1.3.2. De l'identité narrative à l'avènement du sujet

Que ce soit en formation ou en orientation, et plus particulièrement dans la praxis desrochienne, "en permettant aux sujets de ramasser et de mettre en formes leurs différents morceaux de vie, semés et dispersés au fil des ans, des temps et contre-temps, l'histoire de vie leur fait construire un temps propre qui leur donne une consistance temporelle spécifique, une histoire" 1090 . Avant d'être histoire, ces "morceaux de vie" 1091 ne sont que des évènements épars qui, pour avoir du sens, doivent être rassemblés dans un récit.

Or, le terme de récit nous conduit à nous référer à la pensée de Ricœur, avec son concept particulier d' »identité narrative », et sa thèse "qui revient à tenir le récit pour le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté" 1092 . En effet, le récit restera toujours la mémoire de l'évènement et le temps historique ne peut êtrequ'un "temps humain", qui par conséquent se raconte. Ce "philosophe de la relation, entre les disciplines, entre les savoirs et les cultures, entre la personne et la collectivité, entre la raison et le sens du religieux" 1093 , réhabilite la culture et la tradition narrative que la crise du monde moderne et les tragédies de notre siècle ont tenté, sinon de faire disparaître dans une certaine mort ou "éclipse", du moins de donner l'illusion que l'on pouvait s'en passer. Sa réflexion sur l'identité et le temps narratif, "qui redonne force aux concepts de fiction, de mémoire, d'évènement historique" 1094 , relève d'une pensée de l'action, à l'instar de celle de Blondel.

Ricœur appréhende de façon nouvelle le concept d'identité personnelle qu'il définit ainsi : "sans le secours de la narration, le problème de l'identité personnelle est en effet vouée à une antinomie sans solution : ou bien l'on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l'on tient, à la suite de Hume et de Nietzche, que ce sujet identique n'est qu'une illusion substantialiste, dont l'élimination ne laisse apparaître qu'un pur divers de cognitions, d'émotions, de volitions. Le dilemme disparaît si, à l'identité comprise au sens d'un même (idem), on substitue l'identité comprise au sens d'un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n'est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l'identité narrative (...) A la différence de l'identité abstraite du Même, l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie" 1095 .

Ce philosophe, qui a si bien réhabilité le sujet, retient du concept d'identité sa dimension d'ipséité, issue de l'examen introspectif réhabilité par la narration : "Le soi de la connaissance de soi n'est pas le moi égoïste et narcissique dont les herméneutiques du soupçon ont dénoncé l'hypocrisie autant que la naïveté, le caractère de superstructure idéologique aussi bien que l'archaïsme infantile et névrotique. Le soi de la connaissance de soi est le fruit d'une vie examinée, selon le mot de Socrate dans « l'Apologie »" 1096 . Il élimine toute velléité d'observation objective du passé, et préconise une philosophie subjective du temps : "L'avoir-été fait problème dans la mesure exacte où il n'est pas observable, qu'il s'agisse de l'avoir-été de l'évènement ou de l'avoir-été du témoignage. La passéité d'une observation n'est pas elle-même observable, mais mémorable" 1097 . Et il propose une interprétation du "caractère quasi-historique de la fiction" et du "caractère quasi-fictif du passé historique", de l'entrecroisement desquels procède le temps humain, ouvert sur l'infini et qui donne une même valeur au récit fictif et au récit historique. Si pour Ricœur, le sujet est exposé à une histoire, "à une mémoire dont il doit composer un récit" 1098 , pour Lévinas, autre philosophe de la relation, il est exposé à Autrui, défini comme l'Autre de soi-même. Le récit relie l'individu à lui-même, car il "l'inscrit dans une mémoire qui le projette en avant" 1099 . La relation "je-je" serait ainsi nécessairement préalable aux relations "je-tu", "je-nous".

C'est à partir du récit mis en forme et de sa problématisation ou, selon Ricœur qui se situe dans la mouvance d'Aristote, de sa "mise-en-intrigue", que le projet pourra s'élaborer :"la production d'un récit, en tant que mise en forme de son histoire, et l'analyse dans ce récit des représentations associées aux évènements qui ont fait cette histoire, rendent possible la problématisation de l'expérience et, partant, l'ouverture d'un questionnement susceptible d'engager le sujet dans un projet de lui-même qui soit création" 1100 . En effet, la caractéristique majeure de l'acte de faire-récit, est cette "mise-en-intrigue", qui "consiste principalement dans la sélection et dans l'arrangement des évènements et des actions racontées, qui font de la fable une histoire “complète et entière, ayant commencement, milieu et fin ... L'intrigue est l'ensemble des combinaisons par lesquelles des évènements sont transformés en histoire ou — corrélativement — une histoire est tirée d'évènements. L'intrigue est le médiateur entre l'évènement et l'histoire. Ce qui signifie que rien n'est évènement qui ne contribue à la progression d'une histoire. Un évènement n'est pas seulement une occurrence, quelque chose qui arrive, mais une composante narrative" 1101 .

