C’est dans les années 80, souvent appelées "la décennie de la médiation" 897 , que ce concept est apparu d’abord dans le champ social, a bénéficié d’une forte vulgarisation, "comme la découverte d'une plante miracle qui serait panacée universelle" à tous les maux de la société, qu'ils soient sociaux, familiaux, éducatifs, culturels, d'ordre pénal ou professionnel. Effet de mode ou fascination face à un nouveau type de pratique sociale susceptible d'apporter des réponses à des acteurs en panne de réussite, voire de recettes ? La médiation est ainsi définie dans la charte rédigée par le Centre national de la médiation, lui-même créé en 1989 : "la médiation est soit un lieu intermédiaire où se nouent de nouvelles relations, soit un lieu ouvert qui évite les impasses, soit un lieu dynamique qui permet une régulation des tensions et des conflits. La médiation est espace de communication. Le médiateur est un "il", une troisième personne, qui, reconnu par deux "je" enfermés chacun dans leur monologue, leur permet de rétablir un "je" et un "tu", d'aboutir à un véritable dialogue... La médiation est aussi un agir communicationnel à trois pôles ; elle ne peut consister en une seul aide et assistance à deux dimensions où l'on trouve la solution pour l'autre ; elle implique un dynamisme ternaire où chacun des trois participe autant que les autres" 898 . Si cette définition se réfère aux pratiques de médiation sociale, insufflant une respiration entre deux protagonistes en difficulté, elle résonne en nous, au travers des termes d'espace et de dynamique relationnelle, qui n'apportent pas une simple assistance, mais suscitent la responsabilisation.
La relation d'orientation peut être perçue comme un type de médiation psycho-sociale entre l'individu et le monde du travail, dans la mesure où elle constitue un espace de transition, un espace transitionnel 899 , préalable à un changement professionnel, entre une situation de non emploi et d'emploi, entre un emploi et un autre, vers la création d'une activité. Elle relèverait non seulement d’une médiation externe ou interpersonnelle, selon le modèle d’Annie Cardinet 900 ; réhabilitant la relation au monde du travail, mais aussi d’une médiation interne ou intrapersonnelle, favorisant, par une réconciliation de soi à soi, le développement de la personne et son adaptation au changement : "la notion reste basée sur l'idée de changement, instauré par un processus visant à créer ou à révéler les liens unissant deux objets, évènements ou personnes, et à leur donner du sens, grâce à l'intermédiaire d'un tiers" 901 .
Au-delà de sa dimension psycho-sociale, pour cerner notre pratique, nous nous rapprocherons également de sa spécificité éducative ou pédagogique. En effet, les milieux éducatifs français n'ont pas échappé à ce mouvement, qui s'est étendu grâce à la publication d'ouvrages théoriques et, plus particulièrement à la diffusion des travaux de Reuven Feuerstein 902 . Avant de délimiter les contours du concept de médiation éducative, il convient d'en situer le contexte théorique, étroitement lié au postulat d'éducabilité, qui fait de toute personne, un être en capacité permanente de se développer et d'apprendre. Ce postulat, plus particulièrement celui de l'éducabilité cognitive, que de nombreux travaux expérimentaux se proposent de vérifier depuis plusieurs années, s'oppose à toutes les conceptions fixistes du développement de l'adulte, préconisant une plasticité, ou "modifiabilité" selon Feuerstein, des structures psychiques, permettant "le développement de l'intelligence tout au long de la vie ... un apprentissage des opérations de pensée, une ré-activation ou une actualisation des structures psychologiques" 903 . Il affirme la réversibilité des déficiences et troubles cognitifs et affectifs, ainsi que la possibilité de réactiver les fonctionnements par des méthodologies adaptées.
Dans notre étude, nous avons opté pour un étayage théorique basé sur les travaux de Feuerstein. En effet, depuis plus de dix ans, des liens de collaboration se sont noués entre le réseau des MIFE et ce professeur et psychologue israélien, qui a fondé un ensemble théorique et pratique original dans le champ du développement cognitif 904 . Mais, si les MIFE, dont la vocation n'est pas de travailler dans le domaine de la psychologie cognitive, ont trouvé un terrain de coopération avec ce "prophète de l'intelligence" 905 , c'est grâce à sa théorie de la médiation, qui dépasse largement le contexte cognitif, et peut s'appliquer à l'ensemble des processus éducatifs : "les esprits superficiels sont portés (..) à ne voir dans le PEI qu'un instrument parmi les autres, susceptible d'être mi s entre les mains des sujets à former ; ils perçoivent en lui un outil censé les entraîner mentalement et les stimuler intellectuellement, ils (..) en préconisent un usage de type techniciste et, par là, ils manquent entièrement le sens authentique de l'œuvre de R. Feuerstein, pour qui “l'outil“ n'a de signification que par et au sein d'une médiation, c'est-à-dire de la relation duelle qui s'instaure entre le médiateur-formateur et le médié-formé" 906 .
