Henri Desroche a trouvé une application à sa théorie éducative, dans la méthode de l'autobiographie raisonnée, en ayant une lecture exigeante de son propre parcours de vie. Formé, dès son jeune âge, dans la tradition conventuelle dominicaine, nourrie de la philosophie de Saint Thomas d'Aquin, il a naturellement intégré la démarche d'introspection ou d'auto-analyse et celle, plus "initiatoire", de l'accompagnement spirituel, qu'il a pratiquée régulièrement pendant plus de vingt ans. Il perçoit les éléments de son initiation à la maïeutique et ses filiations théoriques et pratiques, dans sa propre expérience de la pratique du "discernement des esprits ou/et de la direction de conscience" 1002 , dont il rappelle que Freud lui-même la considérait comme précédant la psychanalyse. L'examen de conscience quotidien, ce retour permanent sur soi pour confirmer sa vocation et ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui son identité, lui a permis d'expérimenter sur lui-même l'efficacité éducative des exercices introspectifs qui, en favorisant la connaissance de soi, la compréhension de ses actes et de son environnement, lui confère le statut d'une personne située par rapport à elle-même, à son histoire, au monde qui l'entoure, et l'enracine dans une culture.
A la fin de sa vie, il ne cessait de mettre en avant sa propre histoire, comme source de savoir et prototype de lecture de l'itinéraire d'un sujet, apprenant, entrepreneur et enseignant, ayant suivi une voie parallèle à celle du savoir officiel 1003 . Nous souscrivons à la thèse exprimée par Alex Lainé, selon laquelle "à partir du moment où l'on fait de la vie ordinaire une source de savoir, d'apprentissage et de formation, on se situe nécessairement au delà de la ligne de partage entre savoir légitime et savoir illégitime, ligne de partage instituée par la tradition universitaire" 1004 .
Desroche se présente ainsi dans un style inimitable, à la fois poétique, humoristique, condensé et très référencié :"Il s'agit d'un vieux “prof“, c'est-à-dire — après avoir été, junior, un homo discens — un homo docens devenu senior ; et il parle à partir d'un établissement d'enseignement supérieur, l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales) ; nonobstant dix années préalables, il y a vieilli sous le harnais de trente années en école semi-buissonnière, à minimum de scolarités, en optimum de créativités moyennant une pédagogie contractuelle, bienheureusement délestée de lourdeurs docimologiques dans les jeux et les enjeux de ses partenariats" 1005 . C'est au travers d'une fine lecture de sa propre expérience qu'il a fondé la pertinence de l'autobiographie comme révélation du sujet à lui-même, porteur d'un savoir particulier et unique, que lui seul détient parfois et qu'une relation "maïeutique" va faire advenir. Dans sa culture philosophique initiale et "initiatoire", il n'a pas eu de mal à étayer et valider la construction de son modèle éducatif par la référence à Socrate 1006 : "cette hypothèse est secondée par Socrate, tel que Platon l'aura fait parler dans le Théétète, du “démon“ ou du “dieu“ à accoucher dans chaque for intérieur (...) Une première maïeutique se doit donc d'atteindre cette nappe phréatique, forer le puits, et exhaurer de quoi irriguer le jardin" 1007 .
