La conférence introductive d'Henri Desroche à la deuxième Université d'hiver de la formation professionnelle aux Karellis, fut un moment d'émotion pour les deux cent cinquante participants, qui ont pu découvrir un modèle éducatif prophétique, parce qu'il résonnait dans l'expérience de chacun, et innovant, dans sa typologie des "stratégies éducatives" 984 . Desroche préfère utiliser cette expression, n'ayant pas trouvé dans le vocabulaire courant le terme approprié pour désigner la science éducative appliquée aux adultes : "Les québécois s'y sont essayés en parlant de “s'éduquants“, la pédagogie s'adresse aux enfants, “l'andragogie“ s'adresse aux mâles, la “démopédie“ au sens de Proudhon ou la “sociagogie“ ne sont pas satisfaisantes .. Parlons de “stratégie éducative“ pour englober cette histoire de confrontation, de coopération éducateur-adulte/adulte »s'éduquant »" 985 . C'est dans des dispositifs parallèles aux institutions académiques de l'éducation, en France et à l’étranger, qu’il a expérimenté son modèle. En effet, si les initiatives d'Henri Desroche ont d'abord été mises en place dans le champ de l'économie sociale et de la coopération, il a investi le monde de l'éducation, avec la création dès 1958, au sein de l'École pratiques des hautes études, d'une association dénommée Collège coopératif, dont le but était d’engager dans la recherche universitaire des personnes ne satisfaisant pas aux conditions d'accès au cursus académique, mais disposant d’expériences significatives susceptibles d’enrichir le patrimoine de la recherche en sciences sociales 986 .
Lors de son intervention, Henri Desroche reçut un assentiment quasi unanime, ayant séduit son auditoire et réussi à le conduire au cœur même de son "mécanisme d'orfèvrerie qui se présente sous forme d'un moteur à quatre temps" 987 , fondé sur la primauté et la réhabilitation de l'adulte, sujet apprenant ou s'orientant, quels que soient son parcours d'apprentissages et son environnement. Avant de présenter sa théorie, il brossa un tableau éclair de la tradition éducative dominante : "Normalement, que voit-on quand on parle d'éducation ? Un professeur qui sait et un étudiant qui ne sait pas. Le professeur, par des procédures inculcatoires dispense à l'ignorance ou à la nescience de son partenaire son propre savoir et vérifie que le savoir a bien été assimilé en lui faisant passer des examens. Il s'agit d'une stratégie didactique qui a, pour elle l'ancienneté, la gloire, l'efficacité, mais aussi, au bilan, du négatif qu'il ne me revient pas d'énumérer" 988 .
À ce modèle fixe et dualiste, il oppose "quatre conduites", imbriquées les unes dans les autres, auxquelles il préfère attribuer le qualificatif plus dynamique de "fonctionnement systémique" plutôt que de système :
On peut comprendre, à travers ces définitions, le rapprochement qui a pu s'opérer entre la théorie de Desroche et la pratique d'orientation des MIFE, d'autant plus que, pour lui, les stratégies du sujet et du projet, tels l'alpha et l'oméga, représentaient la finalité initiale et ultime de toute acte éducatif : établir chaque personne dans sa relation au monde. C'est à propos de la stratégie de l'objet que l'analogie pourrait prendre un détour, puisque la nature de l'objet est différente : objet de connaissance disciplinaire (auteurs, concepts etc.) pour le professeur, objet de connaissance de l'emploi et de la formation (sa situation locale, moyens de son accès, dispositifs de formation etc.) pour la MIFE. Au cours des séminaires qu’il animait, il aimait à citer les diverses et multiples modalités de transmission des savoirs que les technologies de l’information favorisent — banques de données multiples, supports informatiques et multimédia, internet etc. — venant compléter le support traditionnel du livre ; de même, nous ne pouvons que constater avec satisfaction la grande diversité des modes d’accès à la connaissance de l’emploi et de la formation.
