Arrivée au terme de notre observation de la pratique d'orientation MIFE, tout en ayant le sentiment d'avoir pu répondre aux questions posées et ainsi valider nos hypothèses, nous restons encore interrogative quant à la complexité du fonctionnement de la personne confrontée à ses choix de vie, avec ses avancées, ses paralysies, voire ses détresses lorsque son environnement lui a été défavorable. Les entretiens-interviews nous ont montré que la prestation d'orientation avait engendré des solutions, qui ont été, pour nombre de personnes, l'occasion d'un changement et d'un nouveau départ professionnel. Nous-même avons été surprise de l'appréciation positive régulièrement exprimée lors des entretiens-interviews, signifiant ainsi un premier bien-fondé de cette pratique mise en place progressivement. Nous avons pu vérifier que, même étayée par des techniques investigatives et informatives, cette pratique se caractérise aussi par ce que Philippe Meirieu appelle un "bricolage quotidien" 951 , dans le sens d'une invention permanente pour trouver des réponses appropriées, car le praticien en formation comme celui en orientation sont, au delà de leurs tâtonnements et de leurs essais sans cesse à renouveler, des chercheurs qui tentent de dévoiler le mystère des comportements humains.
Cependant, nous ne pouvons nous limiter à cette mise à plat et à cette reconstruction d'une pratique professionnelle, certes riche d'enseignement, sans nous intéresser à ses fondations et à ses finalités. La lecture historique du dispositif d'orientation professionnelle et l'observation des pratiques nous ont conduite à des amorces de conceptualisation suffisamment convergentes, pour tenter de dégager maintenant quelques fondements anthropologiques de la relation d'orientation, fondements qu’il faut entendre dans le sens d'une vision globale de l'homme, appréhendé dans un regard pluriel, pluridisciplinaire et présentant lui-même des facettes multiples. En cela, nous rejoignons Edgar Morin dans son constat d'un manque actuel de vision anthropologique pour réfléchir l'homme et la société : "L'identité de l'homme, c'est-à-dire son unité/diversité complexe, a été occultée et trahie, au cœur même de l'ère planétaire, par le développement spécialisé/compartimenté des sciences. Les caractères biologiques de l'homme ont été ventilés dans les départements de biologie et les enseignements de médecine ; les caractères psychologiques, culturels et sociaux ont été morcelés et installés dans les divers départements de sciences humaines, en sorte que la sociologie a été incapable de voir l'individu, que la psychologie a été incapable de voir la société, que l'histoire a fait bande à part, et que l'économie a extrait d'Homo sapiens demens le résidu exsangue d'Homo economicus. Plus encore, la notion d'homme s'est décomposée en fragments désarticulés, et le structuralisme triomphant a cru pouvoir éliminer définitivement ce fantasme dérisoire. La philosophie, enfermée dans ses abstractions supérieures, n'a pu communiquer avec l'humain que dans des expériences et tensions existentielles comme celles de Pascal, Kierkegaard, Heidegger, sans pourtant jamais pouvoir lier l'expérience de la subjectivité à un savoir anthropologique. Ce n'est pas un hasard s'il n'y eut pas de savoir anthropologique remembré. Les compartimentages disciplinaires et les scléroses universitaires ont empêché le remembrement" 952 .. Science multidimensionnelle, car elle articule l’ensemble de la réflexion sur l’homme — englobant les problématiques philosophique, biologique, sociologique, ethnologique, économique, historique, psychologique etc. —, l’anthropologie, restée peut-être trop longtemps enfermée dans le champ sociologique et ethnologique, semble aujourd’hui avoir retrouvé la liberté de lire, dans une vision plus philosophique et globale, la personne dans son être, dans son rapport au monde et, donc, dans sa relation à l’autre. C’est le souffle dont pourrait avoir besoin le monde de l’éducation qui, non seulement, a subi les effets du cloisonnement des disciplines tel qu’il a été pointé par Edgar Morin, mais a aussi souffert de scléroses de la pensée à l’intérieur d’une même discipline, dominée selon les époques par tel ou tel courant imposant ses finalités et ses pratiques.
