De la même manière, en pointant un élément constitutif de l’attitude de la conseillère, sa parole proférée et/ou entendue par la personne, nous avons pu saisir plus précisément dans le vécu de cette relation, ses effets sur la dynamisation. Compte tenu de la méthode d'interviews utilisée, la parole proférée ne pouvait être retrouvée que par le souvenir que la personne en avait gardé, sans doute quelque peu différente dans certains cas de la réalité du premier entretien. Mais, de même que nous avons privilégié la parole de la personne, nous acceptons le risque de distorsion de la vérité ou, du moins, d’une réalité plus objective, pour interroger sa propre réalité subjective, c'est-à-dire ce qu'il en reste au travers de son souvenir. Toutefois, même en supposant que chacun ait pu garder dans sa mémoire ce qu'il avait envie d'entendre, nous faisons aussi l'hypothèse que, parmi toutes les paroles exprimées par la conseillère, celle qui a été retenue par la personne l'a touchée particulièrement et pourrait être accompagnée d'effets.
Quantitativement, sur les vingt-cinq, neuf seulement n'ont pas de souvenir d'une parole marquante, soit qu'il n'y en ait pas eu, soit que la personne ne l'ait pas mémorisée au moment où nous réalisions l'interview 894 . Il en reste seize pour lesquels une parole a résonné, ce qui nous a semblé significatif d'une relation suffisamment présente pour s'imprimer dans la mémoire. Les témoignages nous permettent de déterminer quatre contenus marquants de parole : l'encouragement, la confortation, l'appel au désir qui peut être même injonctif, et la révélation de sens.
L'encouragement
Pour six (Margaux, Mélanie, Claire, Brigitte, Judith, Géraldine), il s'agit de paroles d'encouragement, favorisant la mise en mouvement. À Margaux, qui s'interrogeait sur son idée de reconversion dans le métier de conducteur de car, il lui a été répondu "Pourquoi pas ? Il faut y aller !", alors que son entourage critiquait ce choix. De même, Mélanie a entendu "Si vous y allez, ça veut dire que c'est mûr", ce qui l'a confortée dans sa décision de s'engager dans une insertion professionnelle par un stage en entreprise, alors que ses proches lui déconseillaient de quitter son statut de demandeur d'emploi. Brigitte a retenu :"Oh vous allez y arriver, enfin vous êtes quelqu'un qui en veut", venant la rassurer dans sa dynamique de recherche d'emploi. De même, Judith a entendu la parole qui correspondait à son besoin de se sentir revalorisée :"Mais vous vous sous-estimez, vous êtes capable de beaucoup !". Enfin, Géraldine a rapporté le souvenir de deux types de parole, encouragement et appel au désir : "Mais si, il y a quand même une ouverture, vous avez quand même un diplôme, il y a toujours une possibilité !" et "Est ce que vous êtes prête à changer ?". L’effet a été d’ouvrir des perspectives face à une situation confuse pour elle, de poser clairement la question de son propre désir de changement et de mettre en lumière un problème plus complexe qu’une simple information professionnelle, pour cette jeune femme, venue à la MIFE dans un état déprimé à la suite d'un changement de direction dans son entreprise, et sans doute insuffisamment mobilisée pour un nouveau projet, qu'elle n'a d'ailleurs pu formuler.
La confortation
Certaines paroles, qui peuvent être considérées comme des jugements positifs de la part de la conseillère, allant parfois au delà de la neutralité bienveillante de la pratique rogérienne 895 , ont été perçues et retenues comme facteurs de réconfort. Elles nous suggèrent une remarque sur la nature de la remontée du souvenir, qui correspondrait au besoin du moment, en l'occurrence d'être encouragé. Nous en retiendrons l'effet positif sur nos témoins, par le fait d'avoir pu rencontrer quelqu'un qui réconforte, au moment où ils éprouvaient du découragement. Pauline a retenu une phrase étonnante à première vue — "je vous trouve rayonnante !"—, qui lui a fait prendre conscience qu'elle pouvait "apporter de la lumière .. être positive ... occuper une place, faire des trucs". On voit là une illustration de la congruence rogérienne : la conseillère n'a pu s'empêcher d'exprimer l'impression positive qu'elle ressentait vis-à-vis d’elle. Cette phrase a eu pour effet de sortir la jeune femme de son marasme et de lui redonner confiance. Tout en soulignant la liberté que la congruence favorise, nous ne manquons pas de nous interroger sur les conditions de cette liberté, qui suppose une centration sur la personne pour observer les micro-changements survenus et une conscience de soi suffisamment paisible, de façon à tomber juste et ne pas laisser échapper une parole qui pourrait être mal reçue. De même pour Estelle, la parabole du "grain de sable" évoquée par la conseillère, que nous n'avons pu expliciter davantage, a également touché délicatement un mal-être intérieur, tout en ouvrant une perspective de réconfort et de consolidation. Ces exemples montrent également la force du registre symbolique dans le langage, qui vient toucher la personne au cœur. Cela suppose, de la part du conseiller une certaine liberté de parole, qui n'est pas toujours suscitée ni soutenue dans les institutions. Daniel, cadre au chômage depuis plusieurs mois et venant de perdre son père, a été très marqué, au point d'y revenir plusieurs fois au cours de l'interview, par une phrase dédramatisant à la fois sa situation de chômage et le fait d'avoir atteint le cap des 40 ans. Cette petite phrase inscrite dans sa mémoire — "40 ans, c'est l'âge où on ne fait plus rien par hasard .. Vous y êtes pour rien (dans votre licenciement), profitez en justement pour faire quelque chose, prenez du temps, posez-vous"—, est venue, telle une respiration, un baume apaisant, calmer son angoisse due, à la fois, au deuil de son père et à sa situation de demandeur d'emploi. Pour Marc, qui a souffert de ne pas avoir pu poursuivre ses études et qui vit difficilement son statut d'ouvrier en usine, la parole retenue — "Ca fait une heure que je discute avec vous, vous ne me paraissez pas bête" —, est celle qui a touché de plein fouet son complexe d'infériorité, lui apportant un réconfort qui lui permettra peut-être de suivre plus tard son désir de reprise d'études.
