1.2.3. Les personnes dans la personne : approches anthropologiques

Après avoir dégagé l’ouverture que la philosophie donne au concept de personne, il convient de revenir aux problématiques, psychologique et psychanalytique, pour aborder la complexité de l'entité "personne", munie d'une multiplicité de facettes. Nous avons déjà évoqué la notion d'identité, que l'on confond souvent avec l'instance du "moi" de la psychanalyse 1042 , conçue par Jacques Lacan comme une série de "malentendus qui se prennent de l'idée qu'il y aurait dans le sujet quoi que ce soit qui réponde à un appareil — voire comme on dit ailleurs, à une fonction propre — du réel" 1043 . Et ce dernier dénonce "l'évidence trompeuse que l'identité à soi-même qui se suppose dans le sentiment commun du Moi, aurait quoi que ce soit à faire avec une prétendue instance du réel" 1044 . Selon l'anthropologue Jean François Gossiaux, "d'un point de vue anthropologique, l'identité est un rapport et non pas une qualification individuelle comme l'entend le langage commun. Ainsi, la question de l'identité est non pas “Qui suis-je ? “, mais “Qui suis-je par rapport aux autres, que sont les autres par rapport à moi ?“ Le concept d'identité ne peut se séparer du concept d'altérité" 1045 . Si l'identité personnelle se construit surtout dans les premiers âges de la vie, par identification 1046 , c'est plus par expérimentation qu'elle se modèlera et se formera par la suite : "La psychologie développementale constate qu'en faisant des expériences tout au long de sa vie, la personne accumule ou développe ses perceptions d'elle-même, des perceptions de soi ... À force d'accumuler ainsi des perceptions de soi, il arrive un moment où l'individu éprouve le besoin de mettre de l'ordre, d'organiser ces différentes perceptions en “concepts de soi“. Mais des concepts de soi ne sont pas forcément une identité. Celle-ci se forme au moment où la personne organise des concepts d'elle-même en “structure“. C'est la structure des concepts de soi que je nomme « l'identité de la personne »" 1047 .

Henri Desroche, de par ses nombreux contacts avec les cultures d'Afrique et d'Amérique latine, rejoint ces constatations issues de la psychologie et de la psychanalyse, sans se réclamer toutefois de ces disciplines. Tout en restant fidèle à Platon, dont il a relu maintes et maintes fois le Théétète, il souligne la complexité et le mystère de la personne de la manière suivante : "Tu portes une apparition dans ton apparence, une inspiration dans ta respiration, un génie dans la banalité, un champion dans tes prestations, un gagnant dans ta performance, un bâton de maréchal dans ta giberne, un ange qui est ton démon, et inversement, un ciel dans ton terre à terre, une altitude ou une profondeur dans ton train-train, un opéra dans ta déambulation, voire selon certains, une métempsycose ou/et métasomatose dans ton épaisseur psychosomatique, un dieu dans ton humanité, et en tout cas, un trans-personnage dans l'immanence de ta personnalité. Autre poète : “un étranger vêtu de noir “ ... ou d'arc-en-ciel ... qui te ressemble comme un frère. Une vocation dans des vacations. Une personne dans ta personne" 1048 . Cette personne aux multiples facettes, évoquée de façon lyrique, fait écho à la réflexion de Michel Serres, illustrée par un manteau d'Arlequin en figurine de la couverture de son livre 1049 . Selon lui, toute personne est le résultat de multiples croisements, à commencer par celui, plus interne, des gènes de son père et de sa mère et de tous ceux plus externes issus des rencontres de la vie :"Je suis donc en réalité tous ceux que je suis dans et par les relations successives ou juxtaposées dans lesquelles je me trouve embarqué, productives de moi, sujet adjectivé, assujetti au nous et libre de moi : que le lecteur veuille bien me pardonner : je n'en parle (de moi, vraiment?) que pour chercher le plus loyalement du monde ce qui est en lui. Donc le moi est un corps mêlé : constellé, tacheté, zébré, tigré, moiré, ocellé, dont la vie doit faire son affaire. Voilà que revient le manteau d'Arlequin, cousu d'adjectifs, je veux dire de termes placé côte à côte" 1050 .