Henri Desroche a toujours rappelé l'importance de la première stratégie, qui détermine les suivantes, et il a insisté sur le "contrat de projet", établi dès le départ, dans une parfaite réciprocité, entre le maïeuticien et le "maïeutisé" : « Tu viens me voir, je te prends, tu me prends, qu'allons-nous contracter ensemble, quel est ton acquis en terme de studiosités formelles ou informelles, en terme d'activités sociales (y compris les hobbies) ou professionnelles. C'est une méthode dynamogénique, non pas “moi te faisant des cours“, mais “toi et moi faisant un parcours » 995 . Au concept de relation éducative, inexistant en tant que tel dans ses propos, ce professeur atypique préférait celui de compagnonnage, dont il avait expérimenté la réalité dans ses différentes communautés de vie, et dont la sémantique vise le côte à côte, entraînant les partenaires dans une action commune, une marche dans la durée, et admet, voire requiert, outre les sentiments de respect et d'amitié, l'implication de chacun. La référence au concept clé de la médiation éducative de Feuerstein, l'intentionnalité, est ici immédiate mais implicite 996 . Le compagnonnage, chez Desroche, est une forme de relation qui relève d'un mode éducatif qu'il appelle "initiatoire" et qu'il oppose au mode "didactique" plus couramment développé dans l'école. En fait, il n'hésite pas à réunir dans son modèle éducatif, ces deux composantes, constitutives selon lui, de l'acte éducatif : "Un texte des premiers siècles de notre ère (texte gnostique) divise les stratégies éducatives en deux catégories : les stratégies didactiques (faire de l'enseignement, donner des cours) et les stratégies initiatoires (impliquer dans des marches et des démarches, comme par exemple dans les rites de classes d'âge en Afrique sud-saharienne, comme dans les ordres religieux, dans la vie sacramentelle et dans les rites compagnonniques ..)" 997 .
Ayant traversé dans sa vie et connu dans sa chair, si l'on peut dire, deux rituels initiatoires, "l'un de type monastique dans un couvent d'études ... l'autre de type compagnonnique dans des communautés de travail" 998 , il a intégré dans son modèle cette stratégie issue de son expérience, mettant ainsi au grand jour la dimension "autrement que rationnelle", englobant le conscient et l'inconscient, et difficilement sondable de la relation éducative. Certes, l'analyse des mobiles ou des ratés inconscients de la relation est couramment acceptée, étayée principalement par la méthode psychanalytique, qui, en visant la modification de l'autre, relève des "techniques d'influence", selon l'éthnopsychanalyste Tobie Nathan 999 . Cependant, les tenants des méthodes d'observation qui se réclament d'une objectivité de procédure en plaçant l'objet d'étude à l'extérieur de soi semblent démunis pour les appliquer au fonctionnement "inter-psychique" des hommes. Les recherches sur les mécanismes d'influence qui se développent en ethnologie et en ethnopychiatrie ne semblent pas encore avoir atteint les milieux de l'éducation. On peut comprendre ainsi pourquoi le thème de la relation éducative est encore peu abordé dans la formation des enseignants, car il oblige à se pencher sur des aspects difficilement appréhendables par une raison formée selon une "universalité" limitée cependant au modèle de pensée occidentale.
Ultérieurement, Desroche privilégiera l'appellation de "maïeutique" pour désigner l'ensemble de son modèle éducatif 1000 , faisant la différence entre le modèle didactique dominant, inspiré selon lui de Durkheim, et le modèle maïeutique, qu'il définit ainsi : “Deux personnes sont en présence ; l'une est une personne-projet, qui détient un savoir sur des domaines qui sont les siens, sans pour autant savoir qu'elle le sait ; l'autre est une personne-ressource, qui détient un autre savoir sur des méthodes aptes à discerner puis à générer les savoirs latents dans un non savoir prétendu, disons, et en ce sens, des méthodes d'accouchement mental ; la seconde opère sur la première ou plutôt la première et la seconde co-opèrent, et cette coopération s'atteste “socratiquement“ en accouchant le “daimôn“, petit dieu ou petit démon, qui cesse d'être latent pour devenir manifeste" 1001 .
Le prophétisme d'Henri Desroche se manifeste dans cette vision universelle de l'acte éducatif, ouverte et respectueuse de l'altérité inhérente à chaque être humain, parce qu'elle défend, avant toute théorisation et tout action, la primauté du sujet.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes, pour une promotion de l'éducation permanente dans un régime d'enseignement supérieur", Anamnèses, Saisons à distance et saisies maïeutiques, Annales UCI, 1992-1993, BHESS/BECC, n° 15, juillet/septembre 1993, pp. 41-45.
