2.1.1. Approches psychologiques de la relation à l'autre  : Alter ego et extériorité

Lorsqu'on aborde les notions de relation et d'interrelation, on est tenté de se pencher du côté des théoriciens de la nouvelle communication, fondateurs de l'analyse systémique qui préconisent une "conception organismique de l'être humain comme système vivant en échange perpétuel avec l'environnement" 1114 . Paul Watzlawick, l'un des célèbres représentants de ce courant de pensée contemporaine présente ainsi cette conception de la communication interpersonnelle : "l'interaction humaine ne se développe pas par hasard. En effet, à mesure qu'une relation se développe, elle se structure de plus en plus ; cela signifie que, dans le plus grand nombre de comportements possibles certains deviennent plus fréquents (et dès lors prévisibles) alors que d'autres ne sont jamais utilisés. D'un point de vue heuristique, il est utile de considérer les systèmes humains (et certainement aussi animaux) comme gouvernés par des règles. Dans cette perspective, il importe aucunement de savoir comment, quand, pourquoi et par qui l'une quelconque de ces règles hypothétiques fut introduite. Ce qui importe, c'est de voir que le système tourne comme s'il était contrôlé par de telles règles (ou régularités), et comme si toute violation d'une règle appelait certaines contre-mesures pour rétablir la stabilité du système" 1115 . Tout en reconnaissant l'apport d'une conception plus globale de la communication interpersonnelle, qui a enrichi les recherches dans de nombreux domaines de la psychosociologie, nous ne pouvons cependant souscrire à cette vision, qui se traduit dans l'observation des phénomènes humains par une orientation comportementaliste et fonctionnaliste, ayant tendance à éliminer la personne au profit du système.

Avec Jean Guillaumin, nous avons trouvé une analyse un peu plus satisfaisante du phénomène d'interrelation qui se joue dans la relation d'orientation. En effet, même si l'entretien d'orientation est foncièrement différent de l'examen psychologique, ce psychanalyste a approché la dynamique de l'examen psychologique dans une perspective de relation duelle et c'est dans ce regard neuf que nous avons trouvé quelques références. S'il a défini l'examen psychologique comme "l'observation d'un sujet par un sujet", il a mis l'accent sur "la rencontre sur un thème organisé et prévu" 1116 . Enfin, dans sa synthèse, il s'appuie sur la notion de la réciprocité du social et de l'individu développée par Lewin et pose l'hypothèse d'une "subjectivité individuelle fondant la relation duelle", qu'il définit selon une double exigence d'extériorité et d'alter ego : "le sujet doit constituer son partenaire, réel ou idéal, comme un être extérieur et autonome ; il doit aussi le constituer comme son homologue lié à lui par une forme de similitude ou d'analogie" 1117 .

L'extériorité est ainsi établie comme un jugement,  une » assignation » d'existence de l'autre : " Le sujet y affirme l'existence définie et discrète, c’est-à-dire distincte de la sienne telle qu'il l'éprouve culturellement, d'un autre être, ou d'une autre réalité qui peut faire pour lui fonction de partenaire. Un tel jugement est sans doute en sa forme un acte intellectuel. Mais la plupart du temps, il échappe à la réflexion et s'appuie sur des motivations extrêmement profondes, liées aux besoins élémentaires de la vie et de l'action. Il prend en fait le caractère d'un sentiment (au double sens émotionnel et judicatoire du terme) immédiat et implicite de la réalité et de l'extériorité par rapport au moi, de l'objet ou de l'autrui-partenaire" 1118 . Selon l'auteur, la relation duelle ne peut exister sans ce phénomène d'extériorité, qui fait « ex-ister » l’autre, dans le sens d’une sortie de soi : "qu'on ôte en effet, par la pensée, cette attention particulière à autrui comme autre que soi et comme source autonome et par conséquent déconcertante de conduites, le couple ne peut naître ou, s'il était constitué, il s'effondre. Autrui comme agrégat de qualités mécaniquement déterminées et exactement répertoriées ne m'est pas un partenaire mais seulement (en un sens qui est ici banal et non freudien) un objet" 1119 .

Le concept d'alter ego constitue également la relation duelle : « le partenaire possède une ressemblance générale et à la fois essentielle avec le sujet. Il lui ressemble en ceci précisément qu'il est sujet aussi, et sujet de la même manière, c'est-à-dire sujet vivant et humain, doté comme lui d'autonomie et de dynamisme personnel" 1120 . Pour Jean Guillaumin, toute relation duelle authentique ne peut avoir lieu sans ces deux conditions d'apparence contradictoires et cependant indissociables : l'autre est perçu, en même temps, comme différent de moi et mon semblable. Si nous rapportons cette définition à la situation d'entretien, nous constatons que la perception de l'extériorité de l'autre est la plus immédiate, surtout lorsque la personne consultante présente des caractéristiques sociales, culturelles différentes du milieu du conseiller. De plus, dans une situation de face à face, il n'est pas toujours facile de dépasser les rôles bien établis (conseiller/consultant) et de considérer l'autre comme un autre soi-même. Mais l'enjeu de l'entretien pour le conseiller se situe dans la profondeur du jugement de l'existence de l'autre, indépendant de lui mais en même temps proche.

La relation duelle authentique suppose d'être en capacité de s'engager plus loin dans le mouvement vers l'autre et donc d'être situé par rapport à soi-même. C'est un mouvement permanent d'équilibre comportant le risque de tomber dans trop d'extériorité et ainsi d'être distant, ou dans trop de proximité et de fusionner avec l'autre et, dans les deux cas d'échouer dans la relation. De plus, l'auteur reconnaît quetoute relation duelle est une dialectique d'objectivation et de subjectivation, impliquant un autre type d'équilibre à assurer.

