1.2.4. La conception de la personne chez Desroche

Alors qu'il se réfère souvent à Blondel, philosophe du courant personnaliste, Desroche fait usage du concept de personne, sans référence très explicite au personnalisme en tant que tel. On sait cependant qu’il a connu personnellement Mounier à l'époque de la parution de son livre "Signification du marxisme", qui avait valu une critique élogieuse du philosophe dans la revue Esprit. Les deux hommes se sont rencontrés à L'Arbresle dans la région lyonnaise, au cours d'un débat sur le marxisme. De même, il a été en contact avec d'autres philosophes personnalistes, en particulier Nicolas Berdiaeff 1054 . On peut aussi lire le qualificatif "personnaliste" dans le sous-titre d'un article de la revue Anamnèses, dans lequel il met explicitement le choix de ces termes en rapport avec la pensée de Mounier en nommant les nombreux réseaux coopératifs qu'il a animés 1055 . Mais au-delà de ces éléments de reconnaissance, on peut affirmer qu'il l'a complètement intégré et assimilé, sans doute dans la globalité de la philosophie thomiste qui a sculpté sa pensée, au travers de ses références constantes à la personne et à ses communautés. Pour lui, elle-ci ne peut qu’être un sujet libre, en capacité de dépasser ses déterminismes, une "présence dirigée vers le monde et les autres personnes" 1056 , à la fois acteur et auteur, dans le sens créateur, et dont les projets et l’action sont l'expression et l'avènement d'elle-même.

En se référant aux différents réseaux communautaires qu'il a lui-même animés, il explicite sa conception, dont les fondations reposent sur deux piliers : l'auto-détermination et la coopération, qu'il résume selon un adage inventé, dans la ligne de sa stratégie du sujet :"avant d'être et pour être animant et animateur : anime-toi toi-même" 1057 . Etre soi-même pour être avec d'autres. Dans un schéma, que nous reproduisons ci-dessous, le professeur a illustré les différentes facettes de la personne humaine, en référence au "système personne" de Georges Lerbet, selon quatre pôles ou points cardinaux : en amont les "personnes-racines", placées à l'ouest sur le dessin, au-dessous (sud) les "personnes-destins", au-dessus (nord) les "personnes-blasons" ; et enfin en aval (est) les "personnes-projets".

Les personnes dans la personne

"Les Personnes Racines"

En reprenant le postulat aristotélicien, "c'est en considérant les choses dans leur genèse qu'on en acquiert une meilleure intelligence", Desroche situe au premier plan le discernement à partir de la "genèse" des personnes, démarche qui s'apparente, selon lui, "au fameux discernement des esprits dans la tradition des directeurs de conscience, ces ancêtres d'une intervention psychanalytique selon Freux lui-même" 1058 .

Dans l'autobiographie raisonnée, les “personnes racines“, multiples, sont "déposées dans une post-conscience", telle une sédimentation, qui dessine des facettes diversifiées "en creux ou en relief dans le paysage émergé" de la bioscopie ou lecture de la vie. En utilisant le préfixe "post", alors qu'on attendrait "anté" pour signifier ce qui a précédé dans l'histoire de vie, Desroche prend le parti de la conscience, c'est-à-dire de ce que la personne fait apparaître à la surface dans la mémorisation de son histoire, qui englobe dans une conscientisation du passé, à la fois le conscient et l'inconscient, par nature obscur et illisible, mais réel. Il ne s'attache pas à la seule "archéologie" du sujet, au sens donné par Ricœur à la psychanalyse, mais rassemble dans la bioscopie, son histoire, telle qu'il l'exprime « hic et nunc », à un moment et dans un lieu donnés. Mais ce qui intéresse le sociologue, ce sont principalement les "communautés encourues, parcourues .. concourues et donc en quelque sorte sédimentées dans la statigraphie de la personne", c'est-à-dire les lieux d'appartenance, d'expériences et de formation, qui fondent la personne et l'enracinent dans une culture, et dont l'exploration permet d'aborder une ou plusieurs de ses facettes : "communautés natives d'une famille, d'une lignée, d'un terroir, quartier ou village, d'une langue, d'une patrie ou "matrie" ou d'une phratrie ; communautés électives (des amours ou des amitiés, des compagnies ou des compagnonnages, des coopérations et convivialités) ; et communautés réciproques : celles qui simultanément ont été choisies et qui vous choisissent" 1059 .