Cette conception nous intéresse parce qu'elle élargit le concept d'évènement, constitué non seulement de ce qui arrive de l'extérieur mais aussi des actes posés dans le passé qui, dans la narration, le deviennent. L'autobiographie raisonnée consiste à évoquer et consigner des faits et des actions, qui, par la narration, deviennent évènements de la vie, dont on fait ainsi mémoire.

Daniel Sibony s'inscrit dans cette perspective phénoménologique, en définissant le concept d'évènement comme "cette explosion de «temps» qui nous arrive comme autre ; mais on la reconnaît - en partie - car on a en soi les traces qu'il faut pour la marquer, la remarquer ; c'est à la fois étranger et familier, c'est extérieur et nous y sommes déjà présents. L'évènement est une coupure dans l'espace-temps, une incision dans ce bloc jusque-là muet, massif, indistinct. C'est dire que notre rapport avec ce trait de l'évènement est un effet de contact, de bord, de frontière - parfois réduite à un point, un détail, mais dont l'acuité nous ouvre l'accès à tout l'évènement où nous voyons avec surprise que nous étions déjà pris, cernés, concernés ; ou enveloppés - d'où l'importance d'ouvrir la "lettre" qui le signifie" 1102 . L'événement, retenu dans la mémoire, participe à la mise en intrigue qui permet la compréhension. Si dans la pratique thérapeutique, celui-ci est détaillé, c'est-à-dire pris "par le détail qui déborde" — car "le détail est le résidu qui subsiste à l'oubli" ; il parle en même temps à nos sens et à nos mémoires, aux perceptions et à l'intellect" 1103 —, dans l'entretien d'orientation, il sera simplement consigné, répertorié, encadré dans la vision générale ou plan-masse, pour utiliser une image architecturale, d'un parcours de vie, de manière à percevoir un sens, une cohérence, au travers des différentes initiatives et péripéties constituant la mise en intrigue.

Le choix de Desroche d'inscrire la bioscopie dans une dimension temporelle chronologique permet d'éviter les débordements de détails, utiles au travail thérapeutique, mais inappropriés dans celui de l'élaboration de projet. La bioscopie desrochienne, comme la conduite de l'entretien d'orientation, participerait donc à la mise en intrigue du récit biographique, c'est-à-dire à la compréhension mutuelle de l'histoire de la personne, en présélectionnant un cadre d'évènements en fonction des finalités de ce processus.

À ceux qui dénigrent les fondements épistémologiques des pratiques d'histoire de vie et opposent les concepts, celui plus objectif et à valeur scientifique d'histoire, et celui de récit, plus subjectif, Ricœur répond qu'ils ont une "notion naïve du récit, comme suite décousue d'évènements", méconnaissant l'intelligibilité fondamentale du récit, qui instaure "une distance entre lui-même et l'expérience vive" 1104 . Si l'histoire, en tant que science humaine, "combine la cohérence narrative et la conformité aux documents" 1105 , le récit biographique n'a pas tant une visée scientifique et objective de recherche de vérité, dans le sens d'une explication, qu'une visée de compréhension de soi, en confrontant la fiction de son histoire à l'entendement de l'autre. L'acte de compréhension correspond "à la compétence à suivre une histoire" 1106 . L'explication, conçue "comme une combinatoire de signes, donc comme une sémiotique", n'est surtout pas première ; elle peut s'édifier sur la base de la compréhension, mais ce qui est essentiel reste la mise en mouvement intérieur de la personne afin d'aborder un changement de direction dans sa vie. Ricœur affirme ainsi "la condition originairement langagière de toute expérience humaine", c'est-à-dire que la compréhension passe par la parole au travers de laquelle "la perception est dite, le désir est dit" 1107 . On pourrait ajouter la médiation de la présence écoutante et compréhensive de l'autre qui fait signe, qui signifie, tout en ayant conscience "des limites du dialogue face à face" 1108 , dont l'intersubjectivité est objet d'interférences et de brouillages. Si dans la cure psychanalytique, fondée sur la résurgence à partir de l'inconscient du désir existentiel, l'expérience émotionnelle est "portée à la clarté du langage et révélée à son propre sens à la faveur de l'accès du désir à la sphère du langage" 1109 , un parallèle peut être envisagé avec la pratique de l'histoire de vie en orientation, qui, en se limitant à la pensée consciente, favorise l'expression du désir par la compréhension de soi et de son parcours de vie, préalable à toute élaboration de projet.

