mais récuse la "neutralité bienveillante", jugée par lui incompatible avec une relation d'orientation 885 . Il a apprécié l'attitude non directive de la conseillère, qui "n'oriente pas à votre place", qui ne laisse pas non plus l'autre "se positionner en tant que victime", mais a "une action stimulante". À propos de la situation d'entretien, Léa fait la différence entre les deux dimensions, "extérieure" et "neutre", du regard du conseiller qui donne de la valeur à la vie de l'autre, et elle préfère opter pour l'extériorité, qui n'élimine pas l'implication, nécessaire pour elle, de la conseillère.
Enfin, dans un sens plus institutionnel, certains ont évoqué, à propos de la neutralité, la liberté de la structure MIFE vis-à-vis d'autres organismes d'insertion et d'emploi. Paul a apprécié, dans les entretiens, "une certaine neutralité par rapport à la finalité", c'est-à-dire qu'il n'y ait pas de jugement sur le type et la nature du projet. Il perçoit, dans cette liberté laissée à chacun de choisir son orientation, une originalité de la pratique de la MIFE, explicable par son statut d'association, extérieure à des organismes d'État plus soumis à des directives, des orientations et des financements prédéfinis. De plus, l'absence de jugement sur son projet de la part de la conseillère lui a permis de choisir et de prendre librement sa décision.
Nous avons pu ainsi vérifier que, dans la relation établie entre les conseillères de la MIFE et les personnes, toutes les composantes de la relation d'aide rogérienne étaient bien identifiées. Jeanne formule ainsi le besoin d'aide, à titre personnel et professionnel :" j'ai vécu des périodes très difficiles, de déprimes et tout, et j'ai senti quelque part que j'avais une aide, bien qu'elle ait été très (..) infime par rapport à ma demande, mais ... il y avait un très bon relationnel, voilà. Et c'est vrai, bon, c'est la conseillère qui m'a aidée à rentrer au collège, qui avait senti qu'il fallait pas ..., qui avait téléphoné pour ce poste de CES comme surveillante et ça s'est fait comme ça par son intermédiaire". Lorsqu’un sujet vit une période dépressive, la prestation d’orientation reste bien évidemment limitée mais, à travers cet exemple, on peut voir qu'en prenant l'initiative de prendre contact par téléphone, ce que l'intéressée n'était peut-être pas en mesure de faire, la conseillère, sentant l'urgence d'une reprise de travail, a contribué, avant même toute élaboration de projet de reconversion, sans doute à juguler un phénomène de marginalisation professionnelle. Le très large ensemble de réponses positives est significatif d'une relation d'aide bien ancrée dans la pratique d'orientation de la MIFE.
Nous pouvons nous demander à ce propos si ce concept de neutralité bienveillante a été perçu par Jacques dans toute sa complexité.