1.1.1. Henri Desroche : un pionnier de l'histoire de vie en formation

Il n'est pas étonnant que les MIFE se soient tournées vers le modèle desrochien d’histoire de vie élaboré, axé sur le projet, et que, vice-versa leurs pratiques d'orientation aient passionné ce dernier, qui leur livra le meilleur de ses connaissances et de ses recherches, en acceptant avec enthousiasme de se déplacer sur la sphère de l'orientation des adultes — avec le même engouement et la même curiosité qu'il déployait lorsqu'il découvrait des gisements de créativités dans les différentes communautés ou auprès des personnes qu'il a rencontrées et côtoyées. La maïeutique desrochienne du sujet trouvait ainsi un nouveau terrain d'exploration et une confrontation théorique avec ce que les fondateurs des MIFE avaient élaboré de manière pragmatique et pré-conceptualisé dans leurs premiers écrits 973 . La contribution d'Henri Desroche à l'orientation fait partie de ses dernières créativités, dans son ultime tranche de vie. Cela donna lieu à un article qu'il intitula "Orientation vocationnelle comme conduite maïeutique", se situant dans une visée d'éducation permanente, notamment aux côtés "des inventeurs-innovateurs d'orientations et d'opérations en matière d'éducation-formation alternative ou/et alternante" 974 .

Le courant d'histoire de vie engendré par Desroche dans les années 80, qui se situe dans le champ de la formation des adultes, n'a cependant pas bénéficié d'une reconnaissance générale 975 . En effet, si ses travaux sont cités en 1989 dans le livre de Gaston Pineau et de Guy Jobert et dans une revue spécialisée 976 , il faut attendre 1998 pour le voir mentionné à la place qu’il mérite dans un ouvrage consacré à l'histoire de vie en formation, et présenté, avec Gaston Pineau, comme l'un des deux pionniers ayant "introduit l'histoire de vie comme démarche de formation des adultes" 977 .

On peut déjà replacer cette acceptation tardive dans les conditions d'émergence des méthodes d'histoire de vie dans les sciences sociales, plus particulièrement, dans deux courants de la sociologie, l'un proche de l'ethnologie et l'autre de la clinique, longtemps suspectés d’insuffisance de scientificité par les maîtres de la sociologie française. Même si l'université s'est résolue à accueillir les chercheurs en histoire de vie, les chantres ou les ténors de la psychologie et de la sociologie, "sciences de l'homme et de la société, marquées aujourd'hui encore par le modèle quasi hégémonique des sciences dures que sont les sciences expérimentales et les outils statistiques auxquels elles ont recours" 978 , ont encore du mal à admettre la validité scientifique et méthodologique de l'approche biographique. Pierre Bourdieu, par exemple, reste opposé à la méthode qui, selon lui, conduit à l'"illusion biographique" 979 , et n'échappe pas au risque d'être envahie par la subjectivité personnelle qui, en réorganisant le récit, fait fi de tout effort d'objectivité historique. Il a d'ailleurs utilisé avec beaucoup de précautions méthodologiques le matériau des récits personnels dans son essai d’explicitation des conditions d'apparition de la misère sociale, conscient de la double contradiction de "livrer tous les éléments nécessaires à l'analyse objective de la position de la personne interrogée et à la compréhension de ses prises de position, sans instaurer avec elle la distance objectivante qui la réduirait à l'état de curiosité entomologique ; adopter un point de vue aussi proche que possible du sien sans pour autant se projeter indûment dans cet alter ego qui reste toujours, qu'on le veuille ou non, un objet, pour se faire abusivement le sujet de sa vision du monde" 980 . L'auteur répond ainsi à la question de la place du chercheur vis-à-vis d'un "matériau" humain : celui-ci est situé devant, dans la position dominante du sujet face à un objet. Gaston Pineau explique la distance, voire le fossé épistémologique, entre les pratiques d'histoire de vie en formation et en sciences sociales : "Cette participation de l'intéressé à la mise en valeur de son capital vital est sans doute en effet ce qui démarque une utilisation des histoires de vie en formation d'avec son usage ailleurs dans d'autres secteurs disciplinaires. Dans ces secteurs sociologiques, anthropologiques... elle est avant tout un outil de connaissance pour le chercheur. Pour qu'elle devienne un outil de connaissance — donc de formation — pour l'acteur, il faut qu'il soit impliqué au traitement de sa vie racontée" 981 .