Les pédagogies de la médiation s'appuient sur un bâti théorique, composé tout d'abord des fondations piagétiennes, qui ont proposé une théorie constructiviste de l'intelligence et de la connaissance, dans laquelle les structures intellectuelles ont une genèse et s'élaborent dans une interaction évolutive entre le sujet et son environnement. Jean Piaget a consacré ses recherches au développement cognitif, entre autres à partir de l'observation directe de ses propres enfants et de l'analyse de leurs stratégies de résolution de différents problèmes expérimentaux. Au-delà du concept de "stade", qui domine souvent l'ensemble de la pensée de ce théoricien de la psychologie cognitive, celle-ci est en fait "une forme de constructivisme logique basée sur une philosophie biologique" 907 , inspirée de la théorie de "l'élan vital" de Bergson. Jacques Vonèche a modulé ainsi le risque d'interprétation fixiste de cette évolution génétique de l'enfant en structures d'équilibre :"L'idée de stades fixes pousse la pensée de Piaget vers l'innéisme contre lequel il s'élève avec autant de force qu'il met à lutter contre l'empirisme" 908 . Par le modèle piagétien, les chercheurs en éducation ont pu expliquer que ce développement peut s'interrompre, se rigidifier à un stade, voire s'arrêter, et qu'il est nécessaire, par des méthodes appropriées de diagnostic et d'entraînement, de réactiver les fonctions cognitives déficientes. Cependant, Jean Piaget, privilégiant la perspective biologique et fonctionnelle, a été plus silencieux sur les aspects affectifs et, surtout, relationnels du développement cognitif 909 .
Le deuxième niveau de cet ensemble théorique se focalise sur la dimension relationnelle du processus d'apprentissage, définie en terme de médiation par un certain nombre de chercheurs. Les premiers théoriciens en sont Wallon, Vygotsky et Bruner et, dans leur mouvance, Feuerstein, pour qui le milieu humain et l'intervention de l'adulte-éducateur sont fondamentaux dans le développement cognitif :"la découverte du monde s'opère au travers de l'interaction sociale qu'est l'activité de médiation" 910 . En effet, à partir du moment où le petit de l'homme ne sait rien faire par lui-même, l'adulte, en même temps qu'il lui apporte une assistance de tous les instants, sollicite son activité en lui donnant "les moyens de comprendre, d'interpréter, d'intervenir avant qu'il n'ait la possibilité d'agir directement et de manière autonome" 911 , et favorise ainsi son développement.
La médiation constitue donc une pratique et un espace particuliers de relation entre la personne et son environnement, éducatif mais aussi social, et là nous rejoignons Jean François Six, pour qui elle ne peut se réduire simplement à une nouvelle méthode pédagogique mais "est une façon de poser le problème autrement : ne plus travailler d'abord et uniquement sur la transmission des savoirs" 912 , plaçant les acteurs dans un autre type de relation, comme le dit également Annie Cardinet 913 . La médiation vient enrichir le binôme enseigné-savoir de la présence d'une dimension ternaire, qui en facilite la transmission et l'acquisition 914 .
En ce qui concerne la pratique d'orientation, la médiation pourrait se définir selon un mode ternaire qui, à la fois, favoriserait les liens entre la personne et le monde du travail et la conduirait à réfléchir sur ses propres modes de représentation personnelle et professionnelle. À partir du moment où nous avons émis l'hypothèse que la relation pouvait avoir un rôle dans l'élaboration de projet, il nous a semblé nécessaire d'analyser en terme de médiation, l'intervention du conseiller. C'est ce que nous allons tenter, en nous appuyant sur le discours des personnes-témoins au travers de six questions posées et en nous référant à la théorie de la médiation de Reuven Feuerstein, élaborée selon des critères très précis, facilitant l'analogie et les transpositions.
Jean François SIX, Dynamique de la médiation, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 21.
Idem, p. 267.
