3.4.2. Limites de la relation d'orientation

Nous distinguerons des limites propres à la personne et particulièrement à son mal de vivre, à l'environnement, lié principalement à la pénurie d’emploi, et au conseiller, notamment à ses propres faiblesses dans ses rôles d’aide, de dynamisation et de médiation. Si les limites sont visibles dans les négations, à l'inverse, elles se déduisent également de leurs affirmations. Par exemple, la médiation d'intentionnalité, qui n'a pas fait défaut dans les témoignages, pourrait, par son absence, constituer une limite sérieuse à la relation, mettant à mal la motivation et les dynamiques personnelles du consultant.

Le malaise existentiel constitue un obstacle à toute avancée de projet, à l’exemple de Sarah, qui a donné le plus de réponses négatives, montre les limites à la fois externes et internes de la relation d'orientation, qui, certes, aide à l'élaboration, mais ne parvient pas à ouvrir sur une réalisation concrète de projet, ni à "vaincre" la logique d'échec de la personne. L'appréciation de la relation est, de ce fait, marquée d'une ambivalence. Les échecs répétés dans la concrétisation du projet semblent, d'une part, avoir entaché la relation, en donnant l'impression d'un manque de compréhension, de dynamisation, d'intentionnalité et de médiation de sentiment de compétence. Mais, d'autre part, celle-ci lui a permis de maintenir "la tête hors de l'eau", et peut-être d'éviter le pire, la marginalisation sociale et la dépression. La relation empreinte de chaleur et de convivialité, établie entre les conseillères et elle, même si elle ne semble pas efficace sur le plan de la concrétisation du projet, ne l'a pas dissuadée de fréquenter régulièrement la MIFE qu'elle compare à un "lieu de rencontre, un café qu'on aime bien", même si, par moments, elle s'est sentie "trahie", par des propositions inadaptées "au regard de confiance" qu'elle avait reçu. Comment comprendre cette fréquentation fidèle d'un service qui, finalement, ne remplirait pas le rôle attendu d'orientation professionnelle, puisque sa finalité d'accompagnement vers l'emploi ne serait pas fiable ? Par la qualité de relation, dans laquelle la personne se sent respectée ? Une autre réponse pourrait venir de la personne elle-même, qui, d'elle-même, pourrait sentir et comprendre, dans une forme d'intuition existentielle, la logique interne de son parcours de vie, qui lui ferait accepter telles ou telles épreuves comme autant de chemins de croissance. Comme le dit Sarah, qui se considère "comme un cas" :"c'est sûrement moi qui ai la réponse", réponse à la question de son devenir personnel et professionnel. Au-delà des moyens mis en œuvre pour accompagner les personnes vers l'emploi, la solution en termes d'orientation, telle la clé d'une porte mystérieuse, resterait toujours à trouver au cœur de la personne.

Le manque ou le retrait de motivation est aussi un frein évident à la conduite de projet. C’est ce que nous ont montré les exemples de Nathalie et de Jeanne. À la différence de la seconde, la première n'a pas élaboré de projet, s'étant arrêtée à l'exploration de quelques filières professionnelles, et comme on l'a vu, elle ne semble pas avoir avancé dans l'élargissement des représentations personnelles. On peut douter, malgré ses réponses, de l'efficience la relation d'orientation et de l'avancée de son projet, comme si Nathalie était venue à la MIFE, sans beaucoup d'implication ni de véritable motivation, "en touriste" en quelque sorte, obtenir quelques informations qu'elle pensait suffisantes. Le point positif est qu'elle a pris conscience que l'élaboration de projet nécessitait un tout autre investissement personnel, et sa conclusion "qu'il faut se prendre en main", laisse quelque espoir La relation semble stoppée, faute du "combattant" principal qui a déserté le champ. Le conseiller ne peut qu'attendre que, si elle le juge utile, la personne revienne poursuivre la démarche engagée. Rien ne dit, non plus, que ces premiers pas n'aient pas été suffisants, à terme, pour qu'elle agisse dans le sens d'un accès direct à l'emploi. Cependant, une question plane toujours, comme en suspens : le conseiller a-t-il utilisé avec la même intensité toutes les composantes de la relation d’orientation ?