Un texte de 1992 confirme que son intuition de la maïeutique a trouvé appui dans la tradition éducative chrétienne dans laquelle il a baigné, autour des pratiques d'auto-analyse et d’accompagnement spirituel : "C'est l'axiome le plus antique : “Connais-toi toi-même“. Il se trouve dans une prière d'Augustin : “Cognoscam me. Cognoscam Te“...“Que je me connaisse. Que je Te connaisse“. Me connaisse : dans la mémoire de ce que je fus (et n'ai pas été) ; dans la conscience de ce que je suis, je sais, je veux, je peux (ou non) ; dans l'imagination de ce que je pourrais ou devrais devenir (ou ne pas devenir). Et “Te“ connaisse, serait-ce seulement dans la surréalité de ce “quelqu'un en moi plus moi-même que moi“ (Paul Claudel), “cet étranger vêtu de noir qui me ressemble comme un frère“ (A. de Vigny), ce “daimôn“ accouché par Socrate, le “Raphaël“ rêvé par Marx pour chacun des humains, le “Mozart“ de Saint-Exupéry, à ne surtout pas laisser assassiner, et pour les croyants une filiation, tel un grain de sénevé qui serait une graine de Dieu. Plus prosaïquement, et peut-être plus humainement, disons une semence de créativité (la créatura créatrix, la créature créatrice) discernée par Sertillanges dans l'œuvre de Bergson et telle que tout un chacun la porte dans sa giberne, comme une promesse de victoire dans la performance et dans le championnat qui sont de chacun à condition que chacun les discerne." 1008
Henri Desroche a réactualisé le concept philosophique de maïeutique, qu'il a repris, et dans sa première stratégie, sous l’appellation d’"accouchement mental", et ensuite, dans la globalité de son modèle, en lui attribuant, en final, ce qualificatif de maïeutique. Sa lecture assidue du Théétète, le convainc que l'accouchement du sujet est en fait la mise en lumière du génie spécifique de chacun, "le daimôn à débusquer", "le champion qui sommeille". Avec Socrate, il est convaincu que la personne est porteuse, telle une femme enceinte, d'un passé, d'un présent et d'un futur de connaissances et de créativités, c'est-à-dire des qualités, des capacités spécifiques qu'elle a actualisées, ou des potentialités à exciper, c'est-à-dire des capacités dont les germes sont à développer.
Au cours des séminaires Intermife, Henri Desroche était souvent sollicité, pressé d'expliquer, voire de justifier sa conviction que la maïeutique conduisait à une réhabilitation d'un sujet qui n'a pas été soumis aux influences explicites ou implicites d'un enseignement ou d'une tradition éducative marquée par ce type de pratique de connaissance de soi. Comme il l'exprime également dans la revue Anamnèses, il remontait dans ses souvenirs et renvoyait à un article du Père Sertillanges, qui l'avait beaucoup marqué et présentait l'activité ou actualisation d'une "capacité créatrice" de chaque personne comme une dimension ontologique, inhérente à l'être humain. Sertillanges, membre de l'Institut, en pleine période positiviste, osait affirmer dans la mouvance de Thomas d'Aquin et de Bergson : "Ontologiquement, l'activité suit l'être, dès que l'être est déterminé, et l'être volontaire, qui est volontaire en tant que doué de raison, est déterminé comme tel par la raison ... La nécessité de l'acte libre, ainsi comprise, est la forme que prend l'exercice de la liberté pour se conformer aux lois de l'être, de même que la nécessité physique est la forme que prend la liberté créatrice pour se conformer à la nature de l'être mobile" 1009 La réponse est imparable : si les capacités créatrices sont inhérentes et constitutives de la personne en tant qu'être humain, il suffit donc de les dégager quand elles n'affleurent pas sa surface existentielle et sont cachées sous le boisseau d'un vécu non encore conscientisé ou d’une expérience non encore verbalisée. Desroche reprend l'expression de son ami Roger Bastide de "spéléologie de l'âme" pour désigner cette lente avancée, que le maïeuticien réalise dans le labyrinthe de la vie de l'autre, afin de tirer "le fil du désir qui pourrait devenir un axe de projet" 1010 . Pour lui, pratiquer la maïeutique s'apprend, et la meilleure méthode est l'initiation, c'est-à-dire d'en faire l'expérience sur soi, tel le psychanalyste qui, pour pratiquer, doit avoir suivi une analyse. La différence, de taille, est que la méthode desrochienne peut être acquise sur la base d'une formation initiale d'éducateur, de formateur, de conseiller etc., et d'une pratique d'entretien de face à face. Toutefois, c'est un "métier" qui "ne se laisse pas pratiquer par n'importe qui, n'importe comment, n'importe quand et n'importe où. Il ne demande pas non plus que son partenaire s'allonge sur un divan ou s'agenouille au confessionnal. Cependant, entre l'improvisation des confidences et la sophistication d'un aveu ou d'un défoulement, il occupe malgré tout un créneau assez étroit et assez spécifique" 1011 .