Lorsque les fondateurs des MIFE ont déployé des méthodes et des instruments pour tenter de répondre d'une manière plus adéquate aux nouveaux besoins d'accompagnement d'adultes, pour la plupart rejetés du monde du travail et de plus en plus désemparés, ils ont cherché des points d'ancrage et des repères au travers d'assises non seulement philosophiques mais aussi psychologiques et sociologiques. Formateurs d'adultes entrés dans une pratique d'orientation, ils avaient déjà expérimenté combien nombre de potentialités de la personne, restées en sommeil, ne demandaient qu'à être révélées. Ils étaient donc sensibles à l’effort de réhabilitation de l'adulte par la formation continue, étayé en grande partie sur l'intuition et la théorie rogérienne du développement de la personne, qui a influencé les milieux éducatifs dans les années 70 953 . Il n'est donc pas étonnant que ceux qui tentaient une autre voie de l'orientation des adultes se soient engagés dans une approche globale, plus inspirée d'une psychologie humaniste et existentielle, selon l'expression de Simone Clapier-Valladon 954 , ainsi que des courants philosophiques comme la phénoménologie et le personnalisme.
Les MIFE ont pu tracer une voie durable dans un paysage très cadré par les institutions d'État, aussi parce qu'elles ont pu trouver leurs sources et ressources dans une pensée riche, vaste et à l'écoute de notre temps et de notre société, celle d'Henri Desroche, "théoricien de l'éducation permanente" 955 , et fondateur d'une stratégie éducative d'histoire de vie. L'originalité et la stature de ce penseur et homme d'action, "faiseur de livres" et "entrepreneur", comme il aimait à se définir, et son immense curiosité épistémologique qui l'a fait devenir un "passeur de frontière", un chercheur "nomade" des sciences humaines, ayant sillonné aussi bien la théologie que la sociologie, l'économie que l'éducation, tout en ayant le goût de la poésie, expliquent peut-être que cet intellectuel inclassable n'a pas bénéficié d'une reconnaissance à la hauteur de ses travaux. La pensée multidimensionnelle d'Henri Desroche, reflétée par les nombreux témoignages qui jalonnent l'ensemble de son œuvre 956 , nous semble pertinente pour fonder anthropologiquement la pédagogie, ou plus exactement "l'anthropogogie" ou "l'adultagogie", pour utiliser quelques uns de ses néologismes, de l'orientation développée dans les MIFE.
Cette filiation que nous ressentons à l'égard d'Henri Desroche nous permettra d'éclairer la dimension existentielle révélée dans les entretiens-interviews, que nous avons pointée comme une dynamique d'émergence de sens, et illustrée de façon "blondélienne" par un mouvement hélicoïdal ou cycloïdal 957 , et d'entrer ainsi dans l'univers de la philosophie existentielle, et notamment celle de l'Action 958 . Nous privilégierons ce terme de philosophie existentielle, plus proche du concept d'existence, le préférant à celui d'existentialisme, marqué par la pensée de Jean Paul Sartre, qui nous paraît plus lointaine. Nous nous rapprochons ainsi de la position de Gabriel Marcel, qui refusait l'étiquette d'existentialiste : "Une philosophie existentielle, cela veut dire (...) une philosophie qui réfléchit à partir de l'expérience humaine (...) En ce sens, toute grande philosophie depuis Socrate est existentielle, surtout quand, comme celle de Gabriel Marcel, elle cherche le sens de l'existence humaine, c'est-à-dire s'interroge sur l'être qui donne à celle-ci sa consistance" 959 .
Poursuivant cette veine existentielle, et pour rejoindre le cœur de notre étude, qui converge sur la relation éducative en orientation, que nous considérons comme épicentre du courant de l'orientation éducative, nous aborderons ce concept dans une dominante philosophique, autour d'Emmanuel Lévinas, auteur longtemps méconnu d'une œuvre imposante, considérée aujourd'hui comme "un des jalons importants de la pensée contemporaine" 960 , qui fut également le contraire d'un "maître à penser" 961 , et qui aurait, nul doute, toute sa place dans l'arbre existentialiste d'Emmanuel Mounier, si ce dernier l'avait davantage connu 962 . Ce philosophe de la subjectivité et de l'altérité, penseur radical de la relation, qui a contribué au "retour progressif sur le devant de la scène des philosophies du sujet" 963 , n'a pas connu de son vivant la gloire médiatique de certains de ses contemporains philosophes existentialistes, n'ayant peut-être pas suffisamment "battu les estrades à la recherche de suffrages" 964 . L'ampleur de sa reconnaissance posthume, donc tardive, illustre la nécessaire actualité d'une pensée conduisant à une "éthique entendue comme une responsabilité" 965 .
