La dernière production des écrits d'Henri Desroche, "qui aima tant se pencher sur son passé au point d'en tirer une revue" 1076 , se trouve dans les vingt numéros d'Anamnèses, publiés entre 1990 et 1994, année de sa disparition 1077 . Au-delà de l'initiative d'un vieux professeur guetté par la mort, nous pouvons voir dans cette publication, consacrée à des souvenirs actualisant des séquences d'existence et de réalisations, sa conviction que faire œuvre de mémoire construisait le futur. La deuxième page de couverture de la revue est illustrée d'un schéma dessiné par lui-même et composé de deux flèches et de deux citations, que nous reproduisons ci-dessous. C'est ainsi qu'il présente sa conception de la dynamique de vie, tel un aller et retour entre le souvenir et l'espérance, en joignant à la phrase de Michel-Ange "Dieu a donné un frère à l'espérance, il s'appelle le souvenir", sa propre citation inversée "Dieu a donné une sœur au souvenir, elle s'appelle l'espérance", soulignant le "futurible", c'est-à-dire les potentialités de futur, de tout acte de mémoire.
L'espérance, lue par Desroche, et dont il a fait un livre 1078 , contient autant les "utopies pratiquées" 1079 , auxquelles il a participé ou qu'il a observées, que les projets qu'il a lui-même mis en œuvre ou contribué à lancer.
Le terme "Anamnèse", situé lexicalement dans le registre médical et religieux 1080 , est en quelque sorte sous-titré par le numéro 17 de la revue, intitulé "De souvenirs en espérances, 1914-1994, Octogesimo anno" 1081 , qu'il a publié à l'occasion de son anniversaire, peu de temps avant sa mort. Au-delà de l'utilisation d'un vocabulaire qui l'a profondément marqué dès sa prime jeunesse, c'est à dessein qu'il a puisé dans la liturgie judéo-chrétienne, pour illustrer la force et l'efficience de l'acte de mémoire par la célébration ou commémoration du souvenir.
Faire mémoire d'un évènement, c'est le rappeler du passé de telle sorte qu'il devienne présent, comme faire mémoire de quelqu'un, c'est le tirer du milieu des morts pour lui donner vie parmi les vivants. La mémoire est un acte qui dépend de la volonté des hommes, de leurs interprétations et plus encore de leurs choix. Elle est inévitablement sélective, peut virer à la caricature et se travestir en mensonge ; elle n'est pas un monument figé mais, en faisant revivre, elle aide à vivre. Dans une problématique psychologique, mémoriser est une activité mentale, qui met en œuvre un certain nombre de fonctions cognitives et, notamment, celle de la fixation de l'expérience consciente, selon des processus diversifiés. On appelle "trace en mémoire le résultat de la mémorisation" 1082 , qui relève de la mémoire associative et fait le lien entre l'expérience nouvelle et le savoir pré-existant. La mémoire est à la fois trace et construction, permettant à l'être humain de se re-présenter son passé.
Dans une perspective philosophique, elle est re-fondation du sujet qui, ainsi, devient acteur et auteur de sa vie et non pas objet de la fatalité. Emmanuel Lévinas livre l'ampleur de son contenu et de ses effets : "Par la mémoire, je me fonde après coup, rétroactivement : j'assume aujourd'hui ce qui, dans le passé absolu de l'origine, n'avait pas de sujet pour être reçu et qui, dès lors, pesait comme une fatalité. Par la mémoire, j'assume et je remets en question. La mémoire réalise l'impossibilité : la mémoire, après coup, assume la passivité du passé et le maîtrise. La mémoire comme inversion du temps historique est l'essence de l'intériorité" 1083 . Saint Augustin, précurseur de l'introspection, dont la pensée théologique et philosophique réunit à la fois la culture gréco-latine et biblique, ne dit pas autre chose, quand il explique la présence réactivée du passé dans l'œuvre de mémoire : "Lorsque nous faisons du passé des récits véritables, ce qui vient dans notre mémoire, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, qui ont cessé d'être, mais des termes conçus à partir des images des choses, lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre esprit des sortes d'empreintes. Mon enfance, par exemple, qui n'est plus est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l'évoque et la raconte, c'est dans le présent que je vois son image car cette image est encore dans ma mémoire" 1084 .
Si en éducation, la mémorisation est aussi un "geste mental par lequel on fait exister dans un imaginaire d'avenir ce qu'on entend conserver" 1085 , nous pouvons, à la suite d'Antoine de La Garanderie, donner un cadre plus général à cette action de retour sur soi et en soi, illustrée par le terme d’introspection : "L'introspection est définie comme la connaissance de soi par soi : elle consiste dans la connaissance intérieure que nous avons de nos perceptions, actions, émotions, connaissance qui est différente de celle que peut avoir un spectateur étranger" 1086 . Cette méthode d'observation de "l'intérieur" qui, depuis des siècles, a accompagné la réflexion humaine — on pourrait dire que l'auto-analyse de Freud, qui a donné naissance à la psychanalyse, relève de cette démarche —, s'appuie sur le primat de la conscience, selon l'affirmation cartésienne que "tout ce qui se passe en nous a un retentissement dans la conscience 1087 . Cependant, face aux avancées des méthodes objectives et expérimentales et à la domination de l'inconscient imposée par la psychanalyse, cette "psychologie des faits de la conscience" n'a pas résisté aux critiques et, devenue suspecte de non-scientificité, a été reléguée aux questionnements d'ordre spirituel 1088 . On peut voir dans le retour actuel de la phénoménologie, dans le renouveau des méthodes de témoignage verbal, tels les récits biographiques, comme dans le succès des méthodes éducatives d'Antoine de La Garanderie, une réhabilitation de l'introspection.