Les Personnes-Destins“

Relevant de la sub-conscience, c'est-à-dire de l'en-dessous de la conscience, non seulement de l'espace obscur des rêves, de l'inconscient personnel et collectif, mais aussi du fond des générations qui ont précédé, les "personnes-destins" sont multiples et surgissent, telles des fantômes dans la vie, déterminant tel ou tel acte sans que le propriétaire, voire le locataire, en soit toujours conscient. Desroche résume cette catégorie en empruntant les mots de Jack London : "de même que l'embryon humain dans ses brefs dix mois lunaires reproduit dans son entier la vie organique depuis le végétal jusqu'à l'homme, de même mon être est l'aboutissement d'autres êtres (..) j'ai été formé à travers des myriades de siècles (..) des myriades de vie ont contribué à la substance matérielle et morales de mon être" 1060 .

Cette zone est peut-être le lieu des causes, susceptible d'apporter quelques raisons aux mobiles des choix professionnels. Mais, curieusement, en orientation, ces réponses ne sont pas essentielles. Peut-on parvenir à cerner ce continent encore insondé, sinon insondable, et à quoi sert, par exemple, de connaître tous les mobiles inconscients de devenir dentiste, agent de communication, collecteur d'impôt ou convoyeur de fond ? Ne risque-t-on pas même, en dégageant et en fixant de façon incomplète ces raisons inconscientes, de fausser l'élaboration du projet professionnel, et de plaquer sur la personne une image négative ?

Ce n'est que lorsque ces fantômes et ces phantasmes empêchent de vivre, de se projeter dans l'avenir, qu'ils sont gênants, et dans ce cas, c'est une thérapeutique dont la personne a besoin. S'il paraît indispensable de prendre en compte l'existence de ce sous-bassement de la personne en orientation, ce n'est, de toute façon, pas le lieu où il est possible d'intervenir.

La bioscopie, qui liste, entre autres, les emplois tenus par les ascendants des première et deuxième générations, montre des récurrences de choix de métier ou, au contraire, des oppositions et donne des indications sur cette alchimie souterraine. Celle-ci pourra être comprise par le travail d'"exhauration" du langage de l'inconscient que facilite la psychanalyse. Cependant, cette compréhension, cette connaissance, pour intéressante qu'elle soit, ne fait qu'apporter des éléments d'explication à posteriori, mais ne "fait" pas la décision et la mise en mouvement de la personne.

Les personnes-destins se situent dans l'espace du désir, qui fait vivre et mouvoir la personne, dépassant la simple satisfaction du besoin pour aller à la source de la vie humaine. Réveiller le désir, en donnant raison aux rêves, du passé ou de présent, c'est ouvrir pour la personne la voie de son infini, d'où la majuscule attribuée au mot : "L'idée de l'Infini est une pensée qui à tout instant pense plus qu'elle ne pense. Une pensée qui pense plus qu'elle ne pense est Désir. Le Désir «mesure» l'infinité de l'infini" 1061 . Pour Lévinas, ce Désir, inassouvissable, prend ses racines dans l'altérité d'Autrui :"Les désirs que l'on peut satisfaire ne ressemblent au Désir que par intermittence : dans les déceptions de la satisfaction ou dans les accroissements du vide qui scandent leur volupté. Le vrai Désir est celui que le Désiré ne comble pas, mais creuse. Il est bonté. Il ne se réfère pas à une patrie ou à une plénitude perdues, il n'est pas le mal du retour — il n'est pas nostalgie. Il est le manque dans l'être qui es t complètement et à qui rien ne manque" 1062 .

Cette définition rejoint celle du désir, selon Lacan, qui creuse et ne comble jamais. En effet, dans la théorie lacanienne, le désir, qui "bat la mesure de la vie" 1063 , subsiste toujours à travers son propre manque qui permet de désirer encore. Au-delà de la libido, énergie vitale, au-delà du désir sexuel, qui reste dans une logique de prise d'objet, le désir se situe dans un rapport de manque, non pas de quelque chose, mais de manque d'être qui fait vivre : "Le désir, fonction centrale à toute expérience humaine, est désir de rien de nommable. Et c'est ce désir qui est en même temps à la source de toute espèce d'animation (...) L'être vient à exister en fonction même de ce manque (...) C'est de la poursuite de cet au-delà qui n'est rien, qu'il revient au sentiment d'un être conscient de soi, qui n'est que son propre reflet dans le monde des choses" 1064 .