Le besoin d'une évaluation extérieure peut également rendre le processus moins crédible, atténuant l’implication de la personne. Sonia qui a répondu positivement à l'ensemble des questions a tempéré ses affirmations quant à la dynamisation, les médiations de compétence et de changement, exprimant ses doutes sur les possibilités et sur ses propres capacités de maintenir le cap d'une reconversion. Face à la nécessité de retravailler, elle a différé son idée de projet dans l’animation, en recherchant un poste d'enseignante maître auxiliaire. Les doutes pourraient venir d'elle-même — elle ne sent pas que "son projet soit mûr" — , mais en même temps, elle a fait comprendre qu'elle aurait besoin d'une évaluation d'elle-même plus approfondie, au delà de sa pratique d'auto-analyse et de thérapie. Nous ne pouvons affirmer que la médiation éducative d'élaboration de projet a été entièrement efficiente et il semble dans cet exemple que la conseillère n'ait pas proposé tous les moyens, et notamment l'autobiographie raisonnée qui aurait peut-être pu lui apporter ce plus de sens qu’elle demandait et, par nos propos, nous ne pensons pas déclencher la critique d'un éventuel « acharnement orientatif ». La dimension du temps est, dans ce cas, significative, et elle souligne elle-même la nécessité d'une maturation personnelle, que les outils et d'autres rencontres ne remplaceront pas.Il faut évidemment que la personne soit en mesure, ait la liberté de s'autoriser mentalement et matériellement ce délai.

Dans l'interaction, peut également survenir un effet de neutralisation d'une personne sur l'autre qui bloque la poursuite du processus, comme si la relation était enveloppée d'un brouillard cotonneux, qui empêche toute avancée, chacun restant sur sa position. L'exemple d'Alain nous a éclairé sur ce point sensible. Il n'a pas poursuivi son idée de reconversion dans le domaine du tourisme, et est revenu, sans enthousiasme, à une recherche d'emploi dans son métier de logisticien des transports qu'il voulait pourtant abandonner. Nous pouvons faire un lien entre la relation d'orientation et l'élaboration de projet, dans le sens où les trois médiations plus spécifiques du projet —la signification, le but et le changement — sont en cause, la première sensée ne pas avoir été nécessaire et les deux autres peu efficientes. Alain a-t-il profité pleinement de la relation d'orientation ? Nous pouvons en douter, et penser qu'il avait une représentation de lui-même et de son parcours, qu'il ne souhaitait pas vraiment bousculer ni approfondir. En revanche le manque d'efficience des médiations de but et de changement nous incite à penser que la relation d'orientation n'a pas été au bout de ce qu'elle aurait pu. À plusieurs reprises, il a fait référence à l'environnement économique peu favorable à toute reconversion, déplaçant en quelque sorte la question de sa propre motivation personnelle à l'extérieur de lui. Pour envisager un retour vers un métier du tourisme, il aurait pu explorer les possibilités, nombreuses, de formation dans la région, ce qu'il ne s'est pas résolu à faire. On peut voir une neutralisation de la relation,où, d'un côté, Alain semble paralysé, ne "brûlant" pas d'un grand désir de changer ni de retrouver son métier d'origine, et de l'autre, la conseillère n'est pas parvenue à le faire "bouger", à l'interpeller, ne faisant que lui apporter confirmation de ce qu'il savait déjà sur lui et sur l'environnement, comme si la "nonchalance intérieure " de ce dernier s'était répercutée sur elle. Même si le nombre important d'entretiens par jour suscite de la fatigue et peut faire courir le risque d'un manque de vigilance ou d'attention à certains moments, cela paraît peu plausible, dans la mesure où il y a eu plusieurs rencontres.

Enfin, un évènement personnel, familial peut interrompre la dynamique engagée, à l’instar de Marc dont la motivation à se reconvertir s’est suspendue à la naissance de sa fille.

Critères dominants de l'élaboration de projet, les médiations de but et de signification, qui viennent à manquer, affaiblissent considérablement la relation d'orientation, ce qui ne manque pas d’interroger l'intervention du conseiller. Le manque de compréhension du besoin de la personne au-delà de ce qu'elle peut exprimer, est sans doute le plus préjudiciable, car il touche directement à la demande de la personne et au sens de sa démarche. De ce fait, il ne peut être compris ni accepté. L'exemple d'Antoine, qui relève de la compréhension de son problème, est déjà significatif, même si les conséquences étaient limitées. Pour lui, les questions sur la dynamisation, sur les médiations de signification, de but, de compétences et de changement, n'avaient pas d'objet car son idée était bien définie et il était déterminé dans son projet, sans difficultés particulières de représentations personnelles négatives. Si, poliment il a précisé que la relation d'orientation a répondu à ses attentes dans sa composante d'aide, il a souligné que la conseillère n'est pas allée au delà de ce qu'elle "pouvait expliquer à ce moment là" et a été limitée dans la compréhension du problème posé. Il semble que la critique esquissée par Antoine se rapporte davantage aux ressources insuffisantes d'information de la MIFE dans le domaine précis des formations supérieures en gestion touristique.

