L'origine étymologique étrusque du substantif "personne" donne une première signification particulière, celle de "masque de théâtre" repris dans la culture théâtrale grecque, qui a dérivé vers le sens de "personnage avant de se stabiliser dans celui de l'unicité de l'être. Masque de théâtre et aussi porte-voix dans l'Antiquité, la personne est directement et intrinsèquement liée à l'acte de parole, et de ce fait, ne peut échapper à la relation aux autres, car parler, c'est dire quelque chose à quelqu'un d'autre. En utilisant le terme de personne pour théoriser le courant philosophique qu'il a fondé, dans une période historique marquée par l'idéologie marxiste, préconisant le primat du collectif sur le singulier, Emmanuel Mounier a clairement manifesté son engagement pour la spécificité et l'unicité de l'être humain, inscrit dans l'histoire sociale. L'arbre existentialiste qu'il a placé dans son introduction aux existentialismes, fait apparaître la généalogie de ce mouvement philosophique 1027 , en situant la branche personnaliste entre les branches de l'existentialisme de Karl Jaspers et de celle de Gabriel Marcel. Si Jaspers, philosophe et psychiatre, a instauré la réflexion philosophique non seulement comme activité théorique mais aussi comme pratique impliquant l'expérience, donc devant être généralisée dans tous les aspects de la vie sociale, Gabriel Marcel met l'accent sur deux composantes de l'acte d'exister, l'être et l'avoir 1028 , en stigmatisant l'illusion de la toute puissance de la raison qui veut expliquer, rationaliser. Il insiste sur cette dimension d'"inconnaissable" et d'"incommunicable" chez l'homme qui relève du mystère, dans le sens d'une réalité voilée qui ne se révèlera que dans certaines circonstances. Emmanuel Mounier confirme cette impossibilité de cerner la personne humaine comme un objet :"Caractériser un homme ou une chose, est l'acte le plus artificiel du connaître. Plus nous accédons à la réalité, plus elle cesse d'être assimilable à un objet posé devant nous sur lequel nous prenons des repères... l'être est un "inépuisable concret" qui ne peut être constaté mais seulement reconnu comme on reconnaît une personne, et même moins reconnu que salué. L'image de la possession n'arrive pas à établir le contact entre le connaissant et l'être. On ne possède que ce qui est inventoriable, comptable. Or, si l'être est inépuisable, il est jusqu'en sa moindre parcelle le non inventoriable. Tout ce que j'accumulerai de savoir à son sujet (le savoir étant un avoir du connaissant), restera toujours quantité infime par rapport à ce que j'en ignore" 1029 . Ainsi, l'existence ne peut être réduite ni mise en système car celui-ci fonctionne, collectionne, articule et répertorie, alors que "l'inépuisable ne se compte pas et l'insaisissable ne s'articule pas" 1030 .
Nous allons tenter de mettre en relief les thèmes centraux de ce concept de personne en nous appuyant sur le modèle théorique d'Emmanuel Mounier, repris par Michel Richard 1031 . La personne ne peut se réduire à une structure qui requiert une catégorisation, car elle est avant tout mouvement, l’"affirmation d'une réalité mobile et progressive qui se découvre, s'enrichit et gagne en autorité intérieure" 1032 . Elle est transcendante car elle n'est pas réductible aux déterminismes : "la transcendance est cette richesse productrice d'un soi en constante tension avec lui-même et en perpétuel affrontement avec autrui et la réalité sociale" 1033 . La personne est libre : "la primauté de la qualité d'être de la personne postule en premier lieu sa liberté ... Elle est une conquête, ce qui fait dire à Mounier que nous sommes plus libérables que libres". La personne est corporelle : "l'existence subjective suppose la reconnaissance de l'existence corporelle, ce mouvement par lequel nous nous reconnaissons appartenir au monde de la matière s'appelle assumer, c'est à dire qu'il s'agit, pour l'être personnel, d'harmoniser tout ce qu'il y a en lui de pesanteur, d'instinct et d'irrationnel afin que le monde de la matière qui lui paraissait extérieur devienne l'œuvre de la personne" 1034 . L’individu humain n’est pas seulement le croisement de matière et d’idées, mais un tout indissociable dont l’unité prime parce qu’elle est enracinée dans une réalité qui la dépasse, la transcende. Mais cet au-delà, cet absolu de la personne à l’intérieur d ‘elle-même, déjà mis en exergue par Saint Augustin il y a quelques siècles 1035 , ne coupe pas l’homme ni du monde ni des autres hommes, mais au contraire nourrit cette relation au monde et aux autres.
Emmanuel Mounier n’est pas le seul représentant du personnalisme, comme il l’indique lui-même dans son schéma des fondements de ce courant, et son aîné, Jacques Maritain, qui a contribué au renouveau de la pensée de Saint Thomas d’Aquin et qu’à ce titre on qualifie de néo-thomiste, a largement inspiré son chemin philosophique, en réconciliant dans le concept de personne les dimensions d’essence et d’existence : "L'homme est une personne, qui se tient elle-même en main par son intelligence et sa volonté. L'homme n'existe pas purement comme être de la nature. Il y a en lui une existence plus riche et plus noble : la surexistence spirituelle de connaissance et d'amour. Il est ainsi, à un certain titre, un tout et non simplement une partie ; il est un univers à lui-même, un microcosme dans lequel le grand univers peut être embrassé par la connaissance" 1036 . Dans une perspective métaphysique, Maritain distinguait, dans les concepts d’individu et de personne, deux modes de présence à soi et au monde, le premier « fragment de matière », subissant les lois de l’univers, et le second, en capacité de s’élever et de dominer les déterminismes du monde. Il dénonçait ainsi « l’individualisme moderne » à l’origine de la confusion entre individu et personne, prédisant l’aliénation de l’individu au tout social, qui pouvait conduire à la mort même de la démocratie : « Dans l’ordre social, la cité moderne sacrifie la personne à l’individu ; elle donne à l’individu le suffrage universel, l’égalité des droits, la liberté d’opinion, et elle livre la personne, isolée, nue, sans aucune armature sociale qui la soutienne et la protège, à toutes les puissances dévoratrices qui menacent la vie de l’âme, aux actions et réactions impitoyables des intérêts et des appétits en conflit, aux exigences infinies de la matière à fabriquer et à utiliser » 1037 .