Henri DESROCHE, Idem.
Cf. Jean François DRAPERI, "Éléments de réflexion sur la formation au collège coopératif (Paris) sous la direction d'Henri Desroche", in Henri Desroche, un passeur de frontières, Op. cit. , pp. 199-212. Desroche avait intégré son dispositif dans un maillage constitué des réseaux de l'Université coopérative internationale qu'il avait fondés et de l'université française avec qui il était conventionné.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes, pour une promotion de l'éducation permanente dans un régime d'enseignement supérieur", Art. cit., p.42.
C'est lors d'une conférence donnée en 1982 à l'Université d'Ottawa, au cours de laquelle il est entré en relation avec les animateurs du courant canadien et surtout, québécois, de l'histoire de vie, qu'il a présenté pour la première fois sa théorie. Et après la publication du texte de sa conférence dans une de ses revues, c'est en 1990, qu'il passe à l’édition d’un ouvrage qui lui est entièrement consacré. Cf. Henri DESROCHE, Entreprendre d'apprendre, d'une autobiographie raisonnée aux projets d'une recherche-action, Paris, Les Éditions ouvrières, 1990, 208 p.
Ibid.
Idem, p. 43.
Ibid. Il est d'ailleurs significatif que cet ouvrage communément appelé "Apprentissages 3", rédigé en 1990, paru en décembre 1990 et diffusé pour la première fois au cours de la 2e Université d'Hiver des Karellis, en janvier 1991, la stratégie S1 correspond à la stratégie de l'objet (Cf. Henri DESROCHE, Entreprendre d'apprendre, d'une autobiographie raisonnée aux projets d'une recherche-action, Op. cit., pp. 13-45.). C'est à partir de sa conférence des Karellis, qu'il transforme S1 en stratégie du sujet, préalable à toute démarche de formation (Cf. Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes, pour une promotion de l'éducation permanente dans un régime d'enseignement supérieur", Art. cit., p.43.).
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Henri DESROCHE, "Maïeutique et collégialité, entretiens sur trois “Apprentissages"", Propos recueillis par Jean François DRAPERI, in Anamnèses, Saisons à distance et saisies maïeutiques, Annales, UCI, 1992-1993, n° 15, juillet-septembre 1993, p. 48.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes, pour une promotion de l'éducation permanente dans un régime d'enseignement supérieur", Art. cit., p.42.
Reuven FEUERSTEIN, "Le PEI, Programme d'enrichissement instrumental", in Pédagogie de la médiation, Autour du P.E.I., Programme d’Enrichissement Instrumental du Professeur Reuven Feuerstein, Préface de Guy AVANZINI, Lyon, Chronique Sociale, 1990, pp.117-166.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes, pour une promotion de l'éducation permanente dans un régime d'enseignement supérieur", Art. cit., p.41.
Ibid.
Tobie NATHAN, "Vers une théorie de l'influence", in Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie, Les mécanismes d'influence, n° 22/23, 1993, Grenoble, Édition la pensée sauvage, pp.9-18.
Est-ce un simple procédé synecdotique ou Henri Desroche aurait-t-il senti que le concept "initiatoire" s'avèrait en final difficile à porter pour un modèle éducatif, du fait d'une connotation, liée au rite d'initiation, qui entacherait le maître d'une image totalisante de gourou, voire de sorcier ?
Henri DESROCHE, "De didactiques en maïeutiques", Entretien avec Henri Desroche, in Anamnèses, De ressouvenirs en ré-espérances, Urepco III, Université-réseau d'éducation permanente et coopérative, 12 avril 1994, n°20 octobre-décembre 1994, p.79. Cf. aussi Henri DESROCHE, "De la maïeutique à quatre temps", Entretien avec Jean Louis Legrand, in Pratiques de formation/Analyses, Les filiations théoriques des histoires de vie en formation, revue du département de formation permanente de l'université Paris VIII, n°31, janvier 1996, pp. 121-140.