Si, pour certains (Marc, Daniel, Géraldine), l'effet de réconfort a été primordial, sans aller toutefois vers une élaboration ou une réalisation de projet, pour d'autres (Léa, Pauline), la parole a dynamisé et déclenché la mise en œuvre du projet.
L’appel au désir
Gérard, quant à lui, se souvient d'une parole qui a attesté son désir d'une reconversion dans l'aquaculture :"Quand vous parlez d'aquaculture, vos yeux brillent !". Là encore, on peut voir l'effet d'une attitude congruente qui, tout en mettant la personne face à son désir, vient renforcer celui-ci. Dans une situation quasiment désespérée, au chômage depuis quatre ans, ayant tenté à plusieurs reprise de se réinsérer, cette petite phrase a déclenché chez cet homme comme un mouvement de libération qui lui a fait déplacer les "montagnes administratives" pour obtenir la possibilité financière de se former. Cet exemple pourrait être la récompense de tout professionnel de l'orientation, qui dans l'ombre de la motivation de l'autre, sans jamais avoir la certitude que son action ait pu porter des fruits.
La parole peut être entendue comme une injonction. C'est le cas de Pauline, qui rapporte que la conseillère lui a suggéré fermement d'engager des démarches d'information auprès des professionnels. La jeune femme, qui vivait à cette période une situation difficile de séparation, de changement professionnel et géographique, décrit sa réaction de surprise d'avoir été ainsi "secouée", ainsi que la façon dont elle a accueilli cette parole qui venait bousculer la situation d'assistance dans laquelle elle commençait à s'installer : "après j'ai réfléchi et avec le recul je me suis dit, c'est une bonne chose, que j'allais pas continuer à aller la voir comme ça. Elle a fait son travail, elle m'a donné les moyens de me bouger, donc maintenant c'est à moi de le faire". On peut relever ici la dimension de réciprocité introduite par une parole qui touche au cœur et qui met en mouvement. La personne perçoit qu'elle a bénéficié d'une action qui lui a fait du bien et, en retour, est prête à agir d'elle-même.
La révélation de sens
La parole est également révélatrice de sens, comme pour Léa, venant rassembler le "patchwork" de sa vie et donner sens à des éléments qu'elle croyait disparates : "Mais attendez, votre parcours, il est logique, il est cohérent ! Ces quelques mots exclamatifs l'ont fait entrer dans une conviction solide que son projet ne pourra être fondé que sur ce qui la motive profondément. La parole signifiante est non seulement venue conforter Léa mais l'a rétablie dans sa dynamique, interne de compréhension de sa vie, et externe, de recherche d'emploi.
À travers ces exemples, nous vérifions le pouvoir actif d'une parole proférée, qui, si elle vient toucher la personne dans son histoire et dans son existence, a des effets sur le processus d'élaboration de projet, par l'apaisement de la souffrance, l'enracinement dans l'être, la compréhension du parcours et la dynamisation qu'elle suscite. La parole engendre l'action parce qu'elle est elle-même action, comme l'affirme Paulo Freire :"Il ne peut pas y avoir de parole vraie qui ne soit pas un ensemble solidaire de deux dimensions non dichotomisables, r éflexion et action. Dans ce sens, dire la parole c'est transformer la réalité" 896 .
Cf. Tableau 13 « Première impression, attitude, regard, parole » en annexe. Nous avons pu nous rendre compte de la difficulté, pour certains, de retrouver le souvenir du vécu des entretiens, qui ont eu lieu plusieurs mois précédant l'interview et pour qui, se souvenir d'une phrase prononcée pouvait poser problème.
La circonspection s’impose par rapport à ce concept de neutralité bienveillante, souvent mal compris en France, trop souvent transformé en indifférence. André de Péretti rappelle souvent combien Rogers, lui-même, dans sa fonction de thérapeute, était loin d’être neutre, manifestant une attitude de congruence efficiente. Cependant, on peut percevoir une nuance dans les finalités différentes des pratiques : d’un côté ; la thérapie est davantage centrée sur l’expression d’un malaise d’existence en vue de le dépasser, de l’autre la pratique d’orientation a pour visée une dynamisation en vue d’un projet professionnel
Paulo FREIRE, "La alfabetizacion de adultos, critica de su vision ingenua, comprension de su vision critica", in Cristianismo y socidad, n° special, Septembre 1968.