Pour Henri Desroche, la référence à la pratique spirituelle du discernement des esprits était évidente et, au cours d’un des séminaires Intermife, le directeur du Centre de formation de Sèvres de Paris fit une intervention sur ce thème. En fait, cette intervention, centrée sur une présentation des finalités spirituelles du discernement, n'a pu tout à fait rejoindre les praticiens de l'orientation et l’ancien dominicain, lui-même, ne fut pas très disert sur la pédagogie, voire la "mécanique", rigoureuse des exercices spirituels ignatiens . Même si la pédagogie mise en œuvre par Ignace de Loyola s'appuie sur une fine observation du fonctionnement psychique humain, il semble toujours difficile de rechercher des convergences entre des pratiques religieuses et profanes, à cause du risque d'instrumentaliser des « exercices spirituels » inscrits dans une anthropologie et une foi chrétiennes 1012 .
Toutefois, conscient de la nécessaire finesse d'approche, du fait des risques de débordements d'émotion que l’auto-analyse et l'acte de mémoire peut susciter, Desroche a été très attentif à élaborer cet outil de « lecture de la vie », la bioscopie, que nous avons décrit plus haut. Cette grille thématisée préalablement selon quatre axes précis (études formelles, informelles, activité sociales et professionnelles), déclinés chronologiquement, a pour objectif d'en faciliter ainsi la lecture. S'il assure une fonction de "puisatier, d'obstétricien, d'horticulteur, également de dialoguiste, en respect mutuel et en coopération" 1013 , le maïeuticien, qu'il soit formateur ou conseiller d'orientation, est avant tout un spécialiste de l'interprétation, un "clinicien", au sens de celui qui pratique un diagnostic, c'est-à-dire interprète une réalité. Mais il est aussi partenaire d'un autre expert, la personne elle-même, tous deux étant situés sur des champs différents de connaissance : "le premier en sait plus long sur les méthodes, les références, la maîtrise d'un traitement. Mais le second en sait plus long sur son domaine, le sien, celui qu'il a cultivé spontanément dans une expérience de vie et d'action" 1014 . Dans son langage imagé, il définit ainsi les compétences du conseiller ou formateur maïeuticien, nécessaires à la lecture de la grille bioscopie, qui relève d'une finesse d'observation que seule une pratique avérée d'auto-analyse permet : "Le clinicien doit — le plus souvent — remarquer les récurrences, discerner les temps forts, pointiller les coupures, relever les contrastes ou les contradictions, délanger des confusions, pondérer les sous- ou surestimations, connoter des silences, interpeller des inconnues, encourager une velléité où peut-être une volonté se love, dissiper un doute, débrider une attache, dénoncer ou ratifier une impasse, préciser un dilemme, scruter une alternative, épingler un obiter dictum ( à définir ), repérer un frémissement" 1015 . Jean-Yves Robin souligne l'effet thérapeutique dû à l'émergence du sens, qui donne à la personne compréhension et direction à sa propre histoire, et qui est jalonnée par les "indicateurs existentiels 1016 , relevés par le maïeuticien dans sa lecture.
Henri DESROCHE, "De didactiques en maïeutiques", Entretien avec Henri Desroche, in Anamnèses, De ressouvenirs en ré-espérances, Urepco III, Université-réseau d'éducation permanente et coopérative, 12 avril 1994, n°20 octobre-décembre 1994, p.78.
Sur ce point, nous pouvons pratiquer une analogie avec la démarche de Sigmund Freud, qui a fondé certaines de ses théories psychanalytiques, en grande partie sur sa propre expérience d'auto-analyse.
