Si le visage est souvent plus immédiat dans la rencontre, le regard qui lui donne vie, semble le plus déterminant et « parlant ».
Le regard
Instrument, passage obligé de la rencontre, il en constitue immédiatement le creuset. C'est en visitant Sartre, Lacan et Lévinas, que nous tenterons de l'appréhender en tant que concept.
Tout d'abord, nous dégagerons deux dimensions du regard : le regard que je porte sur autrui, "le regard-regardant" et le regard qu'autrui porte sur moi "le regard-regardé", selon Jean Paul Sartre, qui s'est intéressé plus particulièrement au regard d'autrui, qui neutralise, masque les yeux, "qui est pur renvoi à moi-même" 1137 . Il peut paraître curieux d'ailleurs que les seuls exemples choisis par Sartre pour étayer sa réflexion, soient des situations où la personne est surprise, prise comme en flagrant délit par un regard qui vient mettre en danger sa liberté, le remplir de honte et le rendre "esclave" :"être vu me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n'est pas ma liberté" 1138 . C'est ce qui fait dire à Lacan, que l'expérience du regard présentée par Sartre n'est pas l'expérience fondamentale du regard, car si celui-ci est bien présence d'autrui, cette présence ne se situe pas "dans le rapport de sujet à sujet" 1139 , ou, pour revenir à Buber, dans celui, plus égal du « Je et du Tu ».
Néanmoins, l'intérêt de l'analyse sartrienne est d'avoir perçu que "dans le phénomène du regard, autrui est, par principe, ce qui ne peut être objet" 1140 , et que c'est pour nous en défendre que nous objectivons l'autre. Enfin, nous rejoignons sa problématique phénoménologique et existentielle : "chaque regard nous fait éprouver concrètement — et dans la certitude indubitable du cogito — que nous existons pour tous les hommes vivants, c'est-à-dire qu'il y a (des) consciences pour qui j'existe" 1141 . L’expérience ou le goût de l’existence peuvent alors être perçus de manière très différente, voire opposée.
Dans une perspective psychanalytique, Jacques Lacan, qui s'appuie sur la phénoménologie et plus particulièrement sur la pensée de Maurice Merleau-Ponty 1142 , a élaboré une théorie clinique de l’inconscient du regard, mettant en exergue la pulsion scopique, pulsion autonome et spécifique qui a le regard pour objet, à la différence et en complément de Freud qui traite de façon plus succincte de la pulsion de voir. Le regard n'est plus seulement un moyen de percevoir le monde, de le capter et de le dominer, mais, "du fait qu'il y a déjà dans le monde quelque chose qui regarde avant qu'il y ait une vue pour le voir" 1143 , il peut être tout autre chose, "envers de la conscience" 1144 , regard de nuit des mystiques, regard-symptôme dans l'hystérie, le voyeurisme ou l'exhibitionnisme, où comme le dit Paul Laurent Assoun, il y a dysfonctionnement d'avoir vu du "trop" dans l'autre :"La question de l'inconscient permet de relancer la question de la perception. Le regard se joue à la fois au dedans (mon propre regard) et au dehors (le regard de l'autre sur moi). L'objet du regard est promu comme une version éminente de l'objet «a» 1145 , avec en corollaire la jouissance qui est un moyen de gérer le rapport à l'objet, et dans la mesure où « l'autre que je convoite, je ne peux pas me contenter de le voir, je le regarde », le regard renvoie nécessairement à l'autre, dans une double problématique, imaginaire et symbolique" 1146 .