Nous avons insisté sur les aspects judéo-chrétiens du concept de mémoire, tel qu'il a été saisi par Desroche lui-même, pour souligner sa capacité de faire remonter le passé à la surface du présent et ainsi le transformer en présent actif. En osant un glissement ou un parallèle entre les registres sacrés et profanes, la bioscopie desrochienne, outil de lecture du passé conçu sur cet arrière-fond culturel, constituerait le "mémorial" de la vie, dans le sens du "mémorialis liber" (livre de mémoires), écrit dans lequel sont consignés certains faits mémorables, mais aussi dans le sens liturgique 1089 de contemplation des actions passées — dans le monde sacré celle de Dieu sur les hommes, et dans le profane celle des hommes sur les hommes —, dont l'efficience "hic et nunc" (ici et maintenant) est réactivée. Le mémorial, support de l'acte de mémoire, relève non seulement de la narration, de l'évocation, c'est-à-dire de cette mise en parole d'un évènement passé, mais aussi de l'interprétation, comprise comme un choix sélectif des évènements en fonction des nécessités du présent et des capacités de la personne à les réinvestir dans le présent.
Émile POULAT, "Henri Desroche, sociologue de l'espérance", La Croix, 6 juillet 1994.
Le numéro 20 est d'ailleurs posthume, réalisé à partir des derniers textes du professeur.
Henri DESROCHE, Sociologie de l'espérance, Paris, Calmann-Lévy, 1973, 253 p.
Pour la définition de l'utopie rêvée, écrite ou pratiquée, Cf. Pierre PICUT, La communauté Boismondeau, modèle d'éducation permanente : une décennie d'expérimentation, 1941-1951, Thèse de doctorat es-lettres et sciences humaines, sous la direction de Guy Avanzini, Université Lyon II, 1991, Tome 1, 535 p., p. 18.
Dans le registre médical, l'anamnèse, d'origine étymologique grecque (anamnèsis, action de rappeler à la mémoire), désigne "l'ensemble des renseignements fournis au médecin par le malade ou son entourage sur l'histoire d'une maladie et les circonstances qui l'ont précédée" (Cf. Grand Larousse en cinq volumes, 1992.)
Dans le domaine religieux, l'anamnèse désigne la séquence de la liturgie catholique qui précède la communion et qui suit immédiatement la consécration. C'est une "prière destinée à faire mémoire du Seigneur ... Cette mémoire qui le rend présent lui et son mystère". En effet, l'anamnèse, revalorisée par le concile de Vatican II à l'instar des liturgies des églises d'orient, est synthétisée par une acclamation introductive "Et maintenant souviens-toi !", représente un sursaut de l'attention dans le temps de prière, afin de mobiliser l'esprit de chacun pour entrer dans le mystère pascal et s'approprier les bénéfices de la mort et de la résurrection du Christ, rendues présentes par le travail de mémoire. Mais l'anamnèse est aussi directement issue de la tradition religieuse juive, qui fait mémoire du passage de la Mer Rouge et de la délivrance du peuple hébreu, c'est-à-dire de la Pâque juive, que l'on retrouve dans la liturgie du repas de Shabbat. (Cf. A.G. MARTIMORE, L'église en prière, Introduction à la liturgie, Paris, Desclée de Brouwer, 1961, p. 403.)
Non sans humour, Desroche, à l'occasion de son anniversaire, a paraphrasé le titre de l'encyclique sociale de Pie XI, "Quadragesimo anno", reprenant la doctrine sociale de Léon XIII, publiée en 1931, quarante années après. Le vocabulaire utilisé par Henri Desroche, empreint de la lexicologie religieuse, nous a obligée à consulter fréquemment les ouvrages et dictionnaires théologiques et liturgiques.
GHIGLIONE R., RICHARD J F. (sous la direction de), Cours de psychologie I, Origines et bases, Paris, Dunod, 1993, p. 169.
E. LEVINAS, Totalité et infini , Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.49.
Saint AUGUSTIN, Les confessions, Paris, Flammarion, 1964, p. 268.
Antoine de LA GARANDERIE, Défense et illustration de l'introspection, au service de la gestion mentale, Paris, Centurion, 1989, p. 9. La lecture de l'ouvrage de La Garanderie nous a appris que ce terme était apparu relativement tardivement dans notre vocabulaire, venant d'Angleterre au XIXème siècle.
Rodolphe GHIGLIONE, Jean François RICHARD (sous la direction de), Cours de psychologie, 1. Origines et bases, Paris, Dunod, 1993, p. 88
Rodolphe GHIGLIONE .., Op. cit., p. 89.
Selon Jean François Richard, le témoignage verbal, propre à l'introspection, reste, après des décennies, encore très controversé, voire "banni du champ de la psychologie expérimentale".
La liturgie est un acte à la fois symbolique et efficace qui rend présent le mystère du salut, au sens du "mysterion" grec, c'est-à-dire de l'inaccessible à la raison humaine. (Cf. A.G. MARTIMORE, Op. cit.)