Le cas de Sarah, plus dramatique, touche à quelque chose de plus délicat, le manque de compréhension existentielle du conseiller qui ne peut intégrer l'expérience de l'autre, trop éloignée de la sienne, et qui est incapable de le rejoindre, laissant une distance s'installer, épuisant, voire anéantissant, la relation.

L'incompréhension peut s'exprimer aussi par un manque de congruence de la part du conseiller, qui échoue dans un moment de la relation, par défaut d'appréciation en profondeur et en finesse, telle une marche ou un train qu'il rate. Le geste, la petite phrase, l'intonation, le regard, « le petit rien », au sens de Jankélévitch, qui ferait changer le cours des choses, ne sont pas au rendez-vous de l'histoire de la personne. L'exemple de Mathieu est caractéristique. Pour lui qui, paradoxalement a répondu qu'il n'avait pas besoin de médiation de signification ni de changement, la relation d'orientation n'aurait pas réussi à lui donner plus de compréhension de son problème et de son parcours, ni à l'aider à intégrer son projet dans une perspective plus globale de vie, enfin, encore moins à le convaincre qu'il pouvait changer, ce dont il avait peut-être le plus besoin. Le fait qu'il n'ait pas cherché à reprendre contact avec la conseillère, étant venu à la MIFE pour explorer une piste professionnelle et n'ayant pas senti qu'il pouvait aller plus loin avec elle, peut confirmer cet éventuel échec. Mais on ne peut s'empêcher de rester sur cette ambivalence d'une insuffisance de la relation d'orientation relayée, voire alimentée, par un manque d'engagement intérieur, et vice-versa, comme si la relation avait entretenu elle-même cette double ambiguïté dans une forme de résonance. On aurait pu imaginer que la conseillère eût pu bousculer cet ordre en faisant comprendre à Mathieu, par une petite phrase, une question, que le problème n'était pas prioritairement dans le choix d'une nouvelle filière professionnelle, mais dans sa propre relation au monde professionnel, qu'il a peut-être fuie pendant des années en préférant le travail intérimaire, alors que sa qualification et le secteur porteur dans lequel il exerce, lui permettait de briguer un poste fixe ; peut-être, ne souhaitait-il pas vouloir le regarder de près en sollicitant un bilan de compétences ? Il semble que l'aide à la prise de conscience, par la petite phrase ou la question qui provoque un arrêt et fait réfléchir, réalisée pour d’autres, n'ait pas pu avoir lieu avec lui. Nous percevons, à travers cet exemple, la finesse d'approche et de compréhension, nécessaire dans certains cas, pour dépasser des logiques personnelles, voire névrotiques, et qui peuvent sinon disparaître, du moins être atténuées, par une relation congruente dans laquelle l'animateur prend le risque, en répondant à une intuition juste, d'interpeller la personne.

Une fois une relation de confiance établie, un changement ou un infléchissement de la relation, même léger, est difficilement supportable par la personne, qui se sent alors trahie dans son propre mouvement, dans son être et peut abandonner sa dynamique. La critique sera d'autant plus acerbe que la relation a été chaleureuse et profonde.Celle-ci nécessite une constance d'attitudes, sans doute difficile à maintenir, quand la structure et les conseillers sont très sollicités. On approche là, la dimension de responsabilité qui pèse sur l'animateur de cette relation, qui ne peut se permettre de relâcher la proximité qu'il a installée, au risque de créer de l'incompréhension et de la frustration. Mélanie donne un exemple frappant de l'exigence de cette relation. Comme elle le dit, elle a fait un pas en direction de son "rêve", qui serait de travailler dans un organisme humanitaire, par une actualisation de ses compétences en secrétariat. On pourrait dire que la relation d'orientation a rempli son objectif, ce qu'elle reconnaît par ailleurs. Les réponses mitigées qu'elle a données concerne davantage l'épisode douloureux qu'elle a vécu dans la relation avec une conseillère, au moment de son stage en entreprise, où elle a eu l'impression d'avoir été abandonnée par la conseillère. C’est bien ce qui est resté dans sa mémoire, attestant de la puissance de l’impact négatif de la relation. Cet exemple montre la fragilité de la relation, qui peut être remise en question, à la moindre insatisfaction.