La force de l’inspiration desrochienne est d’avoir su mettre en lien, dans une relation interpersonnelle, l’évocation du passé, réanimé dans un acte de mémorial, avec l’élaboration d’un projet ancré sur le présent et ouvert sur l ‘avenir. À travers un passé redevenu vivant et présent, la personne prend conscience de ses capacités effectives ou en devenir, et peut ainsi se libérer d’une image souvent négative et vaine d’elle-même. Cette émergence des potentialités enfouies qu’elle redécouvre dans une expérience existentielle d’elle-même, ouvre des perspectives nouvelles, très différentes de l’avenir imaginé ou rêvé. Cette catharsis douce permet justement de se dégager du projet rêvé, car elle situe la personne dans sa réalité, ici et maintenant, dans une représentation positive d’elle-même. À l’image des grands sportifs capables d’anticiper le chemin de la victoire, dans une présence à eux-mêmes, c’est-à-dire ayant conscientisé par avance les étapes et les éventuelles difficultés. La mise en mouvement et la mobilisation d’une personne autour d’un projet n’est pas autre chose que la vérification « hic et nunc » d’un avenir devenu possible, avec toute la saveur liée au possible franchissement de l’obstacle. La praxis desrochienne de l'histoire de vie prend force épistémologique, dans la mesure où elle vise à donner une image identitaire reconstruite et nourrie de l'action passée. Nous avons vu comment Paul Ricœur a conceptualisé, avec la notion d'identité narrative, ce parcours du souvenir qui consiste à révéler les personnes à elles-mêmes, en les mettant en capacité de construire leur histoire et d'en trouver le sens, et, de cette façon, à les insérer dans l'histoire collective. Il nous reste maintenant à confronter l'analyse de cette relation interpersonnelle telle qu'elle a été "pratiquée", et que nous l'avons recueillie au cours des interviews, avec les réflexions d'auteurs, que l'on peut considérer comme des penseurs et des philosophes de la relation. Nous le ferons en suivant notre "fil desrochien", autour de la maïeutique du trajet, en référence à cette pensée-action, qui a inspiré le réseau des MIFE.

Notes
1090.

Gaston PINEAU, Temps et contre-temps en formation permanente, Paris, Editions Universitaires, UNMFREO, Altérologie/Mesonance, 1986, p.123.

1091.

Léa, dans son interview-entretien, exprime exactement ce point de vue, au travers des "pièces du patchwork" de sa vie.

1092.

Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Ed. du Seuil, tome 3, "Le temps raconté", 1985, p.349.

1093.

Catherine PORTEVIN, Etienne GRUILLOT (entretien avec Paul Ricœur), "Paul Ricœur", Télérama, n°2503, 31/12/97, p. 9.

1094.

Olivier MONGIN, "Face à l'éclipse du récit", in Esprit, La passion des idées, 8-9, numéro spécial Août-septembre 1986, p. 226.

1095.

Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Ed. du Seuil, tome 3, "Le temps raconté", 1985, p.355.

1096.

Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Ed. du Seuil, tome 3, "Le temps raconté", 1985, p.356.

1097.

Paul RICŒUR, Op. cit., p.228.

1098.

Olivier MONGIN, "Face à l'éclipse du récit", in Esprit, La passion des idées, 8-9, numéro spécial Août-septembre 1986, pp. 214-226.

1099.

Olivier MONGIN, Art. cit., p. 225.

1100.

Guy de VILLERS, "L'expérience en formation d'adultes", in B.COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle des adultes, Paris, La documentation française, 1991, p. 20.

1101.

Paul RICŒUR, "Ce qui me préoccupe depuis trente ans", in Esprit, La passion des idées, 8-9, numéro spécial Août-septembre 1986, p. 229.

1102.

Daniel SIBONY,"Le geste d'apprendre", in Du vécu et de l'invivable-Psychopathologie du quotidien, Paris, Albin Michel, 1991, pp.63-67.

1103.

Daniel SIBONY, Ibid.

1104.

Paul RICŒUR, Op. cit., p. 230.

1105.

I dem, p. 232.

1106.

I dem, p. 233.

1107.

I dem, p. 240.

1108.

I dem, p. 241.

I dem, p. 240.

1109.