2.1.2. Le "Je" et le "Tu" : Un regard philosophique sur la relation duelle

On peut trouver dans le courant phénoménologique une problématique philosophique susceptible d'éclairer notre vision de la relation d'orientation. Depuis quelques années, on assiste à un retour en force de la phénoménologie qui semble "assumer en notre siècle le rôle même de la philosophie" 1127 . Ce courant inauguré par Husserl pourrait être défini comme une philosophie de la perception et de la conscience qui privilégie l'existant : "la phénoménologie contemporaine est illustrée par des grands maîtres, Husserl, Heidegger et dans une moindre mesure, Sartre, Merleau-Ponty, en France. Tous ont en commun cette exigence de questionner ce qui se passe pour l'homme d'être doué de conscience et pour le monde, les choses et les objets, de recevoir signification de cette conscience " 1128 . Et pour Heidegger, philosophe de l'être, c'est ce concept d'existence (dasein, "l'être là" ou la présence) qui caractérise l'homme. À la connaissance, il s'agit de privilégier l'expérience d'être, expérience existentielle dans laquelle l'homme est situé, dans une double dimension de temps et d'espace, de "l'ici et maintenant".

La phénoménologie a privilégié le concept de rencontre, soulignant la dimension d'immédiateté de la relation duelle : "il n'y a pas de conscience solitaire ni transcendante car exister c'est être d'emblée en communication avec les autres êtres. Il ne saurait s'agir ici de la communication au sens moderne de média et de langage mais d'une dimension originaire de l'être qui existe avec les autres qui ne sont pas seulement les autres personnes mais tout ce qui existe. Le terme "rencontre" exprime mieux que ceux de relation ou de communication la valeur existentielle des autres qui constituent notre être-avec" 1129 . Ce courant semble avoir préparé le retour vers des approches globales de la personne car il souligne le caractère indissociable de la philosophie et de la psychologie, et critique toutes les tendances scientifiques qui objectiveraient l'homme et son rapport au monde. Dans ce courant, il y a primat du "comprendre" sur "l'expliquer".

Si la phénoménologie a mis en exergue le concept de rencontre, Martin Buber, qui s’y est nourri, peut être considéré comme le philosophe de la relation duelle. C'est ainsi que Gaston Bachelard souligne le regard neuf que, dès 1923, il a jeté sur cet entre-deux de la rencontre qui dit l'homme : "Ce n'est donc pas du côté des centres je et tu qu'il faudra chercher une science ontologique de l'être humain, c'est dans le lien du je-tu, sur l'axe du je-tu qu'on découvre les véritables caractères de l'homme. Il y a là une sorte d'ontologisme réciproque qui transcende le substantialisme du moi, qui fait du tu, en quelque manière l'attribut le plus prochain, le plus fondamental du je ... Prise ainsi à sa naissance métapsychologique, la méditation du tu doit jeter une vive lumière sur la psychologie et sur la morale" 1130 .

Martin Buber a mis en exergue, sous une forme originale et expressive au moyen de tournures grammaticales particulières, les deux concepts constitutifs de la relation, le "je-tu" et le "je-cela". Le "je-tu", addition de deux pronoms personnels souligne la relation de face à face et de réciprocité entre deux personnes ; le "je-cela", composé d'un pronom personnel et d'un pronom démonstratif illustre plutôt une relation plus extérieure d'observation. Ce philosophe juif d'origine autrichienne, qui dès 1938 émigra en Israël, postule que "le monde est double pour l'homme car l'attitude de l'homme est double en vertu de la dualité des mots fondamentaux, des mots principes qu'il est apte à prononcer. Les bases du langage sont des couples de mots, le couple je-tu et le couple je-cela... Le monde en tant qu'expérience relève du mot fondamental je-cela. Le mot fondamental je-tu fonde le monde de la relation" 1131 . Et, dans un ouvrage plus tardif, il précise la hiérarchie entre les termes : "lorsque nous passons de la relation je-tu à la relation je-cela, il ne faut pas croire que notre je reste le même. Le je qui considère et traite autrui comme un objet de contemplation et de réflexion, celui qui utilise l'autre ou même qui lui marque une certaine sollicitude et lui prodigue des encouragements, ce je est radicalement différent de celui avec lequel nous nous présentons en face d'un autre individu avec toute l'intégrité de notre être, pour établir avec lui une relation où il en va de notre être. Celui qui se reconnaît dans ces deux sujets - et c'est le propre de la vie humaine que d'être toujours renvoyé de l'un à l'autre - celui-là sait de quoi je parle. Il s'agit seulement de savoir lequel des deux est le maître d'œuvre et lequel est son aide" 1132 .

