Si la sociologie et la biologie privilégient la notion d'individu, soulignant ainsi son unité propre et ses caractères distinctifs dans le concert des groupes sociaux ou des espèces, la psychologie, quant à elle, lui préfère celui d'identité. Cependant, le concept d'identité est difficile à appréhender, tant ses facettes sont diversifiées, psychologiques quand il se rapporte à l'individu, sociologiques quand il relève du groupe et des sociétés. La philosophie occidentale a mis en évidence le paradoxe de son caractère polysémique, alternant entre ce qui est identique et ce qui est unique. Avec un regard quelque peu schématique, on pourrait dire que la sociologie a mis en exergue la première acception au travers des concepts de groupe d'appartenance, d'identités sociales, culturelles etc. La psychologie s'est intéressée au second sens, en insistant sur les dimensions affectives, sociales et cognitives de construction identitaire, d'identification, de concept de soi 1019 .
Si le modèle éducatif desrochien trouve son harmonie lexicale, par les vocables de sujet, objet, trajet, projet, qui riment ensemble, ce n'est pas seulement par goût du jeu de mots qu'affectionnait le professeur, dont on peut dire que la poésie est une seconde nature 1020 , mais dans un souci de cohérence linguistique, à l'exemple des langues sémitiques, dont l'organisation est fondée sur l'utilisation d'un petit nombre de racines, sur lesquelles sont ajoutés préfixes et suffixes pour composer le vocabulaire. Le choix de la racine "jet", du latin "jectare", qui indique un mouvement, celui de lancer à travers l'espace, n'est pas anodin chez Desroche, très marqué par la dimension d'action 1021 . Le terme de sujet qu'il privilégie doit être pris à la fois dans sa dimension grammaticale de première personne qui agit, et dans sa dimension philosophique existentielle, qui renvoie l'image de l'homme, ce « moi jeté dans le monde », selon l’expression de Heidegger, mais se relevant pour tenter de le maîtriser, dans une vision de liberté de la personne au-delà de tous déterminismes.
Dans une problématique linguistique, Benveniste traduit bien ce double sens :"«Je» se réfère à l'acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne le locuteur. C'est un terme qui ne peut être identifié que dans ce que nous avons appelé ailleurs une instance de discours, et qui n'a de référence qu'actuelle. La réalité à laquelle il renvoie est la réalité du discours. C'est dans l'instance du discours où «Je» désigne le locuteur que celui-ci s'énonce comme «sujet». Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l'exercice de la langue. Si l'on veut bien y réfléchir, on verra qu'il n'y a pas d'autre témoignage objectif de l'identité du sujet que celui qu'il donne ainsi de lui même sur lui-même" 1022 . Cette réflexion souligne déjà le rôle primordial joué par le langage dans l’expression de l’identité.
Dans un autre point de vue, Jacques Lacan, dans le renouveau de la théorie freudienne qu'il propose, a également mis en exergue le concept de sujet, étayé par la philosophie : "Là où c'était, le Ich (Je) .. le sujet doit advenir" 1023 . Tout en résumant ainsi la théorie psychanalytique, qui définit l'axe du développement de la personne, comme le chemin d'un lointain "en-deçà" vers un "au-delà" sans limites, il présente la vision d'un sujet à la fois libre et enchaîné, qui n'est jamais là où on pourrait l'attendre, qui est toujours surpris et surprend à la fois, qui est toujours plus que ce qu'il présente de lui, car il est toujours à venir, déterminé par un passé, qu'il essaie sans cesse de dépasser. Toutefois, la conception du sujet chez Lacan est dominée par la dimension d'inconscient, puisque c'est "dans l'inconscient, exclu du système du moi, (que) le sujet parle" 1024 . En effet, si Lacan reconnaît que la notion du moi freudien "tire son évidence actuelle d'un certain prestige donné à la conscience en tant qu'elle est une expérience unique, individuelle, irréductible" 1025 , il préfère s'en écarter pour tenter d'appréhender la vérité d'un sujet, "ni substantiel ni identique à lui-même dans tous ses énoncés" 1026 , plus proche du sujet cartésien dominé par le doute, mais dont les assises se révèlent bien plus larges, puisqu'elles englobent l'inconscient. La primauté accordée à l'inconscient ne s'ajuste pas à la pratique sociale d'accompagnement vers l'emploi, que représente l'orientation, qui ne peut qu'intégrer cette dimension, être éventuellement éclairée par elle, mais dans l'impossibilité d'agir sur elle. Cependant, ce qui nous intéresse dans la conception du sujet que Lacan a mis en exergue grâce en partie à la philosophie, c'est sa dimension de désir, véritable axe de vie porté par le symbolique de la parole, elle-même expression de celui-ci.
René L'ÉCUYER, Le développement du concept de soi de l'enfance à la vieillesse, Presses de l'Université de Montréal, 1994.
Rappelons que Desroche tout au long de sa vie a composé nombre de poèmes et qu'un de ses premiers ouvrages était consacré à Paul Claudel (Cf. Henri Desroche, Paul Claudel, poète de l'amour, Paris Éd. du Cerf, 1944, 168 p. ; Henri Desroche, "L'amour et son dictionnaire des affectivités", in Mémoires d'un faiseur de livres, Op. cit., pp. 9-45.)
La lecture du dictionnaire (Cf. Larousse, Lexis, 1977), confrontée à celle de Desroche, nous permet de définir ces termes de la manière suivante :
- Le terme "Sujet" vient du latin "subjectus" , jeter sous, désigne, selon deux acceptions contradictoires, à la fois la personne qui est soumise, subordonnée à une autorité souveraine et, au sens philosophique privilégié ici, "l'individu capable de pensée et de conscience".
- Le terme "Objet", qui vient du latin "objectum", jeter devant, est pris au sens d'une chose, "définie par sa matière, sa forme, sa couleur", donc inanimée et s'oppose au mot "sujet", animé.
- Le vocable "Trajet", du latin "trajectus", traverser, désigne l'action de parcourir la distance d'un lieu à un autre. Pour Desroche, ce parcours est accompagné.
- Le vocable "Projet", du latin "projectare", jeter en avant, désigne l'intention de faire
Emile BENVENISTE, Problème de linguistique générale, Paris, Gallimard,1966, pp.261-262 cit. in Les études philosophiques, n° 2, avril-juin 1991.
Jacques LACAN,Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 45.
Jacques LACAN,Le séminaire, Livre II, Le moi dans la rhéorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.77.
Jacques LACAN,Ibid.
Gérard MILLER (sous la direction), Lacan, Paris, Bordas, 1987, p.23.