Nous ne pouvons éviter de revenir à Carl Rogers, qui a clarifié la relation d’aide, comme une "relation permissive, structurée de manière précise, qui permet au client d'acquérir une compréhension de lui-même à un degré qui le rende capable de progresser à la lumière de sa nouvelle orientation" 1121 . Le modèle mis en œuvre par Rogers, dont la finalité reste d'abord thérapeutique, "consiste à libérer (l'individu) pour qu'il puisse achever sa maturation et son développement normaux, à retirer des obstacles pour qu'il puisse reprendre sa marche en avant" 1122 . Son originalité réside aussi dans l'accent qu’il met sur l'élément vécu et sur la situation actuelle que sur le passé et dans cette définition d’"une expérience de maturation 1123 , c'est-à-dire d'auto-développement. Cependant, en étant centrée sur l'aidé, la théorie rogérienne n'englobe pas non plus l'ensemble de la relation en tant que phénomène interpersonnel, et il nous faut visiter d'autres terres conceptuelles.

En effet, il s’avère que pour accéder à une compréhension et une théorisation satisfaisantes et opérantes, ces psychologues ont débordé sur le terrain de la philosophie utilisant, notamment, les concepts d'être, d'existence et de liberté. Cela nous conforte dans l’idée que le simple regard psychologique, plus à même de capter le comportement de l'individu, semble insuffisant pour approcher la réalité de l'interrelation que représente l'entretien d'orientation. Jacques Lacan, qui, parmi les psychanalystes, a le plus eu recours aux concepts philosophiques 1124  , fait bien sentir la nécessité de ce lien :"La question du sujet ne se réfère nullement à ce qui peut résulter de tel sevrage, abandon, manque vital d'amour ou d'affection, elle concerne son histoire en tant qu'il la méconnaît, et c'est là ce qu'il exprime bien malgré lui à travers sa conduite, pour autant qu'il cherche obscurément à se reconnaître. Sa vie est orientée par une problématique qui n'est pas celle de son vécu, mais celle de son destin, à savoir - qu'est-ce que son histoire signifie" 1125 .

Si la vision de l'homme sous-jacente aux orientations théoriques de la psychologie humaniste, représentée par Rogers, et à celles de la philosophie existentielle, comme le personnalisme, semble être la même, c'est la question des finalités et du sens qui nous fait adopter le regard philosophique : "qu'elles l'acceptent ou non, les sciences de l'homme ont un jour besoin de plus profond, de plus humble, de plus gratuit qu'elles : la philosophie. Au moment d'arriver à l'ineffable, elles essaient interprétations, théories ou systèmes ne serait-ce que pour se situer l'une par rapport à l'autre et essayer de dire ce qui leur échappe du mystère de l'homme" 1126 .

Notes
1114.

Simone CLAPIER VALLADON, Les théories de la personnalité, Paris, PUF, collection Que sais-je, 1986, p.114.

1115.

Paul WATZLAWICK, Structure de la communication psychotique in La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Wonkin, Paris, Seuil, 1981, p.250.

1116.

Jean GUILLAUMIN, La dynamique de l’examen psychologique, Paris, Dunod, 1983, p.28.

1117.

Jean GUILLAUMIN, Op. cit., p.230.

1118.

Jean GUILLAUMIN, Op. cit., p.233.

1119.

Jean GUILLAUMIN, Op cit. , pp.242-243.

1120.

Jean GUILLAUMIN, Op cit. , p.241.

1121.

Carl ROGERS, La relation d’aide et la psychothérapie, Paris, ESF, 1973, tome 1, p.33.

1122.

Carl ROGERS, Op. cit. , p. 43.

1123.

Carl ROGERS, Op. cit. , pp. 43-44.

1124.

cf André JACOB (dirigé par), Encyclopédie philosophique universelle, L'univers philosophique, Paris, PUF, 1989, pp.879-885. Dans un article récent sur la "genèse et la signification de la psychologie", l'auteur souligne de cette manière le lien entre psychologie et philosophie : "Le psychologue clinicien, surtout s'il est imprégné de psychanalyse, sait bien lui, que ce qui est en jeu dans la névrose, ce sont les grandes questions (l'amour, la mort, la vie) qui étaient jadis l'objet de la philosophie et il ne prétend nullement s'y dérober. Mais il se borne à constater que la psychologie clinique, ou la psychanalyse, ont désormais pris en charge bien des questions et bien des tâches qui relevaient jadis de la théologie ou de la philosophie... Ainsi la psychologie est une discipline de notre temps. Elle n'est pas une branche de la philosophie ayant toujours plus ou moins existé comme telle. Mais elle n'est pas non plus une science parmi les autres, science que l'on pourrait cultiver sans se soucier de ses origines et de sa raison d'être. L'apparition du mot  « psycholognie » dans l'usage savant au XVIème siècle n'est peut-être qu'un accident. Mais on notera tout de même la coïncidence avec un certain mouvement de la société occidentale. Le projet psychologique consiste bien, d'une certaine manière, à récupérer « en l'homme » ce qui jadis lui venait de la transcendance."

1125.

Jacques LACAN, Le séminaire II, Op cit, p. 58.

1126.

Bernard BRO, La beauté sauvera le monde, Paris, Le Cerf, 1990, p. 388.