Que ce soit en termes d'image, de l'autre ou de soi (dans la scène du miroir par exemple) et/ou de projection, avec l'angoisse de castration induite, "dans un regard, il y a de l'autre qui s'incarne". En redéfinissant l'expérience pulsionnelle du regard, Lacan souligne, à sa manière, la fonction essentielle de l'altérité. Cependant, il ne s'intéresse pas à l'échange de deux regards, dans lequel il ne voit que de l'illusion, car pour lui, "le plan de la réciprocité du regard et du regardé est, plus que tout autre, propice, pour le sujet à l'alibi" 1147 . Sa théorie du regard se développe dans le rapport d'une personne à un objet, un tableau, qui n'en reste pas moins "un rapport de leurre" :"Le sujet se présente comme autre qu'il n'est, et ce qu'on lui donne à voir n'est pas ce qu'il veut voir" 1148 .
On peut souligner de façon quelque peu schématique que la phénoménologie de Sartre renvoie à un être-regardé, atteint, objectivé par le regard d'autrui et la théorie de Lacan évoque un être-regardant, enfermé dans la jouissance de cet objet du regard qu'il reporte sur l'autre. Toutefois, ces approches phénoménologiques et psychanalytiques, restent quelque peu contextualisées, et ne rendent pas encore tout à fait compte de la dimension relationnelle, d'échange, de simultanéité que nous pressentons de ce phénomène du regard échangé dans la relation de face à face en orientation.
Le regard est la porte des sentiments, que nous manifestons consciemment ou inconsciemment. S'il peut être jugeant, inquisiteur et froid, nous prenant en flagrant délit de culpabilité, il peut être accueillant, aimant, nous enveloppant de chaleur ; il nous fait alors exister avec force et vigueur, et balaie les peurs. Lévinas l'a bien souligné, ce sont les yeux qui animent le visage, qui, caché sous des lunettes noires, devient un masque muet et ne parle plus ; et lorsqu'on dit d'un visage qu'il est «fermé», c'est que les traits se sont durcis mais c'est surtout que le regard ne se pose pas, glisse sur les choses ou alors se fixe ailleurs pour ne pas être surpris ni rencontré. Le regard fait surgir l'intérieur de la personne, l'invisible qui devient visible, certes sans que la personne y puisse quelque chose, sans qu'elle soit en capacité de contrôler ce qui se joue, jamais à l'abri d'une échappée de l'inconscient. Il est des regards qui nient et tuent, comme ce coup assassin porté par le regard d’un garde nazi sur Primo Lévi, alors déporté au camp d'Auschwitz, "regard échangé comme à travers la vitre d'un aquarium, entre deux êtres appartenant à deux mondes différents" 1149 , bien au delà de la relation ami/ennemi, pas simplement empreint d'une cruauté extrême, mais marqué par la rupture totale du lien humain : "Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement : “ce quelque chose que j'ai là devant moi appartient à une espèce qu'il importe sans doute de supprimer" 1150 . En revanche, il est des regards qui font vivre, comme le regard sur l'être aimé, enfin le regard sur celui ou celle qu'on attend et qu'on a de la joie à rencontrer, en prévision d'un partage, tout autant de regards de contemplation qui remercient de la présence de l'autre. Les réponses des personnes-témoins aux questions sur le regard, en soulignant notamment l'implication, la clarté, et l'encouragement, illustrent cet accueil et cette bienveillance qui transmettent à l'autre de la confiance et de la vie.
Enfin, Emmanuel Lévinas nous conduit à la radicalité de l'expérience éthique de la relation, car en nous mettant en rapport avec l'autre, le regard nous fait entrer dans celle de l'altérité et de son corollaire, la responsabilité : "Dès lors qu'autrui me regarde j'en suis responsable sans même avoir à prendre de responsabilité à son égard ; sa responsabilité m'incombe. C'est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais" 1151 . Il dépasse ainsi la dimension de perception du regard, qui est aussi moyen de saisie et de connaissance, pour ouvrir sur l'espace illimité du visage : "je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas" 1152 . Ainsi, le regard ouvre ou n'ouvre pas sur la relation, selon l'intention que l'on porte : "Les yeux d'autrui nous servent de miroir. Yeux de tendresse qui s'opposent au regard de haine ... Incessant balancement entre échange et accord, lutte et compétition. Entre bienveillance et discorde" 1153 . On ne peut que souligner l'opposition entre Sartre, pour qui le regard de l'autre, braqué sur moi, exclut la relation, est en quelque sorte assassin car il me transforme en objet regardé, en "être-objet", et Lévinas, pour qui le regard est comme "ruissellement de l'infini", appel à l'interdit du meurtre, me fait sujet et me conduit au dépassement de moi-même.