Nous pourrions oser un raccourci quelque peu radical, selon lequel la personne serait un concept réunificateur entre l'âme et le corps qui, avec Mounier, intègrerait l'altérité. Certains ont affirmé que seules deux philosophies vivantes avaient traversé notre XXème siècle : le marxisme et l’existentialisme. Si le premier peut être considéré comme une philosophie de la troisième personne et le second, de la première personne, dans cette affirmation des personnalistes, "nous sommes contre la philosophie du moi et pour la philosophie du nous" 1038 , apparaît clairement le fondement relationnel de leur pensée. En effet, pour Emmanuel Mounier, l'expérience la plus fondamentale de la personne est la communication, au sens de relation : "La personne ne se connaît que par autrui et ne se trouve qu'en autrui" 1039 . Cette idée plonge ses racines dans la philosophie de Martin Buber, lui-même représentant de la pensée juive issue de l'étude de la Bible et qui a magnifiquement traduit le concept de relation dans son ouvrage intitulé le "Je et le Tu", posant un regard philosophique, sur lequel nous nous pencherons plus loin.
La spécificité du concept de personne est corroborée par la science elle-même, qui confirme son unicité biologique. Chaque être humain est naturellement étranger à l'autre, du fait de la multiplicité difficilement sondable de ses caractères génétiques 1040 . La science apporte ainsi une confirmation à la philosophie, en soulignant l’infini de l'archétype humain. Le mystère de la personne qui est loin d'être dévoilé, est à relier à la dimension d'altérité 1041 .
Ce concept, tel qu'il a été défini par ces penseurs, avec ses résonances ontologiques, philosophiques et psychologiques, semble avoir été le pôle fondateur de ces pédagogies ou stratégies éducatives élaborées par Henri Desroche, qui redonnent à l'adulte cette "éminente dignité de l'homme" dont parle Emmanuel Mounier et qui pourrait lui ouvrir dans sa recherche professionnelle, des possibilités que les situations d'évaluation subies dès sa naissance, lui ont progressivement fermées.
Emmanuel MOUNIER, "Introduction aux existentialismes", Œuvres, tome III, Paris, Seuil, 1962, p.71. Cf. Schéma de l’Arbre existentialiste de Mounier en annexe.
Gabriel MARCEL, ÊEtre et avoir, Paris, Éditions universitaires, 1991, 194 p.
Emmanuel MOUNIER, Op. cit., p. 80.
Emmanuel MOUNIER, Op. cit., p.81.
Michel RICHARD, La pensée contemporaine, les grands courants, Lyon, Chronique Sociale, 3e édition, 1986, p.101.
Emmanuel MOUNIER, Oeuvres, tome II, Traité du Caractère, Paris, Seuil, 1962, p. 565.
La transcendance désigne le caractère unique et spécifique de l'homme en tant que liberté.
Cf. Michel RICHARD, Op. cit.,p.101.
Ibid.
Saint AUGUSTIN, Les Confessions, Paris, Flammarion, 1964, 316 p.
Jacques MARITAIN, Pour une philosophie de l'éducation, Paris, Fayard, 1969, p. 130.
Nous pouvons regretter que ce philosophe soit si méconnu des milieux éducatifs français, alors qu’il a consacré une partie de son œuvre à repenser l’éducation, et que son influence soit plus importante aux Etats-Unis et en Amérique Latine.
Jacques MARITAIN, Trois réformateurs, Luther, Descartes, Rousseau, éd. Plon, 1925, cité par Gérard LUROL, Mounier, I , Genèse de la Personne, Paris, Editions Universitaires, 1990, p. 166.
Emmanuel MOUNIER, Œuvres, tome I, Paris, Seuil, 1962, p.166. cité par Gérard LUROL, Mounier, I , Genèse de la Personne, Paris, Editions Universitaires, 1990, p. 236.
Emmanuel MOUNIER, Œuvres, tome III, Op. cit.,p.83 .
Même la découverte récente des 30 000 gènes constitutifs de l’être humain ne pourra contredire cette différenciation et cette unicité, que l’on trouve déjà chez les vrais jumeaux. Même à propos du clonage, deux individus identiques ne sont pas des personnes identiques, de la même manière que deux vrais jumeaux ne sont pas totalement identiques. L'éducation, l'environnement, l'expérience différencient les individus.
Dans la Bible, l'homme est créé à l'image de Dieu, lui-même inconnaissable et mystère pour l'homme. Sur la question de l'unicité de la personne, le Talmud apporte une réponse intéressante : ce n'est pas seulement pour une raison d'unicité de la personne que pour une raison sociale, que Dieu aurait créé des êtres uniques. L'unicité des personnes risquerait de provoquer le désordre social car tout le monde vivrait selon le même schéma, voudrait la même chose etc...