Lié à l'être, le désir constitue l'être de la personne et, comme le résume Desroche à partir du rêve, "petite mort convoquée" du sommeil, ou plutôt échappée de désir de l'inconscient dans la conscience quand celui-ci remonte à la surface par l'acte de mémoire : "Dis-moi, dis-toi qui tu rêves, et nous nous dirons qui tu es" 1065 .

Les “Personnes-Blasons“

Elles font partie de la "sur-conscience", en tant que personnes de référence ayant jalonné notre vie, modèles selon la valeur emblématique du blason historique, constitué d'une armoirie et d'une devise qui annonce l'identité, que Desroche emprunte à son ami André de Péretti 1066 . Ces "visiteurs ou visiteuses ... du soir ou du matin, du jour ou de la nuit, et qui remontent des profondeurs (=souterraines), descendent ... d'altitudes (“célestes“) pour introduire, induire, conduire leurs “ailleurs“ ou leurs “autrement“, disons, leurs transcendances dans les immanences hic et nunc d'une personnalité" 1067 , en clair ces personnes-blasons viennent abonder et enrichir l'être et l'histoire de la personne.

Le blason est aussi une modalité pour se présenter à l'autre, et Desroche, dans une langue inspirée, fait une longue liste de blasons, allant du prénom que l'on porte, de la musique ou le paysage que l'on aime, à la façon de s'habiller, à la carte de visite etc., qui sont de multiples manières de "répondre par un “personnage“ à la question latente (mais qui donc t'appelle ?), derrière la question manifeste « Comment tu t'appelles? »" 1068 .

À la fois référence à des idéaux et des valeurs, dont la personne s'inspire et expression sociale d'elle-même, appelée aussi "rôle" par les psychologues de l'interaction sociale, répondant aux attentes et aux normes qui se créent à l'intérieur d'un groupe, les personnes-blasons de la personne constituent, elles-mêmes, une multitude de visages que celle-ci présente au monde 1069 .

Dans sa remarquable étude sur la réinsertion des personnes qui ont pu traverser des périodes d'exclusion et de marginalisation sociale, après avoir plongé et été englouties, Bertrand Bergier montre l'écart de finalités ou de "blasons" entre les personnes exclues et les services sociaux. Pour les premiers, l'aide sociale aura principalement pour but la survie matérielle, alors que les travailleurs sociaux en espèrent une contrepartie en terme d'insertion, ce que les personnes exclues ne peuvent absolument pas envisager dans leur destitution personnelle et sociale. Mais chacun "joue le jeu", présentant sa valeur, dans une incompréhension souvent dramatique et stérile.

Les recherches nord-américaines sur le concept de valeur en orientation rejoignent ainsi la conception axiologique desrochienne, dans la mesure où "les contenus de valeur ont comme caractéristique principale d'exercer un puissant attrait sur les individus et, partant, de susciter des investissements énergétiques d'une envergure telle qu'ils sont souvent désignés ou perçus comme éléments centraux de l'identité" 1070 .

Les “Personnes-Projet“

Orientées vers l'avenir, et relevant de la pré-conscience, c'est-à-dire ce qui n'est encore pas advenu dans la réalité, elles sont également multiples à l'intérieur d'une personne. Elles "se profilent, s'anticipent, s'amorcent et s'annoncent pour des “interfuturs à échéance variable“ 1071 , selon la faisabilité des projets personnels, interpersonnels, sociaux, professionnels, de loisirs, de formation etc... Les personnes-projets sont l'aboutissement et la résultante de toutes les autres, "depuis les personnes-racines en amont se faufilant entre les contraintes des destins et les appels de leurs blasons" 1072 . Desroche fait référence à l'œuvre de Maurice Blondel sur le thème de l'action 1073 , pour définir sa conception du projet, en tant qu'anticipation d'une action, comme une dimension constitutive, une "composante ontologique" de l'être humain, traversé par des volontés "voulantes" et "voulues", sans cesse en conflit l'une avec l'autre : "il s'agit de vouloir ce qui ressortit à notre savoir, à notre pouvoir, à notre prévoir, à notre devoir" 1074 .

L'art de la maïeutique sera, au final, de faire advenir cette complexe synthèse. C'est ce que nous avons vérifié dans notre étude, au travers de nos entretiens-interviews qui ont révélé que les personnes portaient en elles une idée de projet, émergée ou non, qu'elles ont pu dégager, confirmer ou infirmer.