Le visage
Si nous nous tournons vers Emmanuel Lévinas, c'est parce qu'il a perçu et réfléchi avec le plus d'acuité cette dimension de transcendance, cette inexprimable altérité qui traverse toute relation de face à face. En essayant de suivre cette pensée complexe, qui peut paraître peu adéquate pour lire une pratique sociale, car le concept de visage chez Lévinas transcende largement l’analyse d’un phénomène, nous allons tenter d'approfondir cette expérience de la relation dans la rencontre du visage et du regard d'autrui, qui visent un dépassement de celle-ci. L'entretien de face à face qui est pratiqué en orientation place deux visages en face à face, de part et d'autre d'une table, à même hauteur, deux visages qui peuvent parfois se dévisager mais dont il serait préférable qu'ils « s'envisagent ». Des yeux qui se croisent impliquent une parole partagée, car il est impossible de rester longtemps l'un en face de l'autre dans un échange de regard sans engager une parole. On pourrait imaginer de rester l'un en face de l'autre sans se parler, à condition de laisser le regard «flotter» et se poser sur des objets autour 1154 . Mais l'attitude centrée sur l'autre que requiert l'entretien de face à face rend impossible de ne pas faire l'expérience de la rencontre du visage et par là même, de la relation et du dialogue : "Rencontrer le visage suppose le passage du dévisagement à l'envisagement" 1155 . En effet, la description du visage relève de la perception et de la connaissance, mais pas de la relation.
La rencontre du visage de l'autre est un phénomène si habituel, considéré comme si banal qu'il est peu réfléchi. Pourtant le visage dit l'insondable unicité de la personne :"Le visage unique de l'homme rappelle l'unicité de son histoire personnelle. Comme si la vie ne faisait que confirmer une impression initiale. Le visage est le chemin qui mène au cœur de l'homme ; il en traduit les méandres, même si au terme du regard, l'énigme n'en demeure pas moins suspendue. Il cristallise le sentiment d'identité de l'homme" 1156 . Pour David Le Breton, toutes les tentatives de vouloir déchiffrer cerner, pénétrer les secrets du visage par des techniques revendiquant un statut de scientificité comme la morphopsychologie, la physionomonie — qui manifestent le plus souvent un désir de pouvoir et d'emprise sur l'autre par la volonté d'appliquer à des traits physiques une explication psychologique — sont vouées à l'échec car le visage, certes composé de multiples traits et d'éléments physiologiques, quantifiables et analysables, est aussi le lieu de l'expressivité, des sentiments qui vont et qui viennent. De ce fait, il échappera toujours à toute classification car il révèle autre chose que la matérialité, la géométrie d'une forme : il dit l'intériorité, "l'insaisissable des relations humaines", car l'homme est toujours au-delà de toute définition.
De par son expressivité, le visage parle, il est parole et dit l'infini, selon Lévinas, premier à avoir donné une dimension philosophique, métaphysique et éthique, à cette partie du corps qui dit l'être : "Le visage n'est pas l'assemblage d'un nez, d'un front, d'yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d'un visage par la dimension nouvelle qu'il ouvre dans la perception d'un être. Par le visage, l'être n'est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main — il est ouvert, s'installe en profondeur et, dans cette ouverture, se présente en quelque manière personnellement. Le visage est un mode irréductible selon lequel l'être peut se présenter dans son identité" 1157 . Dans la relation de face à face, dès que, par notre regard, nous nous attachons à un trait du visage de l'autre, nous ne sommes plus dans la relation mais dans l'observation. Car le visage est expérience pure, "contact d'une réalité qui ne se coule en aucune idée a priori, qui les déborde toutes. Aucun mouvement de liberté ne saurait s'approprier le visage ni avoir l'air de le «constituer ». Le visage a déjà été là quand on l'anticipait ou le constituait — il y collaborait, il parlait" 1158 .