L'art de la maïeutique consiste donc à accompagner la sortie de ces "trésors" cachés, enfouis à l’intérieur de la personne, à l'exemple de la sage-femme qui aide à l'accouchement d'un enfant. De la même manière que l'enfant à naître est poussé par l'irrésistible mouvement de la vie, le génie spécifique de chacun serait prêt à se dégager, même si, dans certains cas, une assistance plus active est nécessaire. C'est ce que nous avons pu percevoir durant nos entretiens-interviews, dans l'analyse de la relation d'orientation, constituée de cette présence active mais non dirigiste. Nous avons pu voir que plus le trésor a été enfoui, recouvert par les blessures de la vie, plus la maïeutique exige du temps, un accompagnement plus spécifique et de la patience de la part des deux protagonistes.

Mais, de même que le concept de soi est pluriel, que sa réalité est composée de multiples facettes, de même la tradition africaine fait exister de nombreuses personnes dans la personne. C'est ainsi qu'est évoquée cette entité complexe par Amadou Hampâté Bâ, auteur du livre L'enfant Peul : "Les Peuls et les Bambaras ont chacun deux termes pour désigner la personne ... Le premier mot de chacun des quatre termes signifie “personne“ et le second “les personnes dans la personne“ ... Je citerai à ce propos une anecdote : ma propre mère, chaque fois qu'elle désirait me parler, faisait tout d'abord venir ma femme ou ma sœur et leur disait : j'ai le désir de parler à mon fils Amadou, mais je voudrais auparavant savoir lequel des Amadou qui l'habitent est là en ce moment" 1051 .

Cette diversité intra-personnelle, considérée comme ontologique dans la culture et la tradition africaine, est encore difficilement admise dans notre culture du "Cogito" cartésien, car jugée plutôt du côté de la pathologie et du dédoublement de la personnalité. Amadou Hampâté Bâ définit la personne humaine, "telle la graine végétale (qui) évolue à partir d'un capital premier qui est son potentiel propre et qui va se développer tout au long de la phase ascendante de sa vie, en fonction du terrain et des circonstances rencontrées. Les forces dégagées par cette potentialité, sont en perpétuel mouvement, tout comme le cosmos lui-même" 1052 . La conception occidentale, plus structuraliste, voire fixiste, de la réalité humaine a sans doute des conséquences sur les relations interpersonnelles, tendant à figer toute représentation de la personne dans un premier jugement ou, tel un objectif d'appareil photo, grossissant une facette, sans possibilité d'entrevoir d'autres expressions ou visages de celle-ci. S'appuyant sur ces approches anthropologiques de tradition ancestrale, ainsi que sur la maïeutique socratique qu'il a développée dans l'autobiographie raisonnée, Henri Desroche préconise un discernement très élaboré des personnes dans la personne, dans les multiples « instrumentations telles que “bilan de compétences“, “bilan personnel ou/et professionnel“, “histoires de vie“,"porte-folios“ etc. » 1053 . La prise en considération des aspects non professionnels, comme les activités et engagements sociaux ainsi que les activités d'études non-formelles de sa bioscopie, de même que les questionnements sur les potentiels non directement professionnels dans les pratiques de bilan, apportent des réponses techniques. Mais règlent-ils la question du regard posé sur l'autre dans l'espace de la rencontre ?

Notes
1042.