Dans son analyse effectuée au lendemain de la seconde guerre mondiale, Buber est convaincu que c'est la relation "je-cela" qui gouverne notre monde contemporain. La relation "je-tu" serait d'ordre existentiel, alors que le "je-cela" serait expérientiel ; les deux sont complémentaires et indissociables. Mais Martin Buber affirme la suprématie de la première, de par sa finalité : "l'homme devient un je au contact du tu. Le partenaire paraît et s'efface, les phénomènes de relation se condensent ou se dissipent et c'est dans cette alternance que s'éclaircit et croît de proche en proche la conscience du partenaire qui demeure, la conscience du je" 1133 . Le refus de la relation à l'autre est exprimé de cette manière : "quand il oublie de faire agir et de réaliser son tu spontané au contact du tu qu'il rencontre, son tu s'introvertit ...ce qui se produit est un tête à tête avec soi-même qui ne peut être une relation, ni une présence, ni une réciprocité féconde mais une division interne" 1134 . Si l'on pousse ce raisonnement, l'attitude de non relation à l'autre serait une attitude non ou infra-humaine, puisque ce serait refuser l'autre en tant qu’existant. La personne reçoit dans la rencontre, elle reçoit la présence de l'autre et donne sa présence, pour un accroissement d'elle-même et de sa liberté. Elle ne serait vraiment elle-même que dans une relation de type "Je-Tu", qui lui permet d'aborder cet autre, c'est-à-dire de connaître quelque chose de lui :"lorsque suivant un chemin, nous rencontrons un autre homme qui venait à notre rencontre, suivant aussi son chemin, nous ne connaissons que notre partie du chemin non la sienne; nous ne connaissons sa partie du chemin que dans la rencontre" 1135 .

La perspective de Martin Buber pourrait être transposée dans la relation vécue au cours de la rencontre d'orientation. En effet, comme nous l'avons déjà mentionné à propos de la théorie de Jean Guillaumin, là encore, il nous est proposé un dépassement et un approfondissement du phénomène d'interrelation. On pourrait dire que le modèle "je-cela" relèverait de la connaissance de l'autre au sens de l'acquisition d'un savoir sur l'autre, du rassemblement d'un certain nombre d'éléments permettant une appréciation, un diagnostic de la personne, qui bien qu’utile, semble insuffisant pour traduire et exprimer l'ensemble du processus inter-relationnel. Ce n'est pas parce que le conseiller a pu entendre et saisir l'histoire de vie de la personne, en terme de mise en forme d'un cursus que le sens jaillira, telle une lumière. L'émergence du sens, fondement préalable de toute action durable de changement, sera donnée dans le secret et la transcendance de la relation "je-tu" qui ne fait que transparaître, et qui passe par l'être.

Il y a là connaissance mutuelle, mais au sens de "naître avec" (cum nascere) et la connaissance de l'un passe par la reconnaissance de l'autre, dans un regard qui voit l'autre au-delà d'une réalité donnée et contingente. La théorie de Martin Buber nous invite à accepter la dimension mystérieuse, parce qu'empreinte d'un dépassement d'elle-même, de toute pratique d'entretien de face à face, pour laquelle un des rares éléments de réponse face à l'inexplicable et à l'inexprimable pourrait être une attitude de respect et d'humilité.

Notes
1127.

Roger-Pol DROIT, "Les paradoxes de Jean-Luc Marion", in Le Monde, 12-07-1991, p.24

1128.

Michel RICHARD, La pensée contemporaine, Les grands courants, Lyon, Chronique sociale, 3ème éd., 1986, p.153.

1129.

Michel RICHARD, Les courants de la psychologie, Lyon, Chronique Sociale, 1990, p.33.

1130.

Gaston BACHELARD, Préface du livre de Martin BUBER, Je et Tu, Paris, Aubier, 1938, p.9-10.

1131.

Martin BUBER, Op. cit., p.19-23. Nous pouvons faire un rapprochement avec les dimensions psychologiques "d'alter ego" et "d'extériorité" de la relation duelle élaborées par Jean Guillaumin.

1132.

Martin BUBER, Eclipse de Dieu, Paris, Nouvelle Cité, collection Rencontres, 1987, p.119.

1133.

Martin BUBER, Je et Tu, Op. cit., p. 52.

1134.

Martin BUBER,Op. cit., pp. 106-107. D'abord disciple de Heidegger, dès 1938, Buber, à l'instar de Lévinas, s'est éloigné de cette conception abstraite de l'être-homme, jeté dans l'existence, certes en vue d'une liberté mais aussi dans un repliement sur lui-même, une solitude et un désengagement vis-à-vis de l'autre. Selon Buber, le "Da-sein" de Heidegger serait "monologique", ne laissant aucune place au dialogue. Il a exprimé sa critique dans un ouvrage publié en en hébreu en 1942, qui n’a été traduit en français qu'en 1962, sous le titre Le problème de l'homme; Paris, Aubier. W.H. Van De Pol souligne également l'absence de référence à l'éthique chez Heidegger qui "ne parle pas de la conscience comme sentiment éthique propre à l'homme en tant qu'homme". Ce philosophe et théologien hollandais, dont l'ouvrage a fait grand bruit dans les milieux chrétiens des années 60, pointe également une critique sur Jean Paul Sartre, disciple de Heidegger, qui, face à cette tragédie d'une existence dépourvue de sens, a développé l'idée du sursaut de l'homme dans sa liberté d'être, sans cesse à inventer. Seule la liberté donne des raisons d'agir et de créer et est la seule capable de sortir de l'absurdité du monde et Sartre a promu le thème de l'engagement qui révèle la liberté en situation. Mais il a développé aussi l'idée que dans la relation à l'autre, l'homme risque toujours de s'aliéner, que "l'enfer c'est les autres" et qu'il est donc impossible de rencontrer l'autre, ce qui conduit à une solitude sans espoir de l'homme. Cf.W.H. VAN DE POL, La fin du christianisme conventionnel, Paris, Le Centurion, 1968, pp. 245-261.

1135.

Martin BUBER,Op. cit., p. 114.