Cette expression, reprise par Étienne Duval dans son analyse des pratiques d’insertion, est issue de la théorie du pédiatre et psychanalyste D.W. Winnicott, selon laquelle "l'enfant passe d'une fusion primitive avec les objets du monde extérieur au vécu d'une existence propre, différenciée .. au travers d'objets et de phénomènes transitionnels" (Cf. Grand Larousse en cinq volumes, 1991, tome 5, p. 3229.). Les structures d'orientation et d’insertion, censées faciliter le passage d'un état professionnel à un autre, dans le meilleur des cas pour un mieux être, constitueraient des espaces transitionnels.
Annie CARDINET, École et médiations, Paris, Éres, 2000, 254 p. ; « Orientation professionnelle et médiations », in Guidance Savoie, n°54, Novembre 2000, pp.21-24.
Annie CARDINET, École et médiations, Érès, 2000, p. 43.
FEUERSTEIN R., RAND Y. et RYNDERS J.E., Helping retarded people to excel, Don't accept me as I am, New York, Plenum Press, 1988.
FEUERSTEIN F., "Le PEI, Programme d'Enrichissement Instrumental", in Pédagogies de la médiation, Autour du PEI, Programme d'Enrichissement Instrumental du Professeur Reuven Feuerstein, Préface de Guy AVANZINI, Lyon , Chronique sociale, 3ème édition, 1996, pp.119-166.
Maryvonne SOREL, "L'éducabilité de l'appareil cognitif : de quoi parle-t-on ? Pourquoi ?" in Education permanente, n° 88/89, 1987-2, p. 15.
D'origine roumaine, R. Feuerstein est né en 1921 ; après des études de pédagogie et de psychologie à Bucarest, il poursuit ses études aux côtés de Carl Jung, André Rey et Jean Piaget en Suisse, avec qui il collaborera. Installé en Israël dès 1944, il devient spécialiste des problèmes d'adaptation des jeunes échappés de l'Holocauste, et de ceux issus du Maghreb, venus participer à la construction du pays à partir de 1948. Il fut chargé de l'éducation de ces jeunes "déprivés culturels", et pour répondre à ces besoins, il met en place un dispositif d'évaluation dynamique du potentiel d'apprentissage (LPAD) et élabore progressivement son "Programme d'enrichissement instrumental", composé de près de 500 exercices, destinés à dépasser les dysfonctionnement et blocages cognitifs. Il fonde et étaye toute sa pratique sur une théorie, celle de la médiation. Cf. Claudine LONGHI, « L’inspiration éducative de Reuven Feuerstein, fondateur du PEI », in Médiation éducative et éducabilité cognitive, autour du PEI, Lyon, Chronique sociale, 1996, pp.15-27.
Cf F. André VACHER, "Quand un homme s'intéresse à l'intelligence", Médiations, n°50, Institut de La Salle, Paris, 50 p.
Guy AVANZINI, Les pédagogies de la médiation, Dossier CLERSE, Lyon, Université Lumière, Février 1994. Cité par Annie CARDINET, Op. cit. , p. 110.
Jacques VONÈCHE, "Aux sources du développement cognitif selon Jean Piaget", in Pédagogies de la médiation, Autour du PEI, Lyon Chronique sociale, 3e édition, 1996, p.105.
Ibid.
On peut peut-être comprendre, à partir de la prégnance d’une interprétation restrictive des théories piagétiennes dans les milieux éducatifs, et notamment dans l'enseignement initial, pourquoi la dimension relationnelle a été si peu prise en compte et étudiée en pédagogie.
Maryvonne SOREL, "Apprendre à apprendre, une nouvelle orientation de la formation des adultes : l'éducabilité cognitive", in Études et expérimentations en formation continue, Délégation de la Formation Permanente, Paris, n°3, Janvier-Février, 1990, p.9.
Maryvone SOREL, Art. cit., p.9.
Jean François SIX, Dynamique de la médiation, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 80.
Annie CARDINET, Pratiquer la médiation en pédagogie, préface de Reuven Feuerstein, Paris, Dunod, 1995.
Remarquons une certaine concomitance entre l'apparition des pratiques de médiation, et leur succès médiatique, et l'explosion de l'informatique, dont les systèmes fonctionnent sur le mode binaire, et qui n'est pas sans influence sur l'ordre de la pensée en général : "la pensée binaire du "ou bien .. ou bien " s'est emparée de plus en plus du monde actuel à travers l'efficacité des réseaux binaires des techno-sciences"Les théories et les pratiques de médiation seraient-elles une saine réaction à cet envahissement ? Cf. Jean François SIX, Op. cit. , p.205.