Jean Paul SARTRE, L'être et le néant, Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, NRF Librairie, 1943, nouvelle édition 1965, p. 316.
Jean Paul SARTRE, Idem, pp. 326-328
Jacques LACAN ,Le séminaire, Livre XI, Paris, Seuil, 1973, pp.78-80.
Jean Paul SARTRE, Op. cit., p. 327.
Jean Paul SARTRE, Op. cit., p. 341.
Dans son ouvrage inachevé "Le visible et l'invisible", où, fidèle à la réflexion phénoménologique, Merleau-Ponty traite de la perception du monde comme une expérience préalable à la pensée (à la différence de la tradition intellectualiste de la philosophie, illustrée par Descartes, qui insiste sur la dimension cognitive de la perception), où l'homme et sa conscience sont d'abord immergés dans le monde. Merleau-Ponty questionne les limites incertaines du visible et de l'invisible, où l'invisible se présente comme un horizon, qui n'est pas coupé du visible, mais forme avec lui comme des entrelacs. Cette théorisation, qui ne préconise pas de fusion, modifie considérablement, voire renverse le rapport de l'homme et du monde, du sujet et de l'objet : il ne peut plus y avoir maîtrise du sujet sur l'objet, de l'homme sur le monde, puisque le regard ne se pose plus sur le monde mais "habille les choses de sa chair". Cf. Maurice MERLEAU-PONTY, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964,p. 173.
Dans son affirmation du primat de l'intériorité et dans sa conception originale de la "conscience perceptive - à la fois sujet du monde et incorporé au monde", Merleau-Ponty ne semble pas si éloigné de Lévinas.
Cf. GERAETS Théodore F., Vers une nouvelle philosophie transcendantale, La genèse de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty jusqu'à la Phénoménologie de la perception, Préface par Emmanuel Lévinas, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. XI.
JacquesLACAN, Op. cit., p. 245.
Jacques LACAN, Op. cit., p.79.
Paul Laurent ASSOUN,Regard et jouissance chez Freud et chez Lacan, Séminaire 8 et 9 Mai 1993, Centre Thomas More, L'Arbresle.
Rappelons que «l'objet petit a» défini par Lacan est l'objet à jamais perdu, le manque, l'objet de la castration, "point de départ du désir toujours inassouvi", que la cure psychanalytique se propose de déplacer et de situer au niveau du désir de l'Autre.
Idem.
Jacques LACAN , Op. cit. , p. 74.
Idem., p. 97.
Primo LEVI,Si c'est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 113.
Primo LEVI, Ibid.
Emmanuel LÉVINAS, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p.92.
Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., pp. 79-80.
Jean Jacques BARRÈRE, Christian ROCHE, Miroir Ô Miroir, Se connaître, Paris Seuil, p.62.
À la différence de l'entretien de face à face, dans la cure psychanalytique, la position de l'analysant allongé sur un divan favorise la remontée de l'inconscient dans une parole qui sera entendue par le psychanalyste, placé derrière, dans une écoute «flottante» , mais elle évite ainsi le face à face des visages et le croisement des regards qui impliqueraient une parole orientée vers l'échange et le dialogue.
Fred POCHÉ, Penser avec Arendt et Lévinas, Op. cit., p.85.
David LE BRETON, "Note anthropologique sur la physiognomonie", in Le visage. Dans la clarté, le secret demeure , revue Autrement, Paris, Ed. Autrement, n° 148, Octobre 1994, p. 171.
E. LÉVINAS, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, Le livre de poche, 1995, p. 20.
E.LÉVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p.177.