Alex LAINÉ, Op. cit., p. 100. En citant l'expérience analogue de Gaston Pineau, autre pionnier de l’histoire de vie en formation et lui-même autodidacte, dans le sens qu’il a effectué un début de parcours intellectuel en dehors des institutions officielles, l'auteur situe ainsi l'origine de ce courant "constitué et institué dans les marges du champ universitaire». L'université d'État française, si elle a su réintégrer les chercheurs de l’histoire de vie, préfère toutefois laisser se déployer ce courant dans des structures moins prestigieuses comme celle de la formation continue plutôt que dans ses filières initiales, à la différence, par exemple, des universités de Génève et de Louvain, qui ont pu développer cette activité de recherche dans leur sein.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes", Anamnèses, art. cit., p.38.
Voici le fragment du théétète qui décrit l'art maïeutique de Socrate dont Desroche s'est inspiré : "Quant à mon art d'accoucher à moi, il a par ailleurs, toutes les mêmes propriétés que celui des sages-femmes, mais il en diffère en ce que ce sont des hommes, et non des femmes qu'il accouche ; en ce que, en outre, c'est sur l'enfantement de leurs âmes, et non de leurs corps, que porte son examen (...)
Cf. Platon, Théétète ou de la science, Paris, Gallimard, 1950, NRF, Pléiade), Tome 2, p. 95-96.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes", Anamnèses, art. cit., p.40.
Henri DESROCHE, "Animation = s'auto-déterminer", in Anamnèses, n°10, avril-juin 1992, pp. 19-20.
A. D. SERTILLANGES Op, "Le libre arbitre chez S. Thomas et chez Henri Bergson", in revue Vie intellectuelle, 25 Avril 1937, pp. 252-267.
Henri DESROCHE, Apprentissage 2, Education permanente et créativités solidaires, Paris, Les Éditions ouvrières, 1978, p. 111.
Ibid.
Cf. Séminaire maïeutique du 24 Mars 1993. Les analogies sont néanmoins frappantes et une recherche serait à engager sur les fondements des pratiques socioprofessionnelles d'accompagnement. Le but des exercices de discernement est de mettre le sujet devant sa vocation personnelle, en vue, selon la spiritualité jésuite, de "louer et servir Dieu". Les exercices ne se pratiquent jamais seul, mais avec un directeur ou accompagnateur, dont le rôle est, non pas de diriger, mais d'aider à faire passer les étapes, sans intervenir sur le fond, en laissant le sujet faire le trajet. Selon une progression pédagogique, celui-ci va apprendre à discerner les mouvements des esprits, bons ou mauvais, en lui, c'est-à-dire ses désirs et les résistances qui l’empêchent d'aller vers son désir profond. Les exercices spirituels d'Ignace de Loyola, qui consistent à préparer un choix, une décision, sont élaborés pour une durée de quatre semaines maximum : la première consiste à méditer sur les "péchés", c'est-à-dire les obstacles à l'objectif visé ; la deuxième vise à préparer le choix ou "l'élection", selon le terme ignatien ; durant la troisième phase, la personne va passer le choix au crible de l'épreuve, en référence à la Passion du Christ, afin d'en vérifier le bien-fondé ; enfin la quatrième étape consiste à entériner le choix par "l'adhésion du cœur" et la contemplation. Maurice Giuliani a souligné un des aspects originaux de la pédagogie ignatienne : "Les Exercices nous demandent moins de faire la volonté de Dieu que de “la chercher et la trouver“. Comment la chercher ? Non pas seulement par obéissance aux commandements ou aux règles (...) mais par le discernement qui s'exerce à travers les motions ressenties". Cf. Maurice GIULIANI s.j., "Les motions de l'esprit", in L'accompagnement spirituel, revue Christus, Paris, Assas, n°153 hors série, pp.83-104.
Henri DESROCHE, "Conduites maïeutiques en éducation des adultes", Anamnèses, art. cit., p.40.
Henri DESROCHE, Apprentissage 2, Op. cit., p. 110.
Idem, pp. 110-111.
Jean-Yves ROBIN, "La biographie professionnelle au service de l'éducation des adultes", in Éducation des adultes et formation permanente, revue Binet-Simon, n°628, 1991, pp.53-66.