Freud, dans sa théorie de la personnalité, a dégagé trois constantes psychiques : le "ça", inconscient, siège de la libido, des pulsions, des désirs, ainsi que des représentations refoulées obéit au principe du plaisir, - le "moi" est conscient et capable d'être en relation avec la réalité extérieure ; régulateur de la vie psychique, il est dominé par le principe de réalité ; le "sur moi" qui fait partie de l'inconscient est issu de l'intériorisation des forces répressives subies par l'enfant dans son éducation ; le "moi", fragile arbitre pour Freud, resterait l'otage du "ça" et du "sur moi". Cependant ces catégories ont évolué avec l'avancée même de la théorie freudienne et l'émergence des concepts de pulsions de vie et de mort. En effet, Jacques Lacan, successeur de Freud, s'est élevé contre ce courant de la conscience, préférant une autre trilogie d'instances psychiques : le réel, le symbolique et l'imaginaire, soulignant la primauté du symbolique sur les deux autres. Pour Lacan, le moi relève de la fonction imaginaire, celle des représentations : "le noyau de notre être ne coïncide pas avec le moi - littéralement, le moi est un objet - un objet qui remplit une certaine fonction que nous appelons fonction imaginaire... la notion du moi tire son évidence actuelle d'un certain prestige donné à la conscience en tant qu'elle est une expérience unique, individuelle, irréductible."Il avance, quant à lui, le concept de sujet déjà mis en exergue par Freud. cf. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.60 et 77.

Sans pouvoir lui donner d’explication, Simone Clapier-Valladon rappelle la fréquence, en sciences humaines, de l'organisation de la personnalité selon trois instances, chez Lacan, chez Freud mais aussi chez Platon (désir, courage, raison) et chez Aristote (l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme pensante).

1043.

Jacques LACAN, Écrits, Paris, Éd. du Seuil, Collection Points, tome I, 1966, p. 83.

1044.

Ibid.

1045.

Cité par Jean-Claude RUANO-BORBALAN, "Introduction, La construction de l'identité", in L'identité, l'individu, le groupe, la société, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 1998, pp.1-13

1046.

Paul Ricœur commente ainsi ce que dit Freud (GW XIII p118 SE XVIII p108) :"1) l'identification constitue la forme la plus primitive de l'attachement affectif à un objet ; 2)à la suite d'une transformation régressive, elle devient le substitut d'un attachement libidinal à un objet, et cela par une sorte d'introjection de l'objet dans le moi ; 3) l'identification peut avoir lieu chaque fois qu'une personne se découvre un trait qui lui est commun avec une autre personne, sans que celle-ci soit l'objet de ses pulsions sexuelles".Paul RICOEUR, De l'interprétation, essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 217.

1047.

Raymonde BUJOLD, extrait d'une conférence sur l'image de soi, citée par Sylvie BOURSIER et Jean Maire LANGLOIS, in L'orientation a-t-elle un sens ?, Paris, Édition Entente, 1993, pp.149-150.

1048.

Henri DESROCHE, "Les personnes dans la personne", in Anamnèses, juillet-septembre 1993, n°15, p.55.

1049.

Michel SERRES, Le tiers instruit, Paris, 1991, 251 p.

1050.

Michel SERRES, Op. cit., p. 221.

1051.

Amadou HAMPÂTÉ BÂ, La notion de personne en Afrique noire, Conférence Paris, 11-17 octobre 1971, Colloques internationaux du CNRS, n°544, éditions du CNRS, 1973, p.182. Cité par Henri Desroche, Art. cit. Dans un ouvrage récent, Théodore Monod évoque ce prophète et poète africain, qu'il a bien connu. Cf. Théodore MONOD,

1052.

Amadou HAMPÂTÉ BÂ, Art. cit., p. 185.

Dans la culture africaine, les phases ascendantes de la vie, au nombre de neuf, constituent la période de développement des forces physiques et psychiques de la personne. Elles s'arrêtent à 63 ans et à partir de cet âge, l'homme amorce son déclin qui peut se terminer au bout de neuf étapes, à 126 ans ! Nous voyons là une conception bien différente et plus optimiste du cycle de la vie humaine.

1053.

Henri DESROCHE, Art. cit., p. 55.