Nous tenterons, à partir de la maïeutique desrochienne, de définir les composantes anthropologiques de la relation d'orientation, selon trois axes : la maïeutique du sujet, sa genèse d’inspiration personnaliste et ses dynamiques ancrées sur le travail de mémoire ou « mémorial de la vie » ; la maïeutique du trajet, au cœur de laquelle la relation est présente, avec ses concepts de rencontre et d'altérité et qui a pour dynamique particulièrement efficiente, la parole ; et enfin la maïeutique du projet, appuyée sur la philosophie de l'action de Blondel, qui nous permettra de dégager de nouvelles finalités à l'orientation professionnelle des adultes, une fois revisitée sa visée ultime qu’est le travail ou plus exactement l’activité humaine.
Philipe MEIRIEU, Apprendre ...Oui, mais comment ?, Préface de Guy AVANZINI, Paris, Les éditions ESF, 4ème édition, 1989, p. 160.
Edgar MORIN, Anne Brigitte KERN, Terre-Patrie , Paris, Seuil, 1993, p. 66.
On peut noter, en effet, une singulière concomitance entre la diffusion de la pensée de Rogers en France et la naissance de la formation continue au milieu des années 60.
Simone CLAPIER VALLADON, Les théories de la personnalité, Paris, PUF, Que sais-je, 1986, p.98.
Guy AVANZINI, "Henri Desroche, théoricien de l'éducation permanente", in Émile POULAT, (sous la direction de), Henri Desroche, un passeur de frontières, Hommage, Paris, L'Harmattan, 1997, pp. 285-295.
Émile POULAT, (sous la direction de), Henri Desroche, un passeur de frontières, Hommage, Paris, L'Harmattan, 1997, 317 p. C'est ainsi qu'on peut lire entre autres les hommages de Guy Avanzini, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Joffre Dumazedier, François Laplantine Edgar Morin, Denis Pelletier, Emile Poulat, Claude Ravelet, Jean Séguy, Alain Touraine, Philippe Trouvé etc ..., autour des différents thèmes de recherche d'Henri Desroche : l'économie sociale, notamment les communautés de travail et le mouvement coopératif, la sociologie de la religion, avec les communautés religieuses, les utopies et les mouvements sociaux, sans oublier sa halte sur le marxisme, qui lui valut de devenir dissident du catholicisme, enfin son dernier chantier concernant l'éducation permanente et ses défis.
Cf. Henry DUMÉRY, La philosophie de l'action, Essai sur l'intellectualisme blondélien, Préface de Maurice Blondel, Paris, Aubier/Éditions Montaigne, 1948, p. 48.
Maurice BLONDEL, L'Action, Tome I, Le problème des causes secondes et le pur agir, Paris, Librairie Félix Alcan, 1936, 492 p.
Jeanne PARRAIN-VIAL, Préface, in Gabriel MARCEL, Etre et avoir, Paris Éditions universitaires, 1991, p.5.
Michel CONTAT et Nicolas WEILL,"Mort d'Emmauel Lévinas, philosophe de la dificile liberté", Le Monde, 26 Décembre 1995, p. 18.
Michel CREPU, "Emmanuel Lévinas, l'homme de l'autre", La Croix l'évènement, 27 décembre 1995, p. 7.
Emmanuel MOUNIER, "Introduction aux existentialismes", in Œuvres, tome III, Paris, Seuil, 1962, p. 71. Cf. annexe
Michel CONTAT et Nicolas WEILL, Art. cit.
Michel CREPU, Art. cit.
Emmanuel LEVINAS, Autrement qu'être ou au delà de l'essence, Martinus Nijhoff, 1974, Paris, Le livre de poche, 1990.