Ensuite, Alex Lainé distingue avec pertinence les finalités des modèles formatifs de l’histoire de vie, tout en soulignant leurs points communs : si le modèle desrochien porte "le souci d'aider celui qui le consulte à identifier le projet qui est le sien", celui de Gaston Pineau est une démarche d'auto-formation visant "l'identification à la fois de ce que j'ai appris de ma vie et de la manière dont je l'ai appris" 982 . On peut comprendre ainsi les raisons pour lesquelles Desroche n'a pas été reconnu à la hauteur de ses travaux en formation d'adultes : la méthode d'histoire de vie qu'il a fondée se situe en amont ou en préalable de la formation et constitue le maillon d'un modèle éducatif plus large. N’ayant pas de finalité directe et exclusive d’acquisition de savoir puisque centrée sur l’élaboration d’un projet d’étude, donc moins opérationnelle à l’intérieur d’une situation de formation, l’approche desrochienne pouvait, néanmoins, parfaitement s'adapter et s’appliquer à cet amont de la formation que représente l'orientation professionnelle des adultes, et à sa visée d’aide à l’élaboration de projet professionnel. Assez rapidement, les animateurs des MIFE se sont engagés dans cette application 983 .

Notes
973.

Maisons de l’Information sur la Formation, Ministère des Affaires Sociales/Délégation à la Formation Professionnelle, Op. cit.

974.

Henri DESROCHE, "Orientation vocationnelle comme conduite maïeutique", in revue Réalités familiales, Décembre-janvier1992, pp. 20-23. Par ce titre, le professeur faisait référence implicitement à l'expérience des centres vocationnels, expression des MIFE en Rhône-Alpes, chargées par le Conseil régional de la gestion du dispositif d'orientation par alternance, l'emploi vocationnel, que nous avons déjà évoqué.

975.

En effet, si Henri Desroche est cité dans nombre d'articles et a publié dans les revues spécialisées de la formation des adultes, les auteurs de référence sur ce thème (Cf. Jean POIRIER, Simone CLAPIER-VALLADON, Paul RAYBAUT, Les récits de vie, théorie et pratique, Paris, PUF, 1983, 238 p.) ne semblent absolument pas connaître ses travaux, tout en consacrant un chapitre entier à la maïeutique sociale, expression chère à Desroche. De même, l'ouvrage sur l'histoire de vie publié dans une collection très diffusée dans les milieux de la formation (Cf. Pierre MICHARD, Arlette YATCHINOVSKY, Histoire de vie, Une nouvelle approche pour repenser sa vie autrement, Paris, ESF éditeur, Collection Formation permanente et sciences humaines, 1995, 117 p.+ 50 p. exercices), ne fait aucune mention du nom de Desroche ni dans sa bibliographie, ni dans la description des méthodes. Peut-on interpréter ce silence comme le résultat d'une simple ignorance ou d'une omission fortuite, de toute façon regrettable ?

976.

Gaston PINEAU et Guy JOBERT, Histoires de vies, Actes d'un symposium à l'université de Tours, Tome 1 Utilisation pour la formation ; tome 2 Approches pluridsciplinaires, Paris, Éd. L'Harmattan,1989,

977.

Alex LAINÉ, Faire de sa vie une histoire, Théories et pratiques de l'histoire de vie en formation, Paris, Desclée de Brouwer,1998, p.98. Alex Lainé mentionne deux autres théoriciens de l'histoire de vie en formation comme des successeurs aux deux pionniers : Pierre Dominicé, professeur à l'université de Genève, et Guy de Villers, professeur à l'université de Louvain-La-Neuve en Belgique. Ces deux chercheurs se situent davantage dans la lignée de Gaston Pineau, pour qui "la démarche histoire de vie (..) est envisagée comme étant en elle-même un apprentissage et un acte formateur". (Cf. Alex Lainé, Op. cit. , p.99.)

978.

Alex LAINÉ, Op. cit. p.64.

979.

Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994.

980.

Pierre BOURDIEU, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 11. On peut remarquer dans cet ouvrage que chaque récit est précédé par un récit analytique du chercheur, s'interposant en priorité entre le récit de la personne et le lecteur.

981.

Gaston PINEAU, Temps et contre-temps en formation permanente, Paris, Editions Universitaires, UNMFREO, Altérologie/Mesonance, 1986, p.123.

982.

Alex LAINÉ, Op. cit., p.99.

983.

Henri Desroche l’avait d’ailleurs pressenti quelques années plus tôt, au milieu des années 80, et, assumant encore ses fonctions de directeur du Collège coopératif de Paris, il avait suggéré une collaboration avec la MIFE de Savoie lors des contacts réguliers qu’il avait avec le directeur. Mais, engagés dans le suivi de leur expérimentation, les animateurs n’étaient pas sans doute pas encore prêts pour se lancer dans cette nouvelle recherche-action.