Par ce diagramme, dessiné en forme d'écrin enserrant, tel un bijou "la perle de la personne" dans ses multiples facettes et, par le commentaire qu'il nous offre, Desroche montre toute la complexité du processus d'élaboration de projet, qui ne peut s'imposer de l'extérieur, par l'environnement socio-économique du moment, mais doit advenir de l'intérieur de la personne elle-même, une fois effectué le discernement nécessaire, avec l'appui de la conduite maïeutique. Et à la psychanalyse qui, à elle seule, donnerait une lecture incomplète de la personne, ce sociologue, si l'on peut dire d'un troisième type 1075 , répond en suggérant la mise en œuvre d'une "socianalyse" qui, en faisant mémoire de l'ensemble des communautés traversées, permettrait à la personne de se situer par rapport à son avenir. Ces multiples facettes ainsi répertoriées montrent la complexité du "système-personne".

Cette conception, qui se rapproche ainsi de celle du personnalisme, souligne également la dynamique, propre à l'être humain, susceptible de développer à l'infini ses nombreuses potentialités. De là, s'impose la nécessité d'approches méthodologiques très diversifées en orientation, qui ne figent pas la personne dans une seule image, une photographie unique, sans préséance d'un type de méthode ou d'outil sur l'autre, de façon à prendre en compte cette spécificité multidimensionnelle qui lui est propre. L'avènement du sujet qui est l'objectif de la maïeutique exige un type de relation interpersonnelle appréhendée par Henri Desroche comme une relation de côte à côte, empreinte d'une dimension de respect vis-à-vis du mystère, voire du sacré, de la personne et de son histoire.

Notes
1054.

Cf. Denis PELLETIER, "Signification du marxisme, histoire d'un livre", in Henri Desroche, un passeur de frontières, Op. cit. , pp. 149-152.

1055.

Henri DESROCHE, "Pour des programmes “caritatifs“, une Animation personnaliste dans des réseaux communautaires", Anamnèses n°10, avril-juin 1992, pp. 15-35.

1056.

Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Œuvres complètes, Tome III, Paris, Seuil, 1962, p. 453.

1057.

Henri DESROCHE, Art. cit., Anamnèses, n°10, p. 17.

1058.

Henri DESROCHE, "Les personnes dans la personne éléments pour un bilan vocationnel", in Anamnèses, n°15, p. 59.

1059.

Ibid.

1060.

Jack LONDON, Le vagabond des étoiles, cité par Henri DESROCHE, "Les personnes dans la personne éléments pour un bilan vocationnel", in Anamnèses, n°15, p. 59.

1061.

Emmanuel LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1967, p. 174.

1062.

Idem, p. 175.

1063.

Denis VASSE, Le temps du désir, Essai sur le corps et la parole, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p.9.

1064.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 262.

1065.

Henri DESROCHE, Art. cit., p.59. Le professeur mentionne, en note, un certain nombre d'ouvrages sur le thème des rêves, thème qui, bien avant Freud, réputé pour en avoir décomposé le mécanisme, a intéressé l'ensemble des civilisations humaines

1066.

Nous avons déjà présenté la méthodologie de cet outil pédagogique d'expression de l'identité personnelle, utilisé à la MIFE.

1067.

Henri DESROCHE, Art. cit., p.60.

1068.

Henri DESROCHE, Art. cit., p.60.

1069.

Bertrand BERGIER, Les Affranchis, parcours de réinsertion, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

1070.

Jacques PERRON, "Les valeurs en orientation et dans la formation des conseillers", in PELLETIER D., BUJOLD R. et coll., Pour une approche éducative en orientation, Montréal, Gaëtan Editeur, 1984, p. 372.

1071.

Henri DESROCHE, Art. cit., p.60.

1072.

Henri DESROCHE, Art. cit., pp.60-61.

1073.

Maurice BLONDEL., L'Action, Tome I, Le problème des causes secondes et le pur agir, Paris, Librairie Félix Alcan, 1936 492 p., Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, 557 p.

1074.

Henri DESROCHE, "Les personnes dans la personne éléments pour un bilan vocationnel", in Anamnèses, n°15, p.61.

1075.

De la même manière que Desroche a posé son regard sur la personne dans une perspective sociologique, le courant de la sociologie clinique vient enrichir la réflexion sociale de